Sans regret (incipit 1)

écrit par Clarhà BOUREL, en 2nde au Lycée Murat à Issoire (63)

Il me prit la main et m’entraîna parmi les loups.

La tête me tournait, je me laissai emporter par cette cascade anachronique, ce torrent qui remontait le temps, ce foisonnement étouffant.

Nous gagnâmes l’étage. Là, les invités se faisaient plus discrets ; certains étaient affalés contre les murs, assoupis par l’alcool. Mon guide poussa une porte, et me fit entrer dans un salon meublé dans un style délicieux de contradictions choquantes.

– Je m’appelle Jérémy, me dit-il en retirant son masque de taureau blanc.

Il avait un beau visage régulier et un air malicieux.

– Ce n’est pas trop dur, parfois, de s’appeler Europe ?

Question stupide, mais prononcée de sa voix charmeuse, elle ne me paraissait plus déplacée.

– Si, bien sûr. Tout ce qui est un peu original dans ce monde est forcément mal vu à un moment ou à un autre, n’est-ce pas ?

Le fait d’énoncer cette vérité à voix haute me ramena trois mois en arrière.

Je venais de terminer ma classe de première. A seize ans, j’étais plutôt discrète physiquement - peut-être pour compenser mon prénom -, au grand dam de mes parents qui me surprenaient parfois par leur égoïsme, leur inattention et leur irréalisme : archéologue distraite pour l’une, historien excentrique passionné de mythologie pour l’autre. Je travaillais bien mais j’étais téméraire et curieuse, j’aimais la philosophie, et j’avais des amis fiables. Je m’estimais satisfaite.

Un soir, en rentrant du lycée, j’avais trouvé une enveloppe à mon prénom glissée sous la porte de ma chambre. Ma mère m’avait affirmé qu’elle n’y était pour rien, et que personne n’était venu à la maison de la journée. Cette découverte ayant jeté un vent de panique dans toute la maisonnée, mon père avait fini par faire changer les serrures et l’on n’en parla plus. Mais si les faits s’oublient aisément, les écrits restent, à commencer par la mystérieuse invitation contenue dans l’enveloppe.

« La fête de tous les temps ! » clamait-elle. Je ne savais pas, alors, à quel point ce serait vrai.

Jointe, une adresse avec une date, et pour seule consigne : venir habillé selon son choix.

Pour moi, la question ne se posait même pas : j’allais bien entendu me rendre à cette fête, ne serait-ce que parce que la façon dont la lettre était parvenue jusqu’à moi était une énigme. Et sans en rien dire à mes parents, bien entendu également. Quant au costume, c’était une évidence même : j’optai pour une longue toge blanche – communément appelée « drap » -, une paire de sandales en cuir, et je bouclai ma chevelure brune avant de la remonter dans un serre-tête doré. Lorsqu’on se prénomme Europe, il est presque obligatoire de s’habiller en personnage mythologique.

Je me rendis donc à cette soirée au château, où je pensais ne connaître personne. Cependant, au premier regard, il m’avait semblé reconnaître ce taureau blanc, grand et solide, à l’air intelligent et vif. C’est pourquoi je l’avais suivi sans hésitation.

Il me regarda d’un air légèrement suspicieux. Je secouai la tête, revenant à l’instant présent ; au vacarme étouffé qui régnait, à l’ambiance électrique, au désordre éparpillé.

Je m’approchai doucement, mue par une impulsion soudaine. Lorsque je fus près de lui, je me hissai timidement sur la pointe des pieds et aplatis une mèche blonde que le masque avait ébouriffée. Soudain, Jérémy m’attira dans ses bras et m’embrassa.
Je hurlai et me dégageai d’un coup de pied.

Il me fixait d’un air stupéfait, plus même, totalement éberlué, comme si toutes ses certitudes avaient été soufflées par mon refus violent.

– Tu es fou ?!

Il n’avait même plus l’air de comprendre ce que je disais.

– Non mais ! criais-je furieusement, rendue folle par son absence de réaction.

Je tournai les talons et m’enfuis.

Claustrophobie enrageante, bousculades effrénées, masses de poids qui vous oppressent et vous compressent.

Je me frayai tant bien que mal un chemin à travers les personnages de légende qui vacillaient, se croisaient, s’ignoraient et s’enlaçaient.

Mon cœur tambourinait violemment contre mes côtes et ma vue se troublait.
Je gagnai difficilement la sortie. L’ouverture de la porte provoqua un courant d’air frais, qui parut glacial à ma peau brûlante.

Je sortis. L’herbe était douce, le silence assourdissant, la solitude apaisante. Plus bas, le grondement de la rivière me parvint. Je fis quelques pas, tentant de reprendre mes esprits.

L’origine de ma stupéfaction choquée ne venait pas tant du fait que Jérémy m’ait embrassée, mais davantage de ce que j’avais cru voir, cru entendre, cru ressentir à ce moment-là.

Des voix de femmes. Le bruit qui accompagne le jaillissement de l’écume, en haute mer. Et surtout, comme une vague ayant déferlé en moi à cet instant, une incontrôlable envie de rendre son étreinte à ce quasi-inconnu, dont les traits m’étaient si familiers, sans que je parvinsse à les identifier.

Tourbillon de pensées effrayantes, nouvelles, surprenantes. Goût de l’inconnu, de l’étonnement et de l’impossible sur les lèvres. Jérémy passa une main dans ses cheveux, pensif.
Il secoua la tête, puis, soudainement, il disparut sous les yeux du gladiateur ivre qui venait d’entrer.

– C’est im-po-ssible.

Zeus respira profondément sans trop regarder la prêtresse dans les yeux. On a beau être un dieu, un regard aussi acéré que celui de Cassandre restait à craindre.

– Je te dis que si. Ça n’a pas fonctionné, elle s’est enfuie. Je ne m’attendais pas à tant de modernité, certes, mais …

– Je te dis que cela ne se peut ! tonna-t-elle.

Le plus grand dieu de l’Olympe se tut et attendit.

– Le destin est inéluctable, commença la jeune femme d’une voix rauque. J’ai su que, en cette période encore, tu tromperais ta femme, la sévère Héra. J’ai une des visions, de toi, et d’une belle jeune fille prénommée Europe et vêtue de blanc. Elle est brune et curieuse. Vous vous trouviez au bord de la mer ; tu étais devenu un taureau blanc pour la séduire et tu l’emportais sur ton dos à travers les vagues. De votre union devront naître trois fils, qui changeront à tout jamais l’histoire. Il est impossible qu’Europe se soit dérobée.

Zeus hocha piteusement la tête.

– Je le sais, noble Cassandre. Mais les faits sont tels que je te les ai décrits.

– C’est impossible … répéta la belle Troyenne en fronçant les sourcils. A moins que …

Son regard s’éclaira soudainement.

– N’y aurait-il pas une autre Europe en un autre temps de ce monde ?

– C’est impo … déclara Zeus à son tour, avant de se taire brutalement. Mais oui … la présence d’eau … il s’agissait d’une grosse rivière et non de la mer … et nous étions à une fête costumée, ce qui m’avait choqué au premier abord … Ainsi donc existe-t-il deux Europe dans ce monde, toutes deux belles, brunes et curieuses, et vêtues de toges ?

– Il semblerait. Mais la concordance de tant d’éléments, qui t’ont même poussé toi, grand Zeus, à les confondre, me fait croire que ces deux femmes sont liées …

Je m’effondrai sur mon lit, harassée et décontenancée. Le trajet du retour avait été long. Je me déshabillai machinalement et me couchai. Mes parents dormaient, il n’y avait aucun bruit dans la maison, et je ne tardai pas à m’assoupir.

Coton épais de ces rêves presque conscients, perception de son corps sans en avoir la maîtrise, détente exquise. Je me laissai flotter doucement lorsqu’un infime bruit attira mon attention.

Ce n’était rien, juste un léger « pop », mais cela suffit à me réveiller. Les yeux clos, je mimais le sommeil. Et soudain, sa vision s’imposa à moi : un portrait de Zeus, vu dans un manuel de grec au collège. Un Zeus, ou Jupiter pour les Romains, qui ressemblait trait pour trait à Jérémy …

J’ouvris les yeux.

Il était là et me regardait en souriant.

Passé le premier instant de stupeur, Jérémy tenta de m’expliquer qu’il était une des formes de Zeus. Devant mon incompréhension, il me prit la main, et nous emporta sur l’Olympe. J’eus à peine le temps d’apercevoir une Héra trépignant de rage, que nous étions dans une clairière. Artémis Chasseresse abaissa son arc en nous voyant, mais étions déjà au milieu des flammes du Tartare. Je blêmis à la vue des horreurs que subissaient les malheureux prisonniers ici, et Jérémy m’entraîna au château où avait eu lieu la fête.

– J’ai confondu, déclara-t-il alors d’un air contrit. Je te prie de m’excuser. Cassandre la prêtresse m’avait assuré que je séduirai une Europe vêtue d’une toge dans peu de temps, mais je me suis trompé d’époque, et la véritable Europe m’attend sûrement à l’heure qu’il est, car le destin est immuable et inévitable.

Je fixai Jérémy droit dans les yeux, oubliant que j’étais en pyjama rayé, qu’il était un dieu vieux de plusieurs milliers d’années et venu du passé pour me séduire sur les conseils d’une prêtresse, que nous étions peut-être à des kilomètres de toute habitation.

Je l’embrassai.

Cette fois-ci, ce fut Jérémy le plus surpris, mais il ne se dégagea pas.

Lorsque je m’écartai, il sourit, et nous fûmes à nouveau dans ma chambre. Puis il disparut.

Dans le château, le maître secret des lieux se frotta les mains, réjoui, fixant l’écran sur lequel deux personnes venaient d’apparaître, avant que l’une ne disparaisse aussi soudainement. Le résultat d’années de recherches intenses et de sacrifices monstrueux se trouvait enregistré ici, sur ces quelques minutes de film : il tenait enfin la preuve concrète, qu’il quêtait si ardemment, de l’existence des dieux antiques, et surtout de leur présence parmi les mortels. Il fit tourner sa chaise à roulettes et redressa ses lunettes sur son long nez, un long nez dont sa fille avait hérité. Sa fille qu’il espionnait d’ailleurs sans scrupules.

Après tout, elle n’était née que pour lui permettre d’assister à ce moment.

Aujourd’hui encore, l’apparition de Zeus reste l’un des principaux évènements de ma vie. Que serait-il arrivé si j’avais laissé mon instinct agir, si j’avais cédé lors de la fête ? Si je l’avais involontairement laissé me prendre pour une autre ? Sans doute aurais-je égoïstement modifié toute l’histoire, aussi suis-je heureuse de ne pas avoir à vivre avec cette culpabilité. Mais s’il est bien une chose que je referais si c’était à refaire, ce serait de forcer le destin pendant ce délicieux instant d’interdit, où, bravant la logique et les visions d’une femme d’un autre temps, je me laissai simplement aller à un réflexe humain … se laisser tenter par le dieu des dieux de la mythologie antique.

Aujourd’hui encore, donc, je ne regrette rien. Je suis mariée à un homme et non à un être divin, mère, et heureuse.

Ce moment fut si exceptionnel que je ne l’aurais sans doute pas apprécié à sa juste valeur si Zeus m’avait consacré davantage d’attention qu’à n’importe laquelle des centaines de femmes qu’il avait pu croiser au cours du Temps. Je n’ai bien entendu jamais parlé à qui que ce soit de mon aventure avec Jérémy, personne ne m’aurait crue.

Cependant, j’ai parfois l’impression que mon père sait beaucoup de choses … comme s’il m’espionnait !