Rien d’autre

« Je lui ai pris la main et je l’ai suivi »,

Il nous a conduits à un bâtiment, dans un quartier de Paris où je n’avais pas l’habitude d’aller. Je l’ai regardé ouvrir la grande et vieille porte de garage. Il en est ressorti au volant d’une petite camionnette blanche. On s’est tous installés dedans. Jo nous a dit de regarder le matériel pendant qu’il conduisait. On lui a obéi.

Il avait tout prévu, et sûrement depuis longtemps. Le matériel était dans un grand sac de toile grise et rêche. Bill, Kerry, Madison, Beverley et moi, on y a découvert quelques bombes de peinture, des casquettes et quelques cordes. Comme on ne savait pas trop quoi en faire, on a tout laissé par terre.

On s’est arrêtés à un fast-food pour grignoter un truc. Je n’avais pas très faim. Je repensais au matériel dans la camionnette, cette camionnette que Jo nous avait dit avoir équipée d’une fausse plaque d’immatriculation. Tous ces détails me donnait l’impression que j’étais une criminelle, que j’irai en prison. Mais Jo nous l’avait dit : « aucun risque qu’on se fasse choper. J’ai tout prévu. ». Ca m’avait rassurée, avant de partir. Maintenant, ça ne me semblait plus vraiment une garantie suffisante.

Je suis sortie dehors un moment. J’ai dit aux autres que c’était à cause du McDo, que j’étouffais dans les relents d’huile, de sauces, de produits de nettoyage, de bouffe grasse et bourrée de saletés.
Dehors, l’air était chaud, lourd, humide. Pesant. Le vent ne soufflait presque pas, et la nuit n’était pas tombée. D’ailleurs, il était encore tôt : 19h17. En ce début de juillet, alors que les vacances scolaires avaient débuté depuis deux semaines seulement, j’avais le droit de sortir avec mes amis jusqu’à 23h. Après tout, on était en vacances… J’ai envoyé un message à mes parents :
Coucou, je mange avec mes amis ce soir. Ca t’embête pas ? Dsl de pas avoir prévenu plus tôt, on n’avait pas décidé. Je rentre avant 23h. Bisous
J’ai vite reçu la réponse :
Pas de souci ma fille, amuse-toi bien ! Bisous ma chérie

Là, j’ai commencé à avoir des remords. Bien sûr, je n’avais pas menti. Je venais vraiment de manger avec mes amis. Mais je n’avais pas précisé que c’était avant de partir pour accomplir un plan complètement fou, et pas du tout légal. Mais je ne pouvais plus faire marche arrière, maintenant que j’avais accepté de suivre Jo.

Perdue dans mes pensées, je ne l’avais pas entendu approcher. J’ai sursauté quand il a passé son bras autour de mes épaules.

  • Est-ce que ça va ?
  • Ouais, ouais, t’inquiète pas…
  • Quelque chose te tracasse, je le vois bien. Tu peux tout me dire, tu sais !
  • Je sais, Jo. C’est juste que… je m’inquiète un peu, tu vois.
  • Je comprends. Mais tu peux me faire confiance. Ne t’en fais pas, tout ira bien. J’ai tout planifié, tout prévu.
    En quelques mots, il avait chassé mes doutes. Restait une inquiétude sourde, tout de même, mais je m’étais ressaisie. Jo avait sur moi le pouvoir de me calmer ou de m’inquiéter, de me faire peur ou de me rassurer en un clin d’oeil et avec deux phrases.

On est allés rejoindre les autres. Jo nous a dit qu’on devait partir. D’après lui, il restait encore une bonne demi-heure de route. On est tous remontés dans la camionnette, et Jo a démarré.

Je connaissais vaguement l’endroit où Jo nous conduisait, mais j’aurais été incapable de situer avec précision le parc.
Il avait sûrement repéré le terrain. Il s’est garé dans une ruelle adjacente et nous a rejoint à l’arrière du véhicule.

  • Tout le monde se souvient de son rôle ? A-t-il demandé à la ronde.
    Un concert de grognements et de marmonnements, accompagné de quelques hochements de tête, lui a répondu. Aucun de nous n’était motivé, à présent. Mais au point où on en était…

Bill et Madison ont empoigné les bombes de peinture et sont sortis de la camionnette les premiers. Beverley est passé à l’avant et a allumé le moteur du véhicule. Prête à démarrer quand nous serions tous revenus. Jo a ramassé le sac de toile. Et puis, il est sorti à son tour. Kerry et moi avons échangé un regard. Ni l’une ni l’autre n’était très rassurée. Surtout que c’était nous deux, avec Jo, qui devions faire le plus dur. Et aussi le plus dangereux…

Mais on est quand même sorties du véhicule. On a rejoint Jo, et on s’est dirigés vers l’entrée du parc, comme trois amis qui font juste une petite promenade tardive. Bill et Madison étaient partis devant, pour ne pas attirer l’attention.

Le plan, c’était d’abord une approche furtive, et puis, si Jo estimait que la partie s’annonçait trop difficile pour opérer avec discrétion, Bill et Madison nous fourniraient une diversion.

Rapidement, on a quitté le sentier et on s’est enfoncés dans la végétation. Au bout de cinq minutes de marche, on est arrivés vers une petite clarière aménagée. Une fontaine rafraîchissait l’air des promeneurs qui s’asseyaient sur un banc pour profiter du soir qui commençait tout juste à tomber. Il était 20h08.
Jo a sorti du sac trois casquettes et nous les a données en nous recommandant de bien cacher notre visage. Puis il s’est lui-même enfoncé la sienne sur la tête et nous a fait signe d’approcher.

Il nous a désigné le Ministre de l’écologie qui nous tournait le dos, assis sur un banc. Une dame bien habillée, sa femme, probablement, était à ses côtés. Devant eux, leurs deux enfants jouaient. Je les connaissait car Jo, qui avait soigneusement préparé son coup, nous en avait parlé. Lisa, la plus jeune, avait trois ans. Elle avait deux petites couettes sur sa tête aux cheveux bruns. Vêtue d’une robe d’un beau bleu marine, elle courait après son frère sans parvenir à le rattraper. Le petit garçon, âgé de cinq ans, riait aux éclats en narguant la petite. Il portait simplement un tee-shirt rouge et un short gris plein de poussière. Leurs parents les couvaient du regard. Ils étaient heureux d’être simplement là, en famille, comme n’importe qui. A part eux et nous, la clairière était déserte.

Jo a téléphoné à Bill. Kerry et moi n’avons pas entendu ce qu’ils se disaient. Mais au lieu de voir surgir nos amis qui auraient aspergé de peinture le ministre et sa femme, comme c’était initialement prévu, on a assisté à la nouvelle distraction imaginée par Jo.

Madison est arrivée en courant, casquette profondément enfoncée sur la tête et le regard fixé au sol. Elle a percuté de plein fouet la petite Lisa, qui, essoufflée de poursuivre son frère, s’était arrêtée près de la fontaine. L’enfant a été projetée au sol par le choc. Le Ministre et sa femme se sont levés d’un bond et se sont précipités vers elle, tandis que Madison relevait la fillette, s’excusait platement et remettait la petite aux mains protectrices de ses parents.

Dès que les deux adultes avaient quitté le banc, Jo avait jailli comme un diable du buisson derrière lequel on était cachés, m’attrapant au passage par le bras pour que je le suive. Le Ministre et sa femme n’avaient pas encore rejoint leur fille que Jo et moi étions déjà à côté du petit garçon, resté figé de peur lorsque Madison avait heurté sa sœur. Jo a baîlloné l’enfant d’une main ferme et lui a caché les yeux de l’autre. Mon coeur battait un rythme effréné dans ma poitrine alors que j’attrapais le petit par la taille pour le soulever sans difficulté.

On est retournés derrière les buissons où Kerry tenait le sac. En quelques secondes, Jo a sorti de sa poche un bout de tissu et a réduit au silence d’une main experte le petit garçon terrifié, tandis que Madison utilisait quelques cordes fines pour lui lier les bras et les jambes. Puis Jo lui a attaché le sac sur la tête, en s’assurant qu’il pouvait toujours respirer correctement. C’était un kiddnapping, pas un meurtre !

On a déguerpi, Jo portant sa victime sur son épaule, Kerry et moi le suivant quelques pas en retrait. Je me sentais vraiment mal. Avoir vu le bonheur de cette famille et avoir, maintenant, pris en otage un enfant de cinq ans qui, quelques minutes auparavant, jouait paisiblement avec sa sœur, me remplissait de honte, de tristesse et surtout, de dégoût.
Mais c’était trop tard.

Jo nous a ramenés à la grille qui entourait le parc. Il y avait là une brêche dans la cloture, pas très grande, certes, mais suffisamment large pour pouvoir s’y glisser à quatre pattes. Jo est passé le premier, suivi de Kerry. Avec mille précautions, j’ai fait passer le petit garçon emballé dans son sac de toile à mon amie, pendant que Jo surveillait les alentours. Mais on était dans une rue peu passante, et personne ne surprit notre étrange manège.
J’aurais préféré que ce soit le cas.

Beverley s’arrêta à notre hauteur quelques minutes plus tard. On est montés dans la camionette où étaient déjà assis Bill et Madison. Jo a déposé notre petit otage sur le sol du véhicule et a échangé de place avec Beverley, puis il a redémarré. Mieux valait mettre le plus de distance possible entre le parc et nous.

Personne ne disait un mot. Je crois que chacun d’entre nous se sentait vraiment mal, et aucun n’osait regarder le petit garçon qui tremblait et gémissait de peur.
Et quand je dis qu’on se sentait mal, dans mon cas c’était littéral : j’avais chaud, mal au ventre et envie de vomir, d’autant plus que Jo conduisait vite. Plusieurs fois, on est tombés à cause d’un virage trop brusque.
Et puis Jo a freiné sèchement.

Il nous a rejoints à l’arrière de la camionnette. Il tenait à la main un papier.

  • Voilà la lettre de menaces qu’on va déposer dans la boîte aux lettres du Ministre. Tant qu’on est dans le coin…
    Il a ricané, puis il a déplié son papier et en a commencé la lecture. Le petit garçon s’était redressé, probablement aussi attentif que nous.
  • « Monsieur le Ministre, nous avons pris votre fils en otage. Prenez des mesures concrètes et efficaces pour la planète, et nous vous le ramènerons sain et sauf. Si ce n’est pas le cas, nous le tueront dans cinq jours exactement. Salutations distinguées. »

Jo s’est tu et a attendu nous réactions. Le petit garçon s’est recroquevillé sur le sol, et je crois qu’il pleurait silencieusement. Moi et mes amis, nous étions pétrifiés. Jo voulait tuer cet enfant ? Mais ce n’est pas ce qu’il nous avait dit !

En voyant comment on le regardait, Madison, Bill, Kerry, Beverley et moi, Jo s’est exclamé :

  • Eh ben, quoi ? Elle n’est pas bien, ma lettre ? Vous croyez que je veux tuer ce gamin si son père n’obéit pas, c’est ça ? Mais enfin, vous me connaissez ! Je ne suis pas un meurtrier ! Si j’ai écrit ça, c’est juste pour faire peur au Ministre. Dans cinq jours, nous ramèneront ce gosse chez lui. Rien d’autre !

On a tous été soulagés, d’un seul coup. Rien d’autre. Rien d’autre. Rien d’autre. Il n’y aurait pas de mort. Rien d’autre qu’un petit garçon qui se sera fait enlevé par six ados et qui l’auront ensuite ramené chez lui après cinq jours. Aucun mal. Plus de danger après ça.

J’ai poussé un grand soupir de soulagement et Jo s’est tourné vers moi, comme si c’était à moi qu’il s’adressait en particulier.

  • Alors, on la dépose, cette lettre ?
    Et en effet, Jo est allé « poster » sa lettre. On est tous restés dans la camionnette en attendant.
    Il souhaitait aussi en déposer une copie à un journal, ou aux studios de télé, le lendemain, si jamais l’affaire était étouffée. Nous, on voulait faire du bruit. Un coup d’éclat.
    Mais quand il est revenu en courant (j’entendais sa course résonner dans la rue), qu’il a sauté dans le véhicule, qu’il a démarré en trombe, je pensais juste qu’il était pressé. Sauf que j’ai fini par percevoir le bruit de sirènes de police, d’abord une, puis deux, puis trois. Alors voilà comment je crois que les choses se sont passées. Jo a été vu par quelqu’un quand il a déposé sa lettre chez le Ministre, et cette personne l’a suivi jusqu’à la camionnette. Ensuite, elle a téléphoné à la police en donnant le signalement de notre véhicule. Et maintenant, Jo roulait à toute allure pour essayer de nous sortir de là.

Il prenait ses virages sans prudence, et on était ballotés dans tous les sens, tels des naufragés dans leur canot sur une mer déchaînée.
Un brusque coup de volant nous a précipités contre la paroi de la camionnette. Quand je me suis relevée, j’ai remarqué le petit garçon étendu sur le sol. Le pauvre, il ne pouvait même pas se protéger de ses mains, ligoté comme il l’était ! Je l’ai redressé et je l’ai serré contre moi. Il a gémi faiblement. Comme je regrettais de m’être embarqué dans cette histoire, désormais !

J’ai jetté un coup d’oeil à ma montre. Elle affichait 22h34. J’ai pensé machinalement que je ne serai pas rentrée pour 23h, et l’idée de téléphoner à mes parents pour qu’ils ne s’inquiètent pas m’a traversé l’esprit. Et ensuite, je me suis rappelée du pétrin dans lequel j’étais fourrée jusqu’au cou, et je me suis dit que je n’étais pas prête de revenir chez moi. D’autant plus que Jo venait de s’arrêter. Les sirènes de police braillaient. J’ai entendu un policier hurler : « Les mains en l’air ! Sortez du véhicule ! ».

On était foutus. Pour faire bonne mesure, j’ai arraché le sac qui couvrait la tête du petit garçon. Et c’est là que j’ai remarqué combien il était immobile. Complètement mou dans mes bras. J’ai vu le sang qui coulait sur sa tempe, et j’ai compris que je ne tenais plus un enfant, mais un mort.