Sabre et lunettes

Nouvelle écrite par Audrey Laplace, en 2nde au lycée de Presles, Cusset (63)

Quand cette fameuse histoire lui arriva, Anna savait depuis au moins un an et demi que le dernier rayon de la bibliothèque de sa grand-mère, à Paris, ouvrait directement, quand on écartait les livres, sur la petite place du marché de Shalingappa dans le sud de l’Inde. Mais Anna n’aimait pas l’aventure, comme son inséparable amie Gabrielle dont le fait le plus héroïque était de sortir la tête de sa carapace, une ou deux fois par jour, pour affronter le monde et manger des endives. De temps en temps, pourtant, traversant la pièce, Anna osait glisser le nez entre les livres et sentir avec délices le parfum moite du safran ou écouter battre la pluie de mousson. Ses lunettes en sortaient tout embuées.
Pourtant, ce matin-là, alors qu’Anna lisait tranquillement sur la petite table d’ébène, la tête appuyée sur sa main, tournant les pages nonchalamment et baillant à chaque ligne, une grande flaque d’eau se glissa sous la bibliothèque.

Intriguée, elle se leva et s’étendit avant de s’approcher du meuble. Le liquide s’était répandu sur un mètre environ, imbibant le parquet et les livres de l’étagère la plus basse. Lorsqu’elle se pencha, regardant la surface du liquide miroiter à la lumière, ses lunettes se décrochèrent de son nez pour plonger dans la flaque. Anna se baissa alors pour les ramasser, et plissant les yeux afin de distinguer le parquet (elle était vraiment myope) elle précipita sa main jusqu’à l’eau pour les rechercher. Elle tenait Gabrielle sous son bras gauche, comme elle le faisait toujours. Anna pensais trouver le sol sous ses doigts, mais alors qu’elle enfonçait son bras toujours plus profond dans le liquide irréel, elle bascula en avant et tomba dans la flaque.
La jeune fille leva les yeux pour regarder autour d’elle, rajustant ses lunettes sur son nez et essuyant la buée qui se formait toujours sur ses carreaux. Elle se trouvait assise dans la boue, sous une pluie de mousson et une chaleur étouffante, au milieu de paniers remplis de fruits. Anna restait sans voix, elle ne savait pas ce qu’il venait de se passer. Elle demeurait là sans bouger, les gens chargés de marchandises diverses passaient dans la rue sans être étonnés de voir une jeune fille étrangère assise par terre.

C’est alors qu’un bourdonnement se fit entendre, de plus en plus fort comme se rapprochant d’elle. Les femmes commencèrent à crier et les hommes dirent aux enfants de se cacher, l’agitation renversait les marchandises et les paniers, on abandonnait ses affaires là où on se trouvait. Anna, au milieu de se chaos, n’en revenait toujours pas et ne se rendit même pas compte de la panique alentour. Le grondement était tout proche et on entendait maintenant le gargouillis créé par les sabots s’enfonçant dans la boue. Un troupeau de vaches sacrées se rapprochait rapidement. Anna était sur le point d’être piétinée lorsqu’un marchand la saisit par la taille et la colla contre un mur, faisant rouler Gabrielle sur le côté. Le troupeau passé, il se recula et lui demanda si elle allait bien. Anna s’étonna de comprendre ses paroles, et bien qu’ayant quelques peu retrouvé ses esprits, elle restait perdue dans cet endroit étrange. Elle lui balbutia se sentir bien et le questionna timidement sur ce monde dans la bibliothèque. Il répondit n’avoir pas vu de bibliothèque, et bien qu’elle aurait pu penser qu’il n’avait pas comprit sa question, elle était persuadée qu’il l’évitait au contraire volontairement. Elle lui expliqua ce qu’il lui était arrivé et l’homme partit en courant. Anna, désemparée, ramassa Gabrielle et se mit à errer dans les rues, bousculée par les passants, un homme avec un singe sur l’épaule, deux gros éléphants montés par leurs cornacs imposaient leur masse entre les échoppes, de nombreux pousse-pousse la dépassaient…

Alors que quelques secondes avant d’échapper ses lunettes elle était encore somnolente, lisant un livre, elle avait inexplicablement sombré dans le liquide répandu sur le sol et se retrouvait maintenant dans cette Inde étrange. Les gens étaient étranges, la terre était étrange, les paysages étaient étranges eux aussi. Durant des heures, Anna interrogea chaque personne qui semblait pouvoir la renseigner, et chacun d’eux s’évertua aussitôt à changer de sujet ou s’éloigna faisant mine de ne pas comprendre. La jeune fille se sentait elle-même étrange dans cette atmosphère humide et floue. Elle était à la fois comme un élément du décor et une bizarrerie adressée aux passants. Certains la dévisageaient. D’autres l’ignoraient. Chaque visage était orné d’un sourire, que ce soit un sourire d’amusement ou de mépris, d’étonnement ou d’hypocrisie.

Il était désormais midi, et Anna était affamée. Elle revint en ville –elle s’était éloignée du brouhaha des rues pour se reposer- dans l’espoir de trouver à manger. Il semblait que le marché était permanent. Depuis son arrivée les échoppes étaient là, avaient certes bougées, mais il y en avait autant voir davantage. Elle passait derrière les stands discrètement pour tenter de récupérer quelques fruits talés, se refusant au vole ou à mendier. C’est alors qu’elle allait poser la main sur une grenade flétrie qu’elle se sentie tirée par la taille. Comme un bras énorme s’enroulait autour d’elle et commençait à la soulever, entrainant de surcroit une sorte de gourde en peau à laquelle Anna s’était agrippée. En une seconde elle se retrouva face à face avec un énorme éléphant noir de crasse. Le cœur d’Anna battait vite, mais serrant Gabrielle contre sa poitrine, elle ne ressentait pas la peur. Elle regardait l’œil fermé de l’éléphant ; il semblait être vieux et certainement borgne, avec une défense cassée dans la longueur qui faisait penser à un sabre. Personne ne montait la grosse bête, et les marchands autour s’étaient approchés pour assister à la scène. Plus aucun bruit ne retentit dans la rue et la foule s’écarta pour laisser passer l’éléphant qui s’éloignait maintenant en plaçant la jeune fille derrière ses oreilles.

La bête marchait lentement, se dirigeant vers les palmeraies. Il cueillait au passage toute sorte de fruits dans les arbres et les donnaient à sa protégée. Anna se sentait respirer sur le dos de l’éléphant, la chaleur humide de la ville disparue. Elle ne se posait pas de questions, il lui semblait qu’elle suivait la bonne voie sans vraiment savoir pourquoi. Elle suivait son cœur, elle allait là où l’imposante bête allait. Gabrielle ne voulait plus sortir de sa carapace, elle devait être assoiffée et le petit litchi qu’elle avait dénié manger n’avait pas suffit à la revigorer.
Après quelques minutes de marche, l’éléphant s’arrêta près d’une rizière et s’agenouilla. Anna se précipita jusqu’à l’eau et fit boire Gabrielle tant bien que mal, en profitant pour se débarbouiller et remplir la peau qu’elle avait emportée avec elle.

La jeune fille s’approcha de sa monture, le caressa doucement entre les yeux et derrière les oreilles, le contourna en l’examinant de toute part. Elle sentait ses muscles se contracter doucement au contact de sa main, comme si quelque chose passait d’elle à lui. Elle le toucha ainsi incessamment, jusqu’à ce que la bête se laisse totalement aller à elle. Puis, sans raison précise, l’éléphant reprit Anna sur son dos et se remit en marche. Ils avancèrent ainsi tout l’après-midi, traversant villages et collines, campements et déserts, cours d’eau et plaines. La diversité du paysage faisait oublier à Anna qu’elle n’appartenait pas à ce monde. L’éléphant même lui avait fait oublier qu’elle devait rentrer chez elle, et que la bibliothèque –si elle existait- était maintenant bien loin derrière elle. Elle faillit céder à la panique, mais la vue du soleil enflammé devant ses yeux lui montra la liberté dont elle disposait ici. La jeune fille et sa monture avait maintenant rejoins la rive du Gange, et le soleil se couchant transformait le cours d’eau en un fleuve de sang.

La nuit se faisait de plus en plus présente et les yeux d’Anna commençaient à se fermer. L’éléphant ne s’arrêtait plus ; il semblait vouloir atteindre son but avant la nuit. Bien sûr il ne disposait pas de la parole pour s’exprimer, mais Anna comprenait ses pensées et ses émotions, lui de son côté prenait soin de répondre à ses besoins, tel un père. C’est sous les dernières lueurs du soleil qu’Anna comprit. Elle savait qu’il allait mourir ; il savait qu’elle l’accompagnerait jusqu’au bout. Alors, au pied d’un baobab gigantesque, la grosse bête épuisée s’agenouilla. Anna descendit à terre et laissa le bel éléphant s’allonger doucement, accompagnant ses mouvements d’un regard protecteur. Une fois installé, elle vint se blottir contre son ventre, bien au chaud derrière sa grosse patte avant et après des heures passées à écouter le cœur fatigué du pachyderme, Anna ferma les yeux et plongea dans le sommeil, tandis que le battement régulier s’éteignait doucement.

Le soleil se levait, ses rayons se réfléchissaient sur les lunettes d’Anna. Elle ouvrit les yeux, étira ses bras, ses jambes, et regarda calmement autour d’elle plusieurs fois, avant de les refermer et de les rouvrir pour être sûre de ce qu’elle voyait. La jeune fille à lunette, sa tortue Gabrielle devant elle, un livre sous ses bras qu’elle avait repliés pour s’appuyer dessus, était assise devant la petite table d’ébène de sa grand-mère. En face d’elle, la bibliothèque pleine de livres semblait cracher de la brume, et à ses pieds, on pouvait voir s’étendre un miroir d’eau…