Rien de pire

Écrit par Clarhà Bourel, incipit 2, en Première au Lycée Murat à Issoire (63). Publié en l’état.

Et elle partit, tenant sa fille dans ses bras à la recherche, folle mais pas désespérée, d’un simple jouet d’enfant, d’une toute petite poupée en chiffon, dans ce monde cruel et obscur qu’était la guerre.
Elles longèrent la petite route défoncée.
La femme avait entendu dire qu’au front, près de vingt millions d’obus avaient déjà été envoyés. Son mari était mort au tout début des combats, et la douleur de sa perte l’aurait submergée si elle n’avait pas eu son enfant pour la maintenir en vie et lui redonner espoir en l’avenir.

  • Regarde, regarde bien partout …
    Le sifflement caractéristique d’un obus déchira l’air. Instinctivement, la femme serra sa fille contre elle.
  • Maman, j’ai peur …
  • Il ne faut pas. On va retrouver ta poupée, d’accord ? Et après, je te raconterai une histoire.
    Elle lui racontait toujours des histoires. D’ailleurs, n’est-ce pas le propre de l’adulte de raconter des histoires à l’enfant ?
    La parole devient vivante au moment où elle prend forme à notre oreille. Et elle refusait de laisser sa fille grandir au son des obus, dans la terreur, le doute et le danger. Elle redoutait par-dessus tout l’obusite, cette maladie mentale qui touchait les soldats au front et menaçait les habitants de Verdun.
  • Regarde ! Ta poupée !
    Parler. Ne pas laisser le silence oppressant et ses lourds sous-entendus de mort et de désespoir s’installer. Seuls les mots tenaient la femme loin de la folie. Les mots et sa fille.
  • Elle est toute sale ! Tu vas la nettoyer maman ?
  • Oui oui, on va le faire ensemble. Viens.
    Elle amena sa fille jusqu’à la fontaine la plus proche. Une miraculée d’où s’échappait encore un mince filet d’eau claire comme du cristal.
    La femme trempa un coin de sa robe et le passa sur le tissu du visage de la poupée, y étalant la terre.
  • Elle est toute propre !
    Elle la tendit à sa fille. Elle réalisa alors que ses mains tremblaient. Elles n’avaient plus nulle part où aller maintenant que leur maison avait brûlé.

Elle s’interrompit un instant, laissant les mots lui venir naturellement aux lèvres pour continuer son histoire. Les images qu’elle voulait exprimer étaient floues, imprécises, comme si elle les voyait à travers un voile opaque et sombre. Mais déjà son fils s’impatientait :

  • Et après, maman, qu’est-ce qui est arrivé ?
  • Après … après, ce fut terrible.

Elles erraient depuis des heures, quand enfin la mère se ressaisit. Elle prit son enfant dans ses bras ; elles retournèrent dans leur ancienne maison. Toute une aile avait été dévorée par les flammes, mais l’autre avait été assez épargnée pour tenir encore debout, fière malgré ses blessures, comme un soldat ayant survécu à l’enfer des tranchées. La femme ouvrit la porte de sa chambre. Les murs étaient noircis, l’odeur de fumée était abominable, mais le lit était encore là. Elle y vit un signe ; elle coucha sa fille, et une fois qu’elle la crut endormie, elle s’effondra en pleurant.

  • Et ensuite ?
    Elle eut un sourire comme un croissant de lune, bienveillant, mystérieux et apaisant. Son fils était suspendu à ses lèvres et elle appréciait de voir à quel point il aimait écouter les mots résonner à ses oreilles comme des tintements de pierres précieuses.
    Chaque mot est une étoile tombée du ciel pour nous faire vivre nos rêves, lui disait sa mère …

Ensuite, la femme réussit à fuir Verdun avec sa fille. Elles empruntèrent la Voie Sacrée, une nuit. La mère elle-même avait gardé dans les premiers temps un souvenir très flou de cet épisode de sa vie, avant de l’oublier totalement ; ce fut une épreuve terrifiante et traumatisante. Elle avait réussi à convaincre le conducteur d’un camion de ravitaillement qui quittait le front de les emmener, elle et sa petite. Le véhicule était vide, et elles ne prenaient pas de place. L’homme s’était laissé attendrir, et elles avaient quitté leur vie en ruine pour le néant. La mère savait qu’il leur faudrait tout recommencer, tout reconstruire, tout réapprendre, mais rien ne pourrait être pire que cette ville en pleine apocalypse. Elles s’étaient réfugiées chez un oncle éloigné, à Paris. La guerre s’était achevée alors que la petite fille avait huit ans. Elle avait grandi, puis rencontré un jeune médecin et ils s’étaient mariés ; ils avaient eu un fils. Sa mère avait perdu en partie la mémoire ; elle était incapable de se rappeler l’enfer vécu à Verdun, et sans doute était-ce préférable. Mais sa fille, elle, s’en souvenait assez pour savoir quel goût avaient les larmes, des larmes comme un déluge souvent, mais aussi des larmes comme des clochettes d’argent parfois …

La femme s’interrompit. Son fils la regardait, bouche bée, l’air stupéfait.

  • Mais maman … !!!
  • Chut … Allez, bonne nuit mon grand …
    Elle embrassa son fils sur le front et sortit en éteignant la lumière. Dans le salon, elle rejoignit son mari.
  • Alors ?
  • Alors il a enfin compris l’histoire …
    L’homme remonta le châle de sa femme sur ses épaules. L’air frais du soir de septembre entrait par la fenêtre entrouverte.
  • Je n’aime pas ça … chuchota-t-il. Cette déclaration de guerre contre l’Allemagne, ça ne me dit rien qui vaille …
    Hannah appuya son front contre le sien.
  • Tant que nous serons tous les trois, rien n’aura d’importance, répondit-elle. J’ai déjà vécu l’enfer, rien de pire ne peut arriver …
    Sur le fauteuil, une toute petite poupée en chiffon, un simple jouet d’enfant, secoua imperceptiblement la tête …