Secret d’État

Écrit par Capucine Zgraja, incipit 1, en 1ère au Lycée David d’Angers à Angers (49). Publié en l’état.

Le jeune homme tremble. Son nom est Gavrilo Princip et dans sa poche, il tient un revolver.
« Je m’appelle Gavrilo Princip. J’ai dix-neuf ans. Je suis bosniaque. J’appartiens à la communauté serbe. Et je vais tuer l’archiduc François-Ferdinand… »
Le jeune homme se répète ces cinq phrases depuis plus d’une heure maintenant. Un long monologue qui n’en finit pas. L’arme est lourde dans sa main. Il sent le froid du métal contre sa paume moite. Ses doigts sont crispés, douloureux, prêts ? Ce n’était pas à lui de lever cette arme, ce browning 38 millimètres. C’était Mehmed qui aurait dû être à sa place si celui-ci n’avait pas échoué dans sa tentative. Ou alors, Nedeljko, mais pas lui… Gavrilo disait pourtant être capable de lancer sa grenade, de lever son revolver, de viser l’archiduc, de tirer. Puis de mourir à son tour. Maintenant il ne sait plus. Il a juste un énorme nœud dans le ventre. Ses mains tremblent. Elles tremblent tellement.
Le jeune homme ferme les yeux, rapidement car il n’a plus le temps. La journée, ce 28 juin 1914, va s’arrêter dans quelques minutes, juste au moment où il tirera, au moment de sa fin. Gavrilo ouvre les yeux. Il regarde le cortège de voitures qui s’approche. Il entend les gens, ces musulmans, ces grecs, ces juifs, ces autrichiens et, ses serbes. Son peuple. Ceux qu’il vient délivrer du joug de l’empire austro-hongrois. Il serre les dents, et ses doigts se referment à nouveau sur l’arme. C’est pour ça qu’il est ici : pour tuer l’archiduc, montrer la volonté de la Bosnie, et espérer se libérer de ce terrible empire.
L’air est frais. Le ciel bleu respire l’été. Autour de lui les habitants rient. Ils parlent de l’archiduc, de leurs maisons, de leurs enfants, de la vie. Ils rient, mais Gavrilo n’écoute plus. Gavrilo n’a plus de famille, plus de chez lui, plus de vie, son destin s’approche. Il regarde fixement les plumes vertes du casque de François-Ferdinand. Il a les yeux fixés sur le cortège impérial. Il n’est désormais plus qu’à quelques mètres. Devant lui, une vieille femme sourit à son mari. Encore dix mètres. Le jeune homme cesse de respirer. Le vent lui balaye délicatement ses cheveux noirs. Cinq mètres. Un jeune homme lui frôle le bras. Il a sorti le browning de sa poche. Il est contre sa cuisse. La foule le cache. Deux mètres. L’archiduc est là, applaudi par cette foule qui ne comprend pas. Gavrilo lève son bras. Il soulève l’arme.
La détonation déchire la matinée. Un BANG retentissant que personne ne comprend vraiment. La duchesse s’effondre sur la banquette arrière. Puis un autre coup de feu vient briser l’Europe. Le sang coule de la mâchoire de l’archiduc. Il s’évanouit à demi sous le choc. La foule hurle de stupeur et de frayeur. L’homme porte une main à son visage. Ses doigts se poissent de sang vermeil. Son sang impérial et royal. Ce sang bleu.
Le monde regarde Gavrilo Princip. Ce jeune homme, ce presque enfant qui vient de tuer un homme. Gavrilo est resté un instant immobile, toutes pensées éteintes. Il fixe les deux corps, et les deux vies qu’il vient d’arracher. Le temps semble s’arrêter, puis étrangement, trop rapidement, il reprend son cours et rattrape le jeune serbe. Il le frappe de sa dure réalité : lui, n’est pas encore mort.
Les murmures se propagent de bouches à oreilles. Gavrilo n’attend pas. La Miljacka s’écoule doucement quelques mètres derrière lui. Les rues de Sarajevo le surplombent de leurs lourdes ombres. Il glisse dans sa bouche la capsule de cyanure, croque le poison, l’avale. La mort n’a aucun goût. Rien qu’une horrible douleur dans le ventre. Gavrilo enserre ses bras autour de lui. Il retient difficilement le hurlement qui tente de fuir de sa gorge. Les policiers l’entourent. Les habitants hurlent. De fureur. Contre lui. Il ne veut pas les regarder. Ils ne comprennent pas. Ils comprendront plus tard. C’était nécessaire. L’archiduc devait mourir. L’Autriche-Hongrie doit mourir. Et lui aussi.
Flaque de vomi sur les vieux pavés. Sa douleur au ventre est toujours là. La mort, elle, semble s’être envolée. Sans lui. Il relève la tête. Les policiers l’entraînent loin de la foule, loin des morts, loin du pont latin. Blanc. Si blanc.
*
Le tribunal ressemble à une vieille salle de classe dont les bureaux, les chaises, le tableau noir auraient été enlevés. Ils sont vingt-cinq accusés dans cette pièce qui sent l’humidité. Et la guerre. Gavrilo serre les dents à cette idée. Il jette un coup d’œil par la fenêtre à sa gauche, il croit presque entendre les canons qui tonnent à soixante kilomètre. Depuis deux mois, la guerre est là. Par sa faute, lui a dit le juge.
Le jeune homme a les bras croisés. Il est encore vivant. La dose de cyanure était trop faible. Il voulait mourir. Il ne voulait pas la guerre, pas vraiment, ou peut être un peu. Il ne sait pas. Il ne sait plus. Il a mal aux côtes. Sa tempe gauche saigne encore. Le juge parle toujours. Les soldats veillent. Gavrilo connait celui de gauche, c’est l’homme qui lui a cassé le bras. L’autre à ses côtés l’a frappé au ventre. Gavrilo détourne les yeux. Ses souvenirs le font presque autant souffrir que les marques qu’il porte sur le corps.
Le juge ne parle plus. Il le dévisage. Tout le monde le dévisage, les soldats comme ses camarades. Ceux qu’il a dénoncés. Seul Nedeljko a les yeux rivés au sol. Gavrilo n’a pas entendu la question qu’on lui a posée : il interroge le juge du regard. Il croit lire sur ses lèvres un « pourquoi ». Il n’est pas sûr. Il n’entend plus très bien. Il a mal à la tête surtout. Gavrilo n’a pas envie de parler. Il veut juste souffrir en paix. Il refuse cette vie qui lui reste.
Un soldat s’approche de lui, surement pour le frapper. Il aura un nouvel hématome. Un de plus. Le militaire le prend brutalement par le col de sa veste et le met debout. Rien de plus. Gavrilo retient le soupir de soulagement qui voulait sortir de ses lèvres. Le jeune homme ne regarde pas autour de lui. Il sait qu’il est là, au milieu de cette salle froide, de ces regards sombres, de toute cette Europe qui l’accuse, qui lui demande « pourquoi » ? Il ne peut que parler. Il n’a plus le choix. Alors, il entrouvre ses lèvres abîmées et laisse sa parole se répandre dans la salle :
« Je m’appelle Gavrilo Princip. J’ai dix-neuf ans. Je suis bosniaque. J’appartiens à la communauté serbe. Et comme vous le savez tous, j’ai tué l’archiduc François-Ferdinand. Et sa femme. »
Sa voix est faible, presque brisée par les coups qu’il a reçu. Pourtant il veut être entendu. Il veut parler autant qu’il souhaite mourir. Il veut qu’ils comprennent. Il n’est pas un assassin. Il est le porte parole de son pays. Il est celui qui a tenté de rendre la Liberté aux siens.
« Je m’appelle Gavrilo Princip et ce que j’ai fait, je l’ai fait avec toute ma conscience de serbe, de prisonnier. Car oui, avant ce coup de revolver, j’étais prisonnier, plus prisonnier que je le suis aujourd’hui. L’empire détenait ma vie, comme celles de tous mes compatriotes. Il nous tenait dans sa main gantée de fer, sans concession, sans aucun remord. Nous n’étions rien. Alors oui, je l’ai tué. »
Le jeune homme s’arrête quelques secondes. Il se met alors à tousser, d’une toux rauque et sèche. Elle lui déchire les poumons et lui brûle la gorge. Il essaye d’inspirer de longues goulées d’air. Il se calme. Gavrilo regarde le juge. Il se souvient de ce matin de juin. Ses lèvres tremblent. Les mots qu’il veut prononcer ont un goût amer dans sa bouche, pourtant, il n’hésite pas.
« J’ai tué un être malfaisant. J’ai tué celui qui volait la liberté. J’ai tué celui qui emprisonnait tout un peuple. J’ai tué pour délivrer les slaves de l’oppression autrichienne. »
Il reprend son souffle. Les vingt-quatre autres accusés ne le regardent plus. Le juge ne le quitte pas du regard. L’homme reste impassible. Gavrilo ne baisse pas les yeux. Il est en face de son destin. Le jeune homme n’a plus de colère en lui. Sa rage s’est effilochée avec ses mots. Il se sent vide comme le silence qui l’entoure.
« Vous revendiquez la liberté. Vous avez choisi de tuer. »
Le juge a une voix étrangement douce. Gavrilo dirait même apaisante, si les mots qu’il prononçait ne lui brulaient pas tant le ventre.
« Mais tuer n’est-ce pas voler la liberté de l’autre ? N’est-ce pas le contraire de ce que vous recherchiez ? »
*
Dans ces rêves, il voit toujours de la poussière, beaucoup de poussière, de grandes explosions qui déchirent le ciel et remplissent les nuages de cendre. Le bruit est infernal, continu, plein de cris. Il pleut du sang. Des morceaux de corps. Il voudrait mourir comme lorsqu’il avait le cyanure dans le ventre. Il voudrait s’enfuir comme après avoir tiré sur l’archiduc et sa femme. Il n’y arrive pas. Il est embourbé dans ce cauchemar sans fin, répétitif, identique à chaque nuit. La guerre l’a avalé.
Gavrilo se réveille en sursaut. Sa vieille chemise est collante de sueur. Il prend appui sur le mur glacé et se laisse entraîner dans une crise de toux. La tuberculose lui déchire les poumons tous les jours, toutes les heures depuis qu’il est dans cette prison. A Sarajevo.
Le jeune homme s’assoit sur la banquette. Il prend le temps de respirer. Il n’est pas pressé : il n’a rien à faire. Des soldats viendront le chercher vers onze heure, ils l’emmèneront au tribunal. Là bas, il a l’habitude maintenant, il comptera les heures en regardant par la fenêtre. Il rêvera au mot Liberté. Gavrilo soupire. Il préfère cette salle aux tortures des hommes, c’est moins difficile à vivre. Il espère que le jugement durera longtemps. Ou alors qu’il mourra avant qu’il se termine.
Le serbe s’appuie contre le mur, il contemple un moment la lumière grise qui s’écoule de la mansarde en face de lui, placée à trois mètres du sol. Il voudrait sentir l’air du dehors. Il aimerait respirer l’odeur de l’automne. Il souhaiterait voir les arbres.
La porte de sa cellule s’ouvre dans un grincement métallique. Un soldat entre. Il le connaît. L’homme ne le lâchait pas du regard lors de sa première audience au tribunal. C’est toujours lui qui lui apporte le pain et l’eau le matin. C’est le seul qui lui parle encore. Il dépose par terre ce qui est désormais son déjeuner. Le serbe ferme les yeux. Il est fatigué. Un peu plus mal qu’hier. Il ne veut pas parler. Quand il regarde de nouveau la cellule, le soldat est parti. A côté du pain et du pichet d’eau, il y a des vêtements. Ils ne sont pas neufs. Ils ne sont pas propres. Mais ils seront toujours mieux que les guenilles qu’il porte.
Gavrilo jette un coup d’œil à la porte. Fermée. Le jeune homme commence à se déshabiller. Ses gestes sont malhabiles, usés par ses mois d’enfermement. Son corps nu frissonne. Gavrilo retire les bandes qui enserrent sa poitrine. Celles que Gavrilo ne doit pourtant retirer sous aucun prétexte. Ou ce sera, encore, les coups. La jeune fille s’étire. Son bras lui fait mal. Il fait froid. Gavrilo s’habille, recouvre son corps, qui de toute façon n’a plus rien de féminin. Et elle reste, là, debout à regarder la faible lumière du jour qui traverse la lucarne.
Gavrilo se souvient de la surprise du juge quand il a vu qu’elle n’était pas un homme. Ils étaient trois dans la pièce. Le juge. Un officier. Et cet homme qui la battait. Le juge est devenu blême. Il a ouvert la bouche plusieurs fois, finissant toujours par la refermer. Le futur empereur de l’Autriche-Hongrie n’avait pas été tué par un homme.
« Ce n’est pas possible » a-t-il soufflé. Le tortionnaire avait cessé ses coups
Le juge a posé son regard incrédule sur la jeune femme prostrée, devant lui. Et dans un murmure à peine perceptible, il a laissé échapper quelques mots :
« Personne ne doit le savoir… Elle doit être un homme. Gavrilo Princip-est-un-homme… »
Et durant les jours, les mois, les années qui suivirent, celle qu’on appelle aujourd’hui encore Gavrilo Princip, fut torturée, traitée, jugée comme un homme. Car elle était devenue homme pour le monde entier.
La guerre n’avait pas commencé par deux coups de révolver, deux morts, et un homme. Non. Elle avait débuté par deux coups de révolver, deux morts et une femme. Ils étaient quatre à le savoir.