Somnia

Neyla MOHAMMEDI, en 1ère au lycée Saint-Joseph Les Maristes, Marseille (13), classée 2ème de l’académie d’Aix-Marseille

Somnia

« Faites que le rêve dévore votre vie afin que la vie ne dévore pas votre rêve ».
Antoine de Saint-Exupéry.

Victor était chasseur de rêves.
C’était un métier qui demandait beaucoup d’agilité, pour bondir de toit en toit, beaucoup de dextérité, pour manier le filet à rêves, beaucoup de courage, pour sortir seul la nuit et beaucoup d’imagination, pour effectuer un tri entre beaux rêves et rêves anodins, tout en évitant les cauchemars dangereux et les hallucinations inutiles.
Agilité, dextérité, courage et imagination.
Victor était agile, dextre, courageux et avait toujours fait preuve d’imagination. C’est d’ailleurs cette imagination qui lui avait permis, lorsque ses parents étaient morts, de ne pas se retrouver enfermé à l’orphelinat mais d’être embauché par monsieur Paul.
Mystérieux et inquiétant monsieur Paul.
Victor ignorait ce qu’il fabriquait avec les rêves qu’il lui achetait, pas très cher d’ailleurs, mais cela n’avait pas vraiment d’importance. La seule chose qui comptait pour Victor, c’était de voir les songes se glisser à l’extérieur des maisons par les interstices entre les tuiles des toits, se déployer en fines volutes colorées, onduler un instant comme s’ils cherchaient leur route puis filer vers les étoiles.
Sauf s’il se montrait assez rapide.
S’il se montrait assez rapide et abattait son filet avec suffisamment de précision, le rêve finissait dans sa besace.
Une nuit de printemps, alors qu’il n’avait capturé qu’un petit rêve bleu et cherchait quelque chose de plus consistant à attraper, Victor aperçut une silhouette adossée à une cheminée.
Elle regardait le ciel et ne parut pas surprise lorsqu’il s’assit à ses côtés.
« Tu t’appelles comment ? »

Victor hésita. Il n’avait pas tellement l’habitude de discuter avec des gens. Etre un jeune orphelin noctambule n’aidait pas à la sociabilité, et il ne parlait réellement qu’à son logeur, monsieur Sadot, lui-même peu expansif. Et surtout, la « personne » qui lui faisait face, éclairée par la lune était assez... singulière.
De fragiles ailes argentées battaient joyeusement dans son dos. Pour commencer.
S’il était peu familier du genre humain, il se doutait que la créature n’était pas commune. Elle flottait désormais à une vingtaine de centimètres du sol.
« Euh... Victor. Et toi ? »
Il était obligé de lever la tête pour distinguer le visage blême la créature, encadré de cheveux noirs coupés courts. Ce n’était pas aisé, car le médiocre rêve bleu commençait à se montrer turbulent, et se débattait dans le filet. La fille ailée posa dessus ses yeux brun-doré, tels deux caramels, brillants dans la pénombre. Elle recula, comme effrayée.
« Shira... Tu arrives à maîtriser ton truc ou quoi ? »
Par « truc », elle désignait probablement le filet à rêve. Ou le rêve lui-même. Vexé, Victor protesta :
« Mais évidemment ! Ça fait cinq ans que je... »
Et le songe parvint enfin à s’échapper. Victor ne put réagir, et il fila droit vers la créature, qui s’exclama :
« Par les dents pointues du cauchemar ! »
Elle se volatilisa dans un nuage de paillettes argentées, comme si sa peau déjà si pâle, aux limites de la translucidité, s’était finalement évaporée. Le rêve bleu stoppa sa course, se figea quelques secondes. Victor aurait pu le rattraper immédiatement, mais trop choqué, il le laissa ondoyer vers le ciel.
Où s’arrêterait-il ? Victor aurait aimé, juste un jour, quelques instants, traverser le voile épais du ciel étoilé.
Son vœu était proche de se réaliser.

Victor poussa la porte de bois pourri fermant la cave immense où vivait monsieur Paul. De multiples bestioles en tous genres peuplaient l’entrée du taudis. Des araignées, bien sûr, mais également des rats, des cafards, et à l’occasion, quelques chauves-souris. Le jeune chasseur de rêves les ignora, comme toujours.
Il descendit les escaliers de pierre humide et sentit une angoisse lui picoter le ventre. Aucun son ne résonnait dans la cave alors qu’il aurait du entendre monsieur Paul pester. Il ne quittait jamais sa demeure. Victor s’avança prudemment dans la première pièce, une sorte de hall d’entrée sinistre, qui empestait le renfermé. Sur une table se trouvait une enveloppe volumineuse, on y avait noté précipitamment « Pour Victor ». Probablement sa paye. Il la fourra dans sa besace sans vérifier le montant, ce qu’il aurait du faire, son employeur étant un véritable escroc.
Il allait partir, constatant l’absence du vieil homme, quand il fit demi-tour, sans raison, par intuition. Il pénétra dans ce que monsieur Paul nommait pompeusement « son bureau de travail ». L’odeur âcre du tas de cendres fumantes lui saisit d’abord l’estomac, puis ce fut une autre, plus nauséabonde.
Celle du corps en décomposition de monsieur Paul.

Combien de jours écoulés ? De semaines ? Tellement... Victor se calfeutrait chez le vieux monsieur Sadot qui, comme à son habitude, ne posait aucune question. En échange de quelques sous que lui payait Victor, il recueillait le jeune homme. L’école, il n’avait jamais apprécié, et il enseignait à son protégé tout ce qu’il savait de la nature, de la musique, des pays qu’il avait visités, réels ou imaginaires. Parfois, il lui racontait les années qu’il avait passées à soigner des gens, ces années de rêves et de projets, d’idéaux, ces années avant ses désillusions. Une époque heureuse qui n’était plus que pensées nostalgiques.
Pour l’heure, Victor se terrait dans la bibliothèque, son sanctuaire, se plongeant dans la lecture de ses romans favoris, tel un alcoolique se lestant le cerveau de vin pour oublier. Effacer toutes ces images : monsieur Paul gisant au sol, son visage mauve foncé, la cabine téléphonique crasseuse, les gyrophares bleus, au loin, puis de plus en plus près, et monsieur Paul qui s’en allait à tout jamais de chez lui, sur un brancard.
Et puis... Toutes ces choses incroyables, après.
Victor, en ouvrant l’enveloppe, s’était aperçu que celle-ci ne contenait pas d’argent, mais une missive, ainsi que des instructions. La lettre était très longue, il l’avait lue fébrilement, jusqu’à ce passage si… déroutant.
« … Tu t’es probablement souvent demandé à quoi me servaient tous ces rêves que tu m’apportais. Eh bien, lis attentivement. Il existe un endroit, un monde, proche du nôtre, et pourtant absolument différent. Il se nomme Somnia et aucun humain n’y vit. Il y a surtout des fées. Celles-là sont fascinantes. Elles se ressemblent beaucoup, qu’elles soient homme ou femme. Presque transparentes, ailées, comme issues d’un rêve. C’est un peu cela, en fait. Leur monde est un grand songe, très coloré, un peu absurde. Ce qui est très étrange, et injuste, c’est qu’elles peuvent passer d’un monde à l’autre, et pas nous. Alors j’ai voulu créer une passerelle : faite de rêves terriens, elle lierait les deux mondes. Et je viens de réussir ! Mais je suis malade, et je sais qu’elles arrivent, les pestes, elles m’ont repéré. Mais que peuvent-elles faire ? J’ai brûlé tous les plans, je t’ai donné les instructions pour te servir de la passerelle... »
L’écriture, ensuite, était illisible. Victor n’avait pas résisté. Il s’était installé sur la plate-forme de songes. Et alors...

Il attend, plusieurs minutes le narguent, sans que rien ne survienne. Il se sent idiot avec sa combinaison et son casque implanté de fils. Il s’apprête à partir, mais soudain, tout se met en marche, le mécanisme se réveille. La plate-forme vibre, les yeux de Victor se ferment, comme si on avait poussé brusquement ses paupières. Il essaie de les rouvrir, force, mais rien n’y fait. Lorsque le poids qui les maintenait closes disparaît, Victor découvre.
Un nouveau monde.
Incroyable. Coloré, si coloré. Tout est plus fort que dans la réalité. Des arbres noueux brun-dorés, de l’exacte couleur des yeux de Shira. Des feuilles d’un vert pétant, brillant, choquant. Des teintes claires, vives, foncées, et surtout, le gris a disparu. Alors qu’il règne en maître avec le beige sale sur la ville, qu’il s’impose à la place du vert et du brun, ici, les couleurs urbaines se sont évaporées. Victor, qui n’a jamais vu la campagne qu’en photos dans la bibliothèque de monsieur Sadot, cligne des yeux. C’est donc si beau...
Émerveillé, il se met à évoluer dans ce nouveau monde. Évoluer, c’est bien le mot. Il ne marche pas, il ne court pas, il ne vole pas. Il bat des paupières, et il est ailleurs. Incroyable ! Comme si à chaque fois que ses yeux se fermaient, le temps s’accélérait soudainement, et qu’il se téléportait dans l’espace. Un battement, des arbres bruns. Un battement, un champ de fleurs violettes. Un battement, de petits animaux ronds et très poilus gambadant autour de lui.
Un battement, une fée en colère.
Victor se fige, stupéfait et dépité. Shira le toise, son expression est furieuse, ses yeux l’incendient, et les caramels se métamorphosent en flammes.
« Qu’est-ce que tu fais ici ? » Siffle-t-elle.
« Je... Rien » se défend Victor.
« Les terre-à-terre n’ont pas le droit d’accéder à Somnia ! Tu ne peux avoir passé la barrière ! »
Victor veut répondre, mais tout… tout se brouille… devient lointain, lointain… s’efface…
Lorsqu’il se réveille dans le laboratoire, dehors, le matin éclaire la rue.

Deux mois, six jours et vingt et une heures. Il avait exploré les obscures profondeurs de l’incertitude, atteint le summum de l’inaction. « Stop ! », suppliait son esprit, son corps, tout son être. « Agis ! »
Monsieur Sadot disait souvent que chacun possédait un talent très utile. Le tout était de savoir s’en servir. Victor était chasseur de rêves. Qu’elles viennent, ces fées, il les attendait. Qu’elles viennent, il avait un plan.

Il n’avait attrapé qu’un gros rêve orange vif, agité, difficile à contenir. Absolument parfait pour ce qu’il avait en tête. Avec agilité, il sauta d’un toit à un autre, ondula sur les tuiles comme un chat, sans paraître réaliser qu’il faisait l’acrobate à quinze mètres du sol. Il s’arrêta pour observer la ville dans la nuit tiède, noire, mouchetée de faibles lueurs autour des lampadaires. Les toits, dans l’obscurité, étaient son territoire. La nuit était calme, il pouvait se balader en paix, sans craindre qu’on le trouve et qu’on le jette à l’orphelinat. La nuit gardait les secrets. Hors de question de s’enfermer, alors que les étoiles l’attendaient.
Sentant une présence derrière lui, il se retourna. Shira se tenait là, souriant d’un air satisfait, tel un animal cruel qui tient enfin sa proie entre ses griffes avides. Elle se ramassa comme un félin, se préparant à bondir sur lui et l’attaquer, sûre de son pouvoir. L’orgueil rendait stupide… Victor sourit à son tour, enchanté.
Une fée, il faut le dire, est très vive d’esprit. Son cerveau fonctionne bien plus rapidement que celui d’un humain. Cependant, lorsque Shira réalisa son erreur, elle s’était déjà élancée.
Au moment où elle allait le saisir, Victor tira brusquement le lacet de sa besace. Le rêve orange vif s’extirpa et se rua automatiquement sur Shira, comme s’il la reconnaissait, l’englobant dans une sorte d’énorme bulle savonneuse.
Ce que Victor n’avait pas imaginé, c’est que la bulle-rêve se dirigea ensuite vers lui, et l’avala aussi. Il pénétra dans un méli-mélo de perceptions confuses, de couleurs violentes et fugaces, un lac profond de formes à peine esquissées. Il se retrouva nez à nez avec la figure courroucée de Shira.
« Sombre crétin, fulmina-t-elle. Es-tu donc complètement cinglé ? »
« On n’a pas moyen de sortir ? » Bredouilla-t-il.
Shira plissa les yeux puis haussa les épaules, rendant les armes.
« Si. Mais on ne sait même pas où nous allons atterrir. Si nous atterrissons. Nous sommes peut-être prisonniers des songes » geignit-elle.
Elle planta pourtant férocement ses ongles dans la paroi douce de la bulle, et celle-ci éclata. Ils tombèrent à terre, avec légèreté. Victor contempla le paysage. Ce n’était pas le gris désolé des rues de la ville assombri par le ciel noir. C’était au contraire une explosion de rouge, de jaune, de vert, d’orange, de bleu. C’était Somnia.
« Nous sommes dans ton monde » constata-t-il.
Shira acquiesça, les poings serrés. Ses intentions étaient claires, et le chasseur de rêves comprit ce qui l’attendait, combien ce serait douloureux. Aucune échappatoire, cette fois.
Mais sans qu’il ne s’explique pourquoi, Shira se détendit soudain, son expression bouillonnante s’éclipsa. Ce n’était pas forcément bon signe. Même suspect, à bien y réfléchir.
« Alors ça... »
Le murmure de Shira fut à peine perceptible. Elle l’examinait, le décortiquait du regard, le radiographiait, en quête d’une réponse qu’elle ne trouvait visiblement pas. Victor préférait encore cela à ses attaques imprévisibles, mais ce changement d’attitude chez la fée l’intriguait.
« Qu’est-ce qu’il y a ? »
« Tu ne sens donc rien ? » Chuchota-t-elle.
Si, il sentait quelque chose. Quelque chose d’indescriptible, qui partait du fond des os, et picotait chaque pore de sa peau, qui brûlait son visage et glaçait ses jambes, qui caressait son ventre et poignardait son dos.
« Qu’est-ce qu’il se passe ? » Gémit-il.
« Tu deviens fée, murmura Shira. Tu as passé trop de temps avec les rêves, tu n’appartiens plus au monde des terre-à-terre. Tu… Tu n’es plus comme eux. »
La peau de Victor pâlissait, devenait exsangue, brillait doucement. Il sentait les pensées de terre-à-terre quitter son esprit, ne plus être que de lointains serpents de fumée grise, impossibles à saisir.
Je suis une fée, je suis une fée. Je. Suis. Une. Fée. Jesuisunefée, suisféejeune, féeunejesuis…
Cela tourbillonnait, cela s’emmêlait dans sa tête, c’était délicieux.

La voix de Shira, toute proche.
« Veux-tu appartenir à Somnia ? »
« Oui, je veux. »

Et le jeune Victor quitta le monde des terre-à-terre, pour s’envoler avec les songes. Comme l’arroseur fut arrosé, le chasseur de rêves fut attrapé. Il était le seul à connaître le chemin de Somnia, cet univers qui reste si fermé à ceux qui ne rêvent pas. Pourtant un jour peut-être, la barrière disparaîtra, et les terre-à-terre s’évaderont de leur prison glacée.