Rabat, 2014 / L’Afrique qui vient #4

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« Effervescence culturelle » n’est pas ici un vain mot : elle nous aura épatés, énorme, multiforme, audacieuse, qui témoigne d’un immense appétit de vivre, de s’ouvrir au monde, de s’emparer de son destin. »

Une chose est d’organiser des rencontres sur les printemps arabes en France, une tout autre de rassembler au sud de la Méditerranée des acteurs de ces printemps… Ce ne pouvait être qu’au Maroc, disait Kebir Ammi.
Renchérissait Yahia Belaskri. Confirmait Boualem Sansal. À Rabat et Salé, les deux villes jumelles, suggérait Paul de Sinety, fraîchement nommé à l’ambassade du Maroc, à Rabat, en charge des instituts français. Nous avons sauté sur l’occasion. Les délais étaient trop courts : quatre mois à peine. Et pourtant, pari tenu ! Grâce à la mobilisation de tous : acteurs culturels, enseignants, étudiants, auteurs. Et à la folle énergie d’Agathe du Bouaÿs, de Lucie Milledrogues, de Mélani Le Bris, parties à leur rencontre – ce ne fut pas rien que de les convaincre que ce festival pouvait être pleinement le leur ! Et nous avons pu mesurer rapidement qu’« effervescence culturelle » n’était pas ici un vain mot : elle nous aura épatés, énorme, multiforme, audacieuse, qui témoigne d’un immense appétit de vivre, de s’ouvrir au monde, de s’emparer de son destin.

La liberté de ton, l’intensité des échanges, les doutes exprimés et les espoirs mêlés en auront fait un moment rare. Et l’on n’en finirait pas d’énumérer les moments de magie : la voix somptueuse d’Oum, l’échange entre J.-M. G. Le Clézio et Patrick Chamoiseau, l’étourdissante conférence de Christian Jambet sur les « Lumières de l’Islam », la rencontre sur la « France arabo-orientale », la prise de parole des femmes tout au long des journées, et particulièrement lors de l’émission de France Inter et de la représentation audacieuse de Dialy, sorte de Monologues du vagin marocain transposant sur scène des voix féminines libres, brisant tous les tabous et les silences, la pièce événement de Driss Ksikès, N’enterrez pas trop vite Big Brother au Théâtre Mohammed-V, le café littéraire vaillamment tenu par Maëtte Chantrel au centre culturel Renaissance, devenu un intense lieu de voix croisées, marocaines comme venues d’ailleurs, l’explosive soirée « Culture urbaines », la venue des artistes du Sud-Maroc, la voix des poètes et des conteurs de rue – tant d’autres encore !

« Quelque chose est né », nous écrit M. Benjeddi Touhami, membre de l’Association marocaine des enseignants de français, qui a tant aidé à organiser l’accueil des écrivains dans les écoles de Rabat et de Salé. Et l’émotion qui nous rassemblait tous, le dernier soir, dans la magie de la fête préparée par l’équipe du cirque Shems’y ne disait pas autre chose. Les services de l’ambassade devaient décompter 14 000 spectateurs : belle réussite, pour une première édition ! Quelque chose est né, de toutes ces rencontres, de ces spectacles, que nous avons tenu à prolonger à Saint-Malo, au mois de juin suivant : nous avions emporté avec nous quelque chose de Rabat et de Salé, que nous avons fait revivre, en compagnie des auteurs, et en compagnie de la chanteuse Oum qui joua à guichets plus que fermés au théâtre de Saint-Servan. Et nous espérons bien revenir un jour là où se sont noués tant de liens d’amitié…


Un Maroc en pleine effervescence, au carrefour des mondes

On connaît mal le Maroc, un peu vite rangé dans le « monde arabe », en ignorant que sa culture est largement berbère. Le plus proche de l’Europe (et d’abord géographiquement), il est également au plus près de l’Afrique noire. Extrémité de l’arc du sud de la Méditerranée, il s’ouvre aussi sur le monde atlantique. De là sans doute qu’il n’est pas de meilleur lieu, aujourd’hui, pour apprécier, en cette zone éminemment sensible, les figures du « monde qui vient ».

On connaît mal la littérature marocaine d’aujour-d’hui. Alors qu’elle est extraordinairement vivante, « diversifiée, audacieuse, soucieuse de dire au plus près la réalité marocaine, assumant désormais l’expression du “je”, abordant des thématiques jusque-là taboues ou rarement abordées (corps, sexualité, passé carcéral, drames de l’immigration) », comme le résumait la revue Europe, dans un numéro spécial Maroc publié peu avant le festival. Roman, théâtre, récitals de poésie, joutes de conteurs, cinéma, rappeurs : ce Maroc-là aura très certainement surpris les auditeurs de France Inter, qui pour l’occasion avait déplacé son antenne pendant trois jours pour six heures d’émission !


Au rendez-vous des printemps arabes

Invitation d’auteurs et d’acteurs du « printemps arabe » à Saint-Malo dès 2011, lectures, expositions, projections de films : dès les premiers jours, nous y avons été extrêmement attentifs, en nous attachant à en déployer la complexité. Les trois années écoulées auront eu la violence d’un séisme, traversées d’immenses espérances et d’immenses tragédies. Nul ne peut prédire ce qu’il en adviendra, mais il est par contre certain que le monde arabe s’est mis en marche.

Une révolution culturelle : le surgissement inattendu d’une jeunesse entendant prendre toute sa place sur la scène de l’histoire, à travers des moyens d’expression nouveaux. Et si, comme toujours en ces moments de rupture, la question de sa traduction politique reste posée, il est au moins sûr que ce qui la porte et nourrit est bien une révolution culturelle – autrement dit, une révolution de la perception de soi dans son rapport au monde et une révolution dans la manière de l’exprimer. Qui suscite en réponse des réactions extraordinairement violentes. Cette effervescence était-elle déjà perceptible dans les productions artistiques du monde arabe ? Sous quelles formes ? Quels liens avec les cultures urbaines qui s’imposent partout ? Quels liens trouver avec les modes d’expression des générations précédentes ? Mais aussi « lumières de l’Islam ou Islam des lumières » ? Autant de questions dont il fut intensément débattu…

Blogueurs, grapheurs, rappeurs, cinéastes, romanciers, poètes, auteurs de théâtre, « activistes culturels » : ils étaient venus de tout le bassin méditerranéen pour en débattre. Prendre le temps de la réflexion, aussi, sur ce qui déchire ainsi la Méditerranée depuis les origines. Sur un dialogue nouveau à imaginer avec le Nord. Sur le dialogue aussi entre les générations, en un temps d’explosion des « cultures urbaines ». Que la journée internationale des femmes se situe le 8 mars tombait à propos : les femmes ne sont-elles pas au cœur des printemps arabes, comme actrices et comme enjeux ? Là encore, France Inter leur donna la parole, tout au long d’une belle émission spéciale de deux heures.


« Mère Méditerranée »

Les drames à répétition de Lampedusa, le séisme des « printemps arabes » : s’interroger sur la Méditerranée, c’est s’interroger sur le tragique de notre temps. Mais c’est aussi s’interroger sur ce qui, malgré tout, fonde la persistance du sentiment d’une culture commune.

La Méditerranée, zone de tous les brassages et de toutes les fractures, hantée par la tentation du pire, qu’il ait pour nom fanatisme religieux, fascisme, nationalismes, « où, depuis des millénaires », écrivait Jean Giono, « s’échangent les meurtres et l’amour » – a-t-on jamais pu faire le tour de la Méditerranée sans être arrêté par une guerre ?

Mais Méditerranée aussi mère des cultures, dans un flamboiement créateur sans équivalent peut-être dans l’histoire, quand s’opposent et s’illuminent l’Orient et l’Occident.

À travers guerres, invasions, colonisation, immigration, dans le malheur, mais dans les échanges aussi, de cultures, les deux rives de la Méditerranée se seront affrontées, et influencées l’une l’autre bien plus qu’on ne l’imagine souvent : le Sud est constitutif, aussi, et depuis longtemps, de l’identité française. Tout comme l’héritage culturel de la France, pour ne parler que de lui, est constitutif aussi de l’identité des pays du Maghreb. Ce qui revient à dire que nous avons à inventer, sans rien oublier du passé, les voies nouvelles d’un dialogue. C’est pour cette conviction têtue que nous avons réuni à Rabat et Salé quelques-uns des principaux créateurs des deux rives de la Méditerranée : Gamal Ghitany, Mohamed al-Fakharany, Hind Meddeb, Boualem Sansal, Abraham Segal, Yahia Belaskri, Hubert Haddad, Jean-Marie Blas de Roblès, Colette Fellous, Tahar Bekri, Cécile Oumhani, François Beaune, Kaouther Adimi, Hakan Günday, Christos Chryssopoulos, Karim Miské. Pour dire les visages multiples et pourtant mystérieusement accordés de la Méditerranée d’aujourd’hui.