Quelques grammes de métal

Écrit par : LIEBNITZ Sam (Et Sup, Lycée de Carnot, Dijon)

[…]
— Ils arrivent, a dit Jules. Ses yeux brillaient d’une joie féroce.

Ses yeux…

C’est en voyant ces yeux que j’ai compris que j’avais raté quelque chose. Ces yeux appellent la violence de tous leurs vœux, ils veulent la découvrir, la côtoyer. Mon fils brûle de se battre. Il réclame du sang, il est avide de combat, désireux de s’illustrer et de tuer.

— Je veux être le premier à en tuer un, murmure-t-il en frémissant d’excitation.

Je n’arrive pas déterminer à quel instant il a pu franchir la ligne qui sépare l’innocence des enfants de la rancœur et la colère de leurs parents. Je n’ai aucun souvenir de lui avoir inculqué un tel mépris de la vie. Mon fils. Si jeune. Pas encore un adulte, mais déjà coutumier de leur violence, de la haine qu’ils ne peuvent s’empêcher de véhiculer. J’ai du mal à détacher mes yeux de lui.

« S’il le faut, nous nous défendrons maison après maison. »

Qui sont-ils, du haut de leurs tours d’ivoire, pour décider ainsi de nos vies ? Par cette simple phrase, ils ont condamné des familles entières, tous ceux qui souhaitaient se rendre, fuir, ou encore attendre que la guerre cesse. Pas de prisonniers. Ce sont les ordres qu’ont reçu les soldats adverses. La peur des terroristes, des pièges et des embuscades. Pour se prémunir du risque, mieux valait tous les éliminer. Jusqu’au dernier. Les militaires laissent derrière eux des corps criblés de balles, et progressent immeuble par immeuble, appartement par appartement. Maison par maison.

Les cris se sont rapprochés, suffisamment pour que l’on puisse comprendre ce qu’ils se disent. Du français. Les militaires dehors parlent en français. La petite se lève de sa chaise, un grand sourire sur les lèvres. Immédiatement, je l’ai forcée à se rasseoir, un doigt sur ses lèvres. Je lui fais signe de ne pas faire de bruit. Chloé obéit sagement, avec tout le sérieux dont peut faire preuve un enfant.

L’armée du pays ayant été anéantie, les rares hommes encore en vie qui parlent français sont ceux qui ont fui pour échapper à l’horreur de la guerre et aux traumatismes qui l’accompagnent. Eux, et les traîtres. Si l’on exécute les prisonniers, il en est différemment de ceux qui ont choisi de collaborer. Ces hommes que l’on entend dehors, ce sont des français qui ont trahi leur camp. Je ne peux même pas leur en vouloir. Ils ne font qu’obéir à l’envahisseur pour survivre, quitte à traquer leurs anciens compatriotes. Si l’on m’avait proposé de me ranger du côté des vainqueurs, j’aurais sans doute fait la même chose. Je ne suis pas sûr que préserver ma fierté vaille la peine de mettre ma famille en danger. Mais voilà. Personne ne m’a rien proposé.

J’ai glissé l’un des chargeurs du fusil d’assaut dans ma poche arrière. L’autre attend d’être placé dans l’arme que je porte en bandoulière. Une balle brille en son sommet. Elle parait si petite, comparée à tout le mal qu’elle peut faire. Je la détaille d’un œil désabusé. Voilà ce qui tue des hommes. Quelques grammes de métal. La vie d’un homme tient à quelques grammes de métal. Je suis écœuré.

— Papa, je la jette maintenant ? Me demande Chloé d’une petite voix, agitant l’une des grenades qu’elle tient dans ses mains.

Quand je vois les mains de ma fille qui arrivent à peine à tenir les deux grenades qu’elle a réclamées, je ne peux m’empêcher de penser que je devrais les lui retirer. Elle ne saisit pas l’importance, le danger de ce qu’elle porte à bout de bras. Je lui fais signe de rester silencieuse. En face d’elle, je sens Jules bouillonner d’envie de descendre au bas de l’immeuble tirer l’intégralité de son chargeur dans la masse hurlante de ces soldats.
Dehors, les cris ont cessé. C’est plutôt un silence glaçant qui a envahi la rue. Je serais prêt à croire que les soldats ont continué leur chemin sans s’arrêter, mais j’entends des protestations étouffées en bas. Des bruits de coups remontent jusqu’à nos fenêtres. Un cri de douleur déchire alors le silence. Jules se lève de sa chaise, le visage défiguré par la colère. Le premier coup de feu nous surprend tous. Juliette retient un cri. Les larmes lui montent aux yeux.

— Arrêtez !

Je lève la tête. La voix est celle d’un tout jeune homme. L’on entend encore une rafale de détonations. Des bruits de corps qui s’effondrent.

— Arrêtez, ce sont juste des civils !

La main sur la crosse du fusil d’assaut, je tends l’oreille pour entendre plus distinctement les propos des soldats. Par le jour entre les volets, je les aperçois, de l’autre côté de la rue. Un groupe de cinq militaires. Un homme entre deux âges, le visage tuméfié, à terre contre le mur de l’immeuble d’en face. A ses pieds, les corps inertes d’une femme et de deux enfants. L’officier qui dirige l’escouade a saisi l’un de ses subordonnés par la veste et le maintien à son niveau, le visage à quelques centimètres à peine du sien. Son ton est sec, alors qu’il dresse un constat glaçant :

— Soldat, il n’y a pas de civils dans une guerre, crache-t-il dans un français approximatif, avec un fort accent étranger. Il y a des ennemis, des adversaires à la rigueur. Et des victimes, surtout. Nombreuses. Abattez cet homme, c’est un ordre.

Les soldats, là-dehors. Eux aussi doivent avoir des parents. Des parents qui s’inquiètent, qui ne comprennent pas pourquoi leurs fils brûlent de se battre. Eux aussi doivent vouloir rester en vie, comme nous. Eux aussi doivent avoir peur. Comme nous. Ce soldat est la preuve qu’il reste encore quelques scrupules chez ceux qui ont le pouvoir de tuer. On n’ôte pas une vie si facilement.

Exécution, soldat !

Exécution… L’ironie de la langue est parfois retorse. L’exécution, c’est à la fois la mort d’un homme et l’obéissance du soldat qui l’abat. Un soldat modèle doit exécuter les ordres et les prisonniers adverses. Dehors, le crépitement d’une mitrailleuse déchire le silence, suivit d’un cri de douleur. Puis, plus rien.

Revolver en main, le bras tremblant de colère, Jules saute sur ses jambes. Avant même que j’ai pu dire quoi que ce soit, il bondit jusque dans l’entrée de l’appartement. Je coure à sa suite. Il est déjà en train de renverser l’armoire qui obstrue la porte pour la franchir. Je tente de l’attraper par le bras, mais il s’est déjà glissé dans l’orifice qu’il a ménagé entre le mur et la porte.

Je l’entends dévaler les escaliers, plus vite qu’il ne l’a jamais fait. Je peine à franchir la porte, il faut que je pousse encore plus l’armoire pour pouvoir enfin accéder au palier. Le temps que je rejoigne la cage d’escalier, Jules est déjà un étage en dessous. Je m’engouffre à sa suite. Alors que la tête de mon fils réapparait quelques volées de marches plus bas, des détonations se font à nouveau entendre dehors.

Les soldats que nous entendions se sont mis à hurler. Les coups de feu claquent à intervalles rapprochés. Je m’arrête au palier du premier étage pour scruter la rue par une fenêtre dans l’escalier. Ce ne sont plus les militaires qui tirent, ce sont eux qui sont désormais la cible d’un feu nourri. Les tirs pleuvent depuis l’immeuble d’en face, où l’on peut distinguer deux ou trois hommes embusqués derrière les fenêtres du premier et du deuxième étage. Les cadavres de deux militaires jonchent déjà les pavés. Je serre le poing, partagé entre l’horreur et une joie fébrile. Les tireurs sont des résistants. Je crois voir une lueur d’espoir. Juliette, Chloé. Jules. Nous serons tous sauvés. Il me faut descendre encore pour rattraper mon fils, et le faire remonter avant qu’il ne soit pris entre deux feux. L’air est lourd d’une tension que je n’avais jamais connue auparavant. Je franchis une nouvelle volée de marches, et c’est alors que je les vois.

Jules. Figé. Les mains en l’air, l’arme bien en évidence au-dessus de sa tête. Son visage blême. Ses jambes tremblantes. Ses yeux, fixés sur le canon du pistolet pointé sur lui que tient un soldat au bas des marches.
Mon cœur manque un battement. Je cours jusqu’à mon fils, je le pousse derrière moi sans réfléchir. La peur me fait agir plus vite. Peur pour moi, pour lui surtout. A la vue de mon fusil d’assaut, le soldat se retranche immédiatement derrière la porte du hall de l’immeuble qu’il venait de franchir. Je fais rempart de mon corps devant Jules, mon arme pointée devant moi, le doigt tremblant sur la gâchette. Ma respiration saccadée résonne dans toute la cage d’escalier, et j’entends les battements de mon cœur taper dans mes oreilles. Les salves des résistants crépitent dans la rue, de plus en plus proches. Une des vitres adjacentes à la porte du hall explose en milliers d’éclats en recevant une balle perdue. Le soldat passe une nouvelle fois la tête dans l’encadrement de la porte. Il veut se mettre à l’abri, échapper aux combats. J’ai pitié pour lui. Il tourne à nouveau la tête dans ma direction. C’est le soldat qui a protesté. Celui qui a refusé d’abattre un civil. Il me voit, voit la gueule béante de mon fusil d’assaut braqué sur lui. Le bras qui tient son arme se lève.

Je tire.

Le bruit est assourdissant. Le soldat hoquète, porte les mains à sa gorge ensanglantée. S’effondre. Il ne parvient même pas à crier. Sous son corps inerte commence déjà à se former une flaque de sang.

Alors c’est ça, de tuer. J’ai tiré sur l’instant, comme par réflexe. Il ne m’a fallu qu’une pression sur une gâchette pour que quelques grammes de métal viennent arracher un homme à la vie. Je ne connais même pas le nom de cet homme. Je discerne à peine les traits de son visage sous son casque noir et ses lunettes de protection. Mon oreille droite résonne encore du bruit de la détonation. Mon épaule, sur laquelle était appuyée la crosse du fusil d’assaut, est toute engourdie par le coup qu’elle a reçu avec le recul.
Mes mains tremblent, j’ai envie de vomir.

Je refuse qu’il connaisse ça. Je refuse qu’il tue. Je refuse qu’il souffre. Je refuse que la guerre lui prenne son innocence, sa vertu, tout ce qui fait de lui un fils dont je puisse être fier. Ce sont les dernières choses qu’il lui reste, et je vois déjà qu’il est en train de les perdre. Dehors, les coups de feu continuent. Les résistants ne sont rien de plus que des hommes que l’on a forcé à tirer. Ils ne sont pas plus dans leur droit que les ennemis sur qui ils s’acharnent. Dans la rue, les soldats hurlent, et répliquant à grand renfort de mitrailleuses dont le bruit assourdissant retentit sans interruption. Les rafales s’éternisent, durent de longues secondes, parfois entrecoupées d’un cri de douleur ou d’un hurlement à faire frémir. Nous ne serons pas sauvés. Ni Juliette, ni Chloé. Ni Jules. Rien ne peut plus nous sauver. Nous avons été engloutis dans un tourbillon de violence dont rien ne peut nous sortir. La guerre est implacable.

Jules repasse devant, sans un regard pour moi, sans un regard pour le corps sans vie qui gît à quelques mètres à peine. Il continue de progresser jusqu’au bas de l’immeuble. Tout en lui me paraît dur, inflexible. Implacable. Meurtrier. Mon fils est prêt à tuer. De sang-froid. La peur qu’il éprouvait quelques instants auparavant s’est déjà évanouie. Il a déjà perdu tout ce qu’il avait à perdre. Je sens quelque chose se briser en moi. Je pensais qu’il lui restait peut-être quelques miettes d’humanité. La guerre lui a tout pris. Elle m’a tout pris. Elle a tout pris à tout le monde. Personne ne sort victorieux d’une guerre, pas même ceux qui pensent l’avoir gagnée. La guerre est la seule à vraiment gagner, sans même que l’on s’en rende compte.
Elle nous a tout pris. Jusqu’à nos vies.

Je lève mon arme, la gorge serrée. La crosse est lourde dans ma main moite, et je frémis au contact du métal froid contre ma peau. Jules descend prudemment les escaliers, les yeux rivés sur la porte de l’immeuble, revolver brandi. Le pointeur laser de mon fusil d’assaut danse entre ses omoplates. Ma vision se brouille de larmes. J’en sens une couler le long de ma joue. Mon doigt tremblant se pose sur la détente.

Je veux être celui qui tuera mon fils.