Résistance

Écrit par : GUERIN SOULISE Lise (1ère, Lycée de Camille Claudel, Blain)

[…] Ses yeux brillaient d’une joie féroce.
C’était étrange de le voir ainsi. J’avais presque du mal à reconnaître mon fils.
J’ai risqué un œil à l’extérieur. Dans les rues, les semelles ferrées des ennemis frappaient les pavés sans merci, en un rythme hypnotique. Visages sombres et armes claires, ils se dirigeaient droit sur la porte barricadée de notre immeuble.
— Maintenant.
La grenade a quitté la main de Chloé en un arc gracieux, semblant suspendue dans les airs une éternité, avant de s’écraser au cœur de la formation ennemie. Un tir parfait, impossible à éviter. Dans un tintement métallique, l’engin a rencontré le sol, avant de noyer les soldats dans un maelstrom hurlant, brûlant, mortel.
Suivant les rigoles creusées par les explosions, les obus, le sang s’écoula en un ruisseau épais et lent, caressant paresseusement les membres déchiquetés des cadavres encore chauds.
Les rescapés de l’attaque ont rivé leurs yeux sur nôtre fenêtre. Ils savaient. Quelques balles ont ricoché sur les planches qui barricadaient la baie vitrée du balcon. Fugitivement, j’ai pensé aux glaïeuls qui, fut un temps, l’ornaient. L’image de leurs feuilles trouées et déchirées par les échanges de tirs s’est imprimée dans mon esprit et a refusé de s’effacer.
D’un geste, j’ai fait sauter la sécurité de mon fusil.
— Préparez-vous.
Ma gorge n’a pas voulu me laisser en dire plus. J’aurai aimé leur dire que je les aimais, une vérité, que tout allait bien aller, un mensonge. Au lieu de ça, j’ai seulement chuchoté un ordre, sec, concis. Peut-être parce que nous n’étions plus une famille, mais un groupe armé. Des petits soldats au cœur de plomb.
La double porte gardant l’entrée a cédé dans un long craquement sinistre. Leurs voix ont commencé à nous parvenir, des cris pleins de rage et d’autorité, bientôt mêlés à ceux, suppliants, des autres réfugiés de l’immeuble. Quelqu’un a commencé à sangloter. Les jointures de Jules ont blanchi, ses doigts serrés sur le pistolet grossièrement grand pour ses mains d’adolescent. Oui, nous pouvions les entendre, l’écho de leurs armes se répercutant à travers la cage d’escalier désertée.
1er étage.
Second.
Troisième.
Ils ont frappé. Fort.
Notre porte a tremblé sur ses gonds. La dérisoire barricade que nous avions rassemblé a chancelé, quelques chaises en dégringolant avec fracas. Le chef a aboyé un ordre qui je n’ai pas compris.
Un nouveau coup a ébranlé les murs, envoyant un nuage de poussière de plâtre blanchir mes cheveux.
BOUM. C’est comme si le sol tremblait de peur.
Le verrou a sauté, laissant échapper une petite plainte métallique. Et puis, le bruit m’a heurté dans toute sa puissance, le fracas des armes crachant leur feu mortel, les hurlements des deux camps. Je crois que moi aussi, j’ai commencé à crier. J’ai perdu tout repères. Gauche, droite, attaquants, alliés, j’ai pressé la détente de mon fusil à l’aveugle. Son recul m’a blessé les mains. Des lueurs incohérentes, des étincelles fantômes ont dansé sur mes rétines et brûlé mon nerf optique, imprimant des fantômes de silhouettes menaçantes jusque dans mon cœur.
— Repliez-vous ! Repliez vous !
Une voix, celle de ma femme peut-être. Elle a essayé de surmonter le vacarme, mais elle n’a fait que s’y ajouter, s’y noyer, déversant son horreur et son angoisse par dessus les tirs torrentiels. Sans savoir où j’allais, je me suis relevé, j’ai trébuché, j’ai couru. Une douleur déchirait ma jambe mais je refusais de la ressentir.
Mon souffle était court, il déchirait ma poitrine. Il brûlait.
Mon regard a glissé sur un rayon de lumière dorée se faufilant entre deux planches, capturant un tourbillon de poussière en son sein. Une balle à sifflé au travers, tranchant le pilier diaphane pour un centième de seconde.
C’était beau.
BAM ! Une explosion, toute proche, a meurtri mes oreilles.
J’ai serré les poings.
Les soldats étaient trop nombreux, leur équipement trop perfectionné. L’espace réduit de l’appartement limitait nos déplacements et notre tas de munitions se réduisait comme peau de chagrin. Un court instant, j’ai eu envie d’abandonner.
Mais je ne pouvais pas. Pas en les laissant derrière.
J’ai regardé Jules. Ses joues étaient striées de larmes, sa respiration sifflait, ses paupières étaient verrouillées et ses mains plaquées sur ses oreilles, bloquant l’extérieur. Et Chloé paraissait si calme, ses yeux sombres me regardaient, résignés. Elle m’a tendu sa deuxième grenade.
— Tu veux que je la lance… ?
— Ça servira à rien. Il y en a d’autres en bas. Je les ai vus.
Ses lèvres, autrefois si propices à se tordre en une moue boudeuse ou un sourire éclatant, se mirent à trembler.
— S’il te plaît…
J’ai hésité. J’ai risqué un regard vers le groupe d’ennemis qui avançait à grands pas à travers l’appartement. Dans moins d’une minute ils allaient nous atteindre. Nous tuer, peut-être, nous emmener, bien plus sûrement. Dans leurs camps, ceux que j’ai vu à la bordure de la ville, avec les murs gris et les bâches vertes, les bâches vertes qui se transformaient en bâches rouges à la fin de la journée, le moment où on pouvait croire qu’elles reflétaient le soleil couchant.
J’ai imaginé l’instant où ils allaient nous séparer, où j’allais dire aux enfants que tout irait bien, qu’on les retrouverait de l’autre côté.
— D’accord.
Je crois que quelques larmes m’ont échappé, à moi aussi. J’ai glissé mes doigts dans ceux de Juliette, j’ai attrapé Jules par l’épaule et lui ai fait relever la tête, j’ai serré Chloé contre moi.
— Ils ne nous auront pas. Je les laisserais pas. Je vous le promets.
— Tu le jures ?
— Je le jure.
Mes yeux se sont fermés.
J’ai revu le ciel bleu vibrant, magnifique, qui s’étendait au-dessus de nos têtes la première fois que j’ai rencontré Juliette. J’ai revu Chloé construire un château de sable et j’ai entendu le vent du littoral hurler à mes oreilles de nouveau. Ma peau à frissonné sous le souvenir du froid d’un Noël où il avait neigé. Mon cœur s’est serré quand je me suis rappelé comment j’avais consolé Jules qui pleurait lors de son premier jour d’école. J’ai eu envie de rire encore quand les explosions des feux d’artifices ont illuminé le ciel noir de mes paupières, la clameur émerveillée des spectateurs emplissant mon crâne.
Tout s’est brouillé, s’est mélangé. Les images et les sons se couvraient les uns les autres dans la bobine de film tressaillante de ma mémoire.
A l’arrière de ma tête, j’ai senti un contact glacial, un métal froid et mort qui s’enfonçait dans ma nuque.
Cela aurait été tellement facile de se lever, les mains derrière la tête, de rejoindre la procession d’égarés qu’ils avaient récupérés, de marcher jusqu’au dehors des murailles, de s’abandonner à leurs scalpels, leurs seringues, leurs faux sourires.
Je n’ai jamais aimé la facilité. C’est peut-être pour ça que je j’ai dégoupillé la grenade.