René Philoctète, "Le Peuple des Terres Mêlées" (1989)

Le Peuple des Terres Mêlées de René Philoctète, Port-au-Prince, Deschamps (1989)

Ce roman s’ouvre et se déroule jusqu’à la fin sous la menace d’un oiseau-cerf-volant qui plane au-dessus de la petite ville d’Elias Piña en Dominicanie, mais tout près de la frontière haïtienne. Le señor Perez Agustin de Cortoba y représente fidèlement Rafael Leonidas Trujillo y Molina, amoureux fou de « cette chose-formidable-près-du-ciel qu’on appelle la Citadelle Henry » qui a eu l’audace de pousser en territoire haïtien. Ce sera l’histoire d’une vengeance.

Pedro Brito, ouvrier dominicain d’une usine sucrière, vit avec Adèle, fille d’Haïti. La menace couve, la rumeur du « sang qui va couler » s’amplifie avec la présence des soldats qui investissent Elias Piña. Les ouvriers se réunissent et s’organisent pour lutter contre ce danger qu’ils pressentent.
« L’opération Cabezas Haitianas a commencé depuis plus d’une heure – La scène est à la frontière Haïtiano-dominicaine – personnages : les deux peuples […] » (p.40)

En effet, Trujillo a décidé que son peuple était celui des « blancos de la tierra ». La promotion du mythe a commencé : les biplans de l’armée couvrent le pays de vignettes qui tombent du ciel comme une fête, le peuple élu doit être heureux : il est le peuple blanc ! L’image paradoxale d’une « pluie fine, bleue à force d’être fine » s’impose alors et réapparaîtra de manière anaphorique tout au long de la tragédie de ces « Vêpres dominicaines ». La pluie fertilisante, si souvent attendue, si fortement espérée, et qui ne vient que rarement, ou trop tard, ou trop fort. Et Don Agustin s’efforce d’enterrer « un rayon de soleil qu’il avait pendu haut et court », pas d’espoir. Nous sommes en 1937, entre le 2 et le 4 octobre. Les journaux ont peu parlé de ce massacre, ceux d’Haïti même attendront deux bons mois avant de manifester leurs larmes de crocodiles pour demander de l’aide à d’hypothétiques bienfaiteurs, afin, sans doute, d’alourdir leurs escarcelles personnelles. Black-out sur ces Vêpres. Silence en Europe. Silence partout. Guillermo Sanchez a beau tenter d’agiter les ouvriers, les Haïtiens auront toujours autant de mal à prononcer le nom fatidique « perejil ». Les miliciens le savent bien : le persil, « un condiment, roturier de potager »(p.93), devient une arme de tri redoutable et les têtes haïtiennes volent sous les coups de machettes. Il existe ainsi partout des mots qui tuent, des mots ridicules : « perejil », persil… Guillermo a un air de fraternité avec le Paco Torres d’Alexis dans Compère Général Soleil, il s’agit d’ailleurs de la même histoire, Alexis avait pris soin d’inclure ces « Vêpres dominicaines » sous forme d’une nouvelle incluse dans son roman, une nouvelle forte, à l’écriture brillante, Philoctète spiralise la relation de cette horreur, en donnant la parole de témoin à la guagua surnommée Chicha, équivalent dominicain du tap-tap d’Haïti. Cette voiture-personnage, comme le petit peuple qu’elle transporte, voit clair en politique comme dans le cœur des gens. Elle aime Pedro et Adèle, elle sait leur histoire. Même si elle a peur : « Moi, Chicha, je tremblais sur place, de mes bielles, de mes ressorts, de mes boulons… » (p.84) et elle a raison, Adèle « la negrita se plie en avant. Le mot l’a tuée ». Au beau milieu des pubs pour Cutex et Coca-Cola. Evidemment. Mais le merveilleux haïtien joue à plein : la tête d’Adèle s’enfuit seule et continue à témoigner, à blaguer, à rire de toute cette horreur, à la nier, à vivre… Adèle rêve, portée par les effluves de lessive des habits de travail de son homme. Pedro arrive trop tard, sa tête tombe aussi, sous quelle machette, cela n’a plus aucune importance, c’est lui d’ailleurs qui s’empare de l’énonciation. La chicha se tient coite. L’homme à la pipe éteinte se tait, lui qui a tout vu. Leonidas Rafael Trujillo y Molina comprend que la citadelle Henry ne lui appartiendra jamais, malgré tout ce sang versé. La maison de Pedro brûle, il faut effacer toutes traces. Reste la pluie bleue qui naît des jambes d’Adèle, restent les oiseaux verts qui jaillissent de ses bras… Chicha la guagua se laisse mourir de n’avoir été que témoin tandis que le vieux fumeur rallume sa pipe. Restent les hommes, les Haïtiens miraculés de l’extermination et les Dominicains exténués, « ceux qui ont espéré ensemble la bonne récolte, tremblé dans les mêmes cases quand soufflent dehors les vents mauvais… », rien ne peut les séparer, eux qui « sont venus coupler leur vie, d’ici à l’autre bord, avec le rêve de créer le peuple des terres mêlées ». Reste « le ciel nu, libre par-dessus les clameurs de la frontière » qui espère cette pluie fine et bleue, cette brassée joyeuse d’oiseaux verts.

Philippe BERNARD