Revers de guerre

Écrit par : TESTEFORT Ella (3ème, Collège de Notre-Dame de Sion, Paris)

J’avais tellement prié, tellement espéré que la guerre le garde pour elle.

Moi ? Son fils ? Je ne voulais pas l’être. La grande guerre l’avait emmené telle une gigantesque vague, creusant un fossé entre lui et nous. Pourquoi nous l’avoir ramené à présent ?

Nous étions tous les trois assis autour de la table à prendre le souper. La soupe était mauvaise, essentiellement constituée d’eau. Même si la guerre était finie, on pouvait supposer que nos conditions de vie resteraient rudes encore assez longtemps. L’homme qui était mon père la dévorait tel un ogre. Un sourire triste flottait sur le visage de ma mère ; moi je ne disais rien ; je n’avais rien à dire. Une fois la soupe engloutie, sans qu’un mot ne fût prononcé, comme promis mon père défit très lentement son bandage.

« Dans tous les moments, la peur est là, elle tient au ventre », commença-t-il doucement.

Sous le pansement, je pus découvrir une grosse croûte noire et infectée, j’en eus presque un haut le cœur. Elle n’avait rien à voir avec le bobo que j’avais sur le genou. Avec horreur, je regardais ce trou qu’avait fait la guerre dans la tête de mon père, ce trou qui n’avait rien à voir non plus avec les blessures et les cicatrices que ramenaient les héros des histoires après leurs exploits ; elles sont leurs trophées, preuves de courage et de vaillance. La sienne était un poids, un vide impossible à combler, un vide qui le rendait faible comme un enfant. Ma mère semblait sur le point de tourner de l’œil, alors mon père remit prestement et plutôt mal son bandage.

« Navré de vous avoir fait peur », dit-il. À aucun moment je n’avais éprouvé de la peur, plutôt du dégoût.

« À la guerre, la peur peut être ta pire entrave, sournoisement, elle prend possession de tes mouvements et t’empêche de bouger, faisant de toi une cible. Mais elle peut te sauver la vie aussi. Dans une situation désespérée, elle te fait réagir instinctivement, comme un animal et c’est ce geste qui te permet d’en réchapper. La peur t’oblige à te méfier de toi-même à tout instant. Il n’y a pas de courage, elle règne en maître. La guerre, c’est la peur. »

En disant ces mots, mon père était parti si loin dans ses pensées qu’il mit un temps à revenir parmi nous.

Avec le retour de mon père, j’avais dû réintégrer ma petite chambre à l’étage, ce qui me contrariait énormément. Et je le montrai de manière plutôt claire, en refusant que mon père m’embrasse pour me souhaiter bonne nuit – par exemple –. Une fois qu’ils furent couchés, je rallumai la petite lampe de ma table de nuit et sortis mon petit carnet noir de dessous le matelas. Il était plus ou moins mon carnet secret, disons qu’il m’arrivait parfois de partager mes secrets avec ma mère. J’y écrivais des histoires ; notamment l’histoire de deux animaux : Louve et Ours, deux amis inséparables. Mais ce soir-là, je décidai d’y ajouter un nouveau personnage.

Louve et Ours étaient bien installés dans la tanière d’Ours autour d’un copieux repas. Quand soudain le sol de la caverne se mit à frémir… Une petite motte de terre se forma et une taupe en sortit. Voyant les deux gigantesques animaux se dresser devant lui, si petit, si fragile, Taupe fut tétanisé par la peur.

La porte s’entrouvrit, mon père apparut sur le seuil. J’étais pris sur le fait, je le croyais couché.

« Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-il en désignant le carnet.
— Mon âme, répondis-je sans réfléchir.
— Il est l’heure de dormir, dit-il avec un semblant d’autorité.
— Je sais. ».

Le ton que j’avais pris était froid et je m’attendais à une réprimande, mais il n’en fit rien. « Bonne nuit », fit-il en fermant la porte.
Je remis le carnet sous le matelas, éteignis la lampe et me glissai dans les couvertures, toujours travaillé par la place que semblait prendre mon père. Ma place.

Après un léger suspens, Ours poussa un rugissement effrayant, très en colère d’avoir été dérangé pendant son repas et de voir un intrus chez lui. Avec sa grande patte, il faillit frapper Taupe qui rentra la tête juste à temps dans la galerie souterraine. Le regard sidéré et accusateur de Louve fit comprendre à Ours que sa colère était démesurée.

Je rangeai prestement mon carnet sous mon cahier de cours dans lequel j’étais censé prendre la leçon : notre professeur passait dans les rangs. Je n’aimais pas l’école, ça ne m’avait jamais intéressé. Considérant que j’y perdais mon temps, j’avais fini par prendre l’habitude de ramener mon carnet. Pour le moment, je ne m’étais jamais fait prendre. Je n’avais pas écrit la première ligne du cours que la sonnerie retentit. Je n’étais généralement pas le premier à sortir. A la grille de l’école, une surprise désagréable m’attendait. Mon père m’attendait. Tranquille, au milieu des autres parents. De la colère, ce fut exactement ce que je ressentis à ce moment précis. Il me suivait, il était toujours là.

« Comment ça va Eddy-Po ? », me dit-il une fois que je l’eus rejoint. Ce surnom me fit un choc, cela faisait quatre ans que l’on ne m’avait pas appelé ainsi. Ma mère et les autres m’appelaient seulement « Pol », mon vrai nom était Pol-Edouard, en l’honneur de mes deux grands-pères.

« Ça s’est bien passé ? ».

Je fis un imperceptible mouvement de tête qui sembla lui suffire. Je lui en voulais énormément d’être venu. S’il croyait pouvoir m’attendrir, il se trompait.

« Tu as des leçons pour demain ? demanda-t-il.
— La leçon sur la guerre, répondis-je, les yeux rivés sur la route.
— Je peux peut-être t’aider… À la guerre, la colère est toujours présente. La guerre c’est la colère. On est en colère contre les officiers qui nous font vivre dans des conditions affreuses et nous font risquer nos vies pour une guerre stupide. On est en colère contre les ennemis, évidemment, même si ce ne sont pas vraiment nos ennemis. On est en colère contre tout, tout le temps, contre la vie parfois, contre Dieu. Quand un ami est là près de toi, presque méconnaissable le corps en lambeaux, tu es en colère contre le monde entier. Mais le pire, c’est d’être en colère contre toi-même, d’être en colère de n’avoir rien fait pour te rebeller et d’avoir tué sans le vouloir vraiment, mais tué quand même. »

Mon père ne savait pas parler de la guerre – enfin, c’est ce que je pensais –. Dans son laïus, il la décrivait par sentiments superposés. La guerre c’est les fusils, le courage de certains soldats et la victoire. Nous avions quand même gagné !

Si j’avais regardé les yeux de mon père à ce moment, j’aurais pu y voir poindre une larme discrète.

Le soir même, j’étais couché depuis à peine une heure et je ne dormais pas, quand j’entendis des sanglots et la voix enrouée de mon père qui parlait. Je me levai doucement, à pas feutrés je descendis les trois premières marches de l’escalier et j’attendis en tendant l’oreille.

« Qu’est-ce que j’ai fait ? Je m’en veux tellement… Vivre avec ce poids. Toute cette violence… Je la vois tout le temps. Dans mes rêves, je revois les images, des balles, des obus, des explosions, le bruit… Et moi j’étais un rouage dans tout ça, j’aidais à faire marcher cette machine de destruction. Les hommes en face, c’est moi qui les ai tués… La violence ! La violence… C’est trop dur, je n’arrive pas à me la sortir de la tête. Tu sais, je ne voulais pas… Mais j’ai tiré sur un jeune qui devait avoir dix-sept ans… il me menaçait… et je l’ai tué… c’était affreux, je l’ai pleuré. Aujourd’hui encore, j’ai si peur. Les balles qui fusent, quand l’une d’elle m’a touché, je savais que je la méritais… La violence, la guerre, la peur, la colère, c’est un tout… Qu’est-ce que j’ai fait ? Je n’ai pas d’excuse… »

La colère, la peur et la violence, ce sont des sentiments humains. Mais est-ce que l’humain est humain ? Je ne voyais pas la scène mais je pouvais l’imaginer : mon père et ma mère enlacés, comme une mère qui rassure son enfant.

En regagnant ma chambre, tout le dégoût, la colère et parfois même la haine que j’avais éprouvés pour mon père, semblaient se transformer. Qui était mon père, cet homme si grand, ce soldat qui avait ôté la vie et qui semblait si fragile, tremblant de peur ? Cette nuit-là, je ne parvins pas à me rendormir.

Quelques jours plus tard, je rentrai à la maison après avoir ramassé des champignons. En arrivant devant notre portail, je vis stupéfait mon père jouer avec quelques-uns de mes amis, juste au bout de la rue. Ils avaient improvisé une balle avec des chiffons fourrés dans un bas. Un sourire rayonnait sur le visage de mon père.
J’entrai finalement dans notre maison. Le temps de poser mon panier, d’aller chercher mon carnet noir, et j’étais assis sur les marches du perron, jetant par moment des regards vers mon père et les autres enfants, comme pour vérifier que tout allait bien.

Louve, attendrie par la tête mignonne du petit animal effrayé, l’invita à s’asseoir avec eux. Ours se tenait à l’écart, bouillonnant intérieurement. Certes son geste avait été déplacé mais sa colère était légitime. Il était aussi affecté par le comportement de son amie, qu’il voyait comme une trahison. Après quelques paroles apaisantes de Louve, Taupe était totalement rassuré mais le menu qu’ils avaient à lui offrir ne lui convenait pas. Prenant l’une des griffes d’Ours pour un ver, il l’attrapa, Ours n’eut pas le temps d’esquiver et après un moment de surprise, il fut saisi par la condition de cet animal démuni et myope. Il en oublia sa colère, c’est ainsi que naquit la singulière amitié d’une taupe et d’un ours.

Ma mère sortit s’asseoir près de moi, lisant par-dessus mon épaule. Je constatai, non sans une certaine satisfaction, qu’il y avait à peine quatre ans, c’était lui, cet homme, cet homme qui était mon père, qui s’était tenu ici fumant sans doute la pipe tandis que c’était moi qui jouais dehors.

La grande vague ne nous avait rendu qu’une épave, une coquille vide. Elle avait tout bousculé, tout renversé. Je me devais d’être fort ; moi, j’étais fort.
Lui ? Mon père ? Il ne pouvait plus l’être.

Aujourd’hui, maintenant que tout est fini, qu’il est parti et que j’ai grandi, il me semble que je me suis trompé. Etait-ce ma place ? Celle que j’avais prise pendant ces quatre années de guerre et celle que je croyais avoir finalement égoïstement gardée ? C’était lui le plus fort, l’homme détruit par la guerre, cet homme aussi fragile qu’un enfant. Je croyais l’avoir protégé. Et ce n’est qu’à présent que je comprends – pourtant cela crevait les yeux – que pour éviter d’être un poids, pour éviter de me bloquer en reprenant cette place, sa place, que je croyais avoir durement méritée, en acceptant de se mettre en retrait, il l’avait incidemment récupérée.