Sciences humaines en crise, retour de la fiction

« Conrad et Stevenson nous en apprennent-ils moins sur les tropiques que Malinowski, et Chateaubriand ou Proust que Lévi-Strauss sur l’homme en société ? Pourquoi les écrivains (les grands) disent-ils mieux le monde que les anthropologues patentés ? »

« Conrad et Stevenson nous en appren­nent-ils moins sur les tropiques que Malinowski, et Chateaubriand ou Proust que Lévi-­Strauss sur l’homme en société ? Pourquoi les écrivains disent-ils mieux le monde que les anthropologues patentés ? » s’interrogent les anthropologues Alban Bensa et François Pouillon dans un ouvrage collectif, Terrains d’écrivains. Frappés par le « terrible ennui » et l’« impression d’irréalité » qui se dégagent souvent des textes d’anthropologues, en contraste avec la « jubilation » éprouvée à lire des textes d’écrivains sur les mêmes populations, ils revisitent avec dix autres anthropologues Montaigne, Lamartine, Pouchkine, George Sand, Nerval, Flaubert, Rimbaud, Kipling, Virginia Woolf, Céline, Montherlant, Camus, en s’interrogeant sur leur « passage à la fiction » – et sur ce que la fiction dit, d’autrement indicible.

« Et si la fiction était plus juste que les sciences sociales ? » s’interrogent les sociologues de l’école de Chicago, fascinés par la série TV The Wire (Sur écoute) de David Simon – fresque ambitieuse, brûlot politique, portrait d’un Baltimore ravagé par la drogue et la corruption, d’une telle puissance qu’Atlantic Monthly l’a comparée aux chefs-d’œuvre de Dickens. « Jamais aucun livre scientifique n’aurait réussi ce que The Wire est parvenu à faire : montrer la réalité urbaine du lumpenprolétariat américain », écrit l’historienne Sylvie Laurent dans la revue Esprit. William Julius Wilson, le théoricien de la pauvreté, grande figure de « l’école de Chicago », souligne que cette série a fait davantage pour la compréhension des quartiers marqués par la ségrégation que tous les livres qu’il a pu écrire. Et voilà The Wire qui devient déjà un « classique » à étudier dans les séminaires de sociologie.

Et pourquoi diable les psychanalystes, d’un savoir si arrogant, qui posent volontiers sur l’humanité le regard amusé de qui détient les clés permettant de traduire ce que les autres, ignares, croient dire quand ils parlent, pourquoi diable donc, citent-ils à tout propos les écrivains – dont la plupart n’ont pas la moindre notion de psychanalyse, s’interrogeait déjà Pierre Bayard dans son essai Peut-on appliquer la littérature à la psychanalyse ? Et d’imaginer, du coup, une méthode – vouée à l’échec, prévient-il d’emblée – consistant à rechercher dans la littérature des théories récupérables en psychanalyse. Resterait à comprendre d’où leur viennent ces « théories ». Et s’il s’agit de « théories » ou de ce qui fait la spécificité de la littérature – irréductible au concept… Après tout, Lacan a plus besoin de Shakespeare que l’inverse ! Bref, y aurait-il dans la littérature un savoir après lequel courent les psychanalystes, qui nécessairement leur échappe ?

Enfin, à quoi pensent les historiens ? À la littérature, « jusqu’au point de l’obsession », s’étonne un critique du Monde, tandis que se multiplient les colloques « Histoire et littérature ». Et que François Hartog publie un ouvrage, au titre curieux, si l’on y songe, de la part d’un historien, s’agissant d’une activité supposée « scientifique » : Croire en l’histoire. Scientifique ? C’était oublier qu’il s’agit aussi d’une construction – en crise, parce que notre rapport au temps a changé : fermeture du futur, présent omniprésent, montée de la « mémoire ». C’était oublier que l’histoire est collecte et articulation de ce qu’elle appelle des « faits », mais aussi narration.
L’historien considérait de haut le « roman historique », genre décrété mineur, jugé sur la seule « exactitude » du contexte mis en scène – voilà que l’historien découvre que le roman implique une autre vision du temps. L’un, penseur de la continuité, déployant ses séries causales, suppose, mais moins « scientifiquement » qu’il ne le croit, que tout texte est le produit de ses contextes. L’autre, par le simple jeu de ses personnages, pose l’inverse : qu’est texte ce qui échappe à ses contextes – et que c’est même le foisonnement de ces « textes », par la mise en jeu de la liberté qu’ils supposent, qui résiste aux « contextes », les façonne, parfois même les brise. L’un est à l’aise dans les continuités, l’autre dans les ruptures – qui font l’histoire, justement.

Ethnologues, sociologues, psychanalystes, historiens : qu’ont-ils tous soudain à se focaliser sur les pouvoirs de la littérature – alors que ces sciences dites curieusement « humaines » se sont édifiées sur l’expulsion de la littérature hors de leur espace ? Pas étonnant, donc, que les sciences humaines en crise retrouvent face à elles les puissances de la fiction. Il faut prendre la mesure de cet ébranlement : il signifie que les théories formalistes qui prétendaient imposer leurs normes sont bel et bien mortes. Nous ne nous en plaindrons pas : c’est notre combat depuis la création du festival.

Michel Le Bris