Soudain, le monde se retourne

Écrit par MEYER Alexandre (Terminale, Lycée Louis le Grand), sujet 2. Publié en l’état.

- Je ne sais pas, je sais seulement qu’ils fuient, comme nous.

Je me tais. L’espace d’un instant, je ne sais plus rien. J’oublie tout. La marche qui déchire mes muscles raides, rétifs à la perspective de se tendre encore, mais se tendant quand même. La route qui s’étire à l’infini sous nos pieds, comme si à chaque foulée nos semelles l’allongeaient encore en raclant sur le sol. La morsure du vent, la poussière qui se dépose sur ma bouche, mon nez, mes yeux. Mes pensées.

La toile de mon pantalon écorche ma peau. Je me suis habitué à la douleur : c’était une morsure vive et aigüe, et pourtant la voici qui dure et ne se donne plus la peine de disparaître avant de revenir à la charge. Elle s’est transformée en brûlure ; et la brûlure est devenue plaie. Dans un incessant va-et-vient, je tangue. J’ai oublié que je marchais car je marche depuis trop longtemps.

J’ai pris ma sœur dans mes bras. Que lui dire ? Je ne voulais pas me taire, le silence est le signe du désespoir, qui réduit ses cercles autour de nous comme l’oiseau autour de sa proie. Il faut enchaîner les phrases pour le chasser, ne laisser aucun interstice entre les mots, nulle fissure par où la peur pourrait s’infiltrer. Pourtant, je me tais car je ne sais plus rien. Alors je marche, foulant la terre et mes pensées.

Serons-nous accueillis ?

*

De l’autre côté des murs
« - Viens, il faut qu’on s’en aille.
- Déjà ? Je suis fatiguée.
- Il faut qu’on y aille, Papa et Maman vont nous attendre. J’ai promis à Papa de rentrer immédiatement après l’école. »

Nous nous remettons à marcher. Les rues sont désertes, les volets fermés. Sur le mur d’en face, des affiches accrochent mon regard, le retiennent une poignée de secondes avant de le libérer vers d’autres pancartes. Les slogans se répondent, s’interpellent, jouent des coudes pour se montrer là où les affiches se chevauchent. Ils reprennent en cœur, chantent, vocifèrent. « Les murs nous protégeront. » « Loin des Autres. » « A l’abri des Autres ». Je presse le pas mais ma sœur s’arrête devant une des affiches. Elle pointe du doigt une silhouette menaçante, en arrière-plan. « Qui sont ces gens, les Autres ? », me demande-t-elle. Je me tais. L’espace d’un instant, je ne sais plus rien.

Je sais qu’on construit des murs, d’immenses murs qui courent le long des frontières. Je les ai vus plusieurs fois à la télévision, quand les journalistes vantent les bienfaits des remparts. Ils nous protègent, répète-on partout. Je sais que derrière ces murs, il y a les Autres. Les Autres ; ces êtres mystérieux qu’on aperçoit, sombres silhouettes, à l’arrière-plan des affiches. Les Autres ; ces créatures étranges dont je ne connais que le nom : les Autres, ce mot mystérieux qu’on répète craintivement, sans trop savoir ce qu’il signifie. Les Autres ; que je n’ai jamais vus, qu’on ne voit jamais nulle part, car on les refoule ai-je appris en grandissant, si bien qu’on a presque oublié qui ils sont vraiment. Je sais aussi que les Autres ne sont pas comme nous, qu’ils sont dangereux et qu’il faut en avoir peur. Papa et maman me l’ont dit. Mais ils ne m’ont jamais dit qui sont vraiment les Autres. Personne ne me l’a jamais dit, comme un secret inavouable. Je soupire. C’est tout ça, les Autres, et plus encore dans nos imaginaires. Comment le lui dire ?
Ignorant sa question, je presse le pas, perdu dans mes pensées et dans ce monde étrange.

*

- Quand est-ce qu’on arrive ?

Arriverons-nous ? Je me tais, je ne sais que répondre ; mais je ne peux faire taire en moi la peur et les questions. Arriverons-nous ? Nous sommes arrivés sur la côte. Sous mes pieds, j’ai senti le sol devenir humide et doux. Certains sont tombés à genoux. La mer.

Quand le bateau est arrivé, j’ai porté ma sœur pour qu’elle monte sur le canot. La terre s’est éloignée. Ma bouche est sèche et une larme a coulé. Pourtant je ne pleure plus. J’espère. La peur me fait claquer des dents. Nos corps se mêlent, se pressent, s’oppressent. Nous somme si nombreux, demeurant ainsi, les uns contre les autres, et ne respirant plus par peur d’aspirer l’autre. Je serre ma sœur contre moi. Un autre corps pèse contre le mien. Ta tête, fatiguée, s’appuie sur mon épaule. Ma poitrine t’accueille, je ne connais pas ton nom. Serons-nous accueillis ?

J’ai entendu l’histoire de cet homme, arrivé là où nous voulons tous aller, puis brusquement renvoyé vers nous. Là-bas, on ne veut pas des autres, nous avait-il murmurés. Nous n’avions pas compris. Il nous avait parlé de frontières, de murs, et du silence déraisonnable des remparts derrière lesquels ils se retranchent. Nous n’avions pas saisi. Il nous avait expliqué qu’il n’y avait plus d’asile. Et nous l’avions cru fou. Il n’était rien là-bas, pourtant il y retourne. Il nous faut donc y aller.

Serons-nous accueillis ?

*

De l’autre côté des murs

- Quand est-ce qu’on arrive ?
Je prends la main de ma sœur. Sa première question résonne encore dans ma tête. Qui sont les Autres ? Elle l’a sans doute déjà oubliée, j’envie son innocence. Qui sont les Autres ?
En grandissant, j’ai vite compris que mieux valait ne pas s’interroger à leur endroit, à en juger les regards désapprobateurs des parents et des professeurs quand d’aventure je m’en suis enquis. Ce sont les Autres, m’a-t-on répondu en un hostile écho, des êtres dangereux et qui ne nous ressemblent pas. Oui, ce doit être cela.

Pourtant… pourtant, je me souviens d’images. Des images d’Autres, aperçues dans les journaux il y a bien longtemps, avant que l’on ne les refoule et qu’on ne construise le mur. C’était l’époque où avaient commencé les grandes migrations ; et où on avait parlé pour la première fois des Autres. Je me rappelle ces images : des hommes et des femmes éplorés, serrant dans leurs bras fatigués des enfants apeurés. On disait alors que les infortunés bravaient la mort sur de frêles embarcations pour venir jusqu’à nous et que nombreux étaient ceux qui périssaient en mer. On avait même évoqué l’idée de les accueillir. Mais c’était avant qu’on ne construise le mur, et qu’ils ne deviennent, sans que je ne comprenne trop pourquoi, ces Autres. Cela me semble tellement lointain… Qui sont ces Autres ?

*

Je ne tremble plus. Je suis une masse inerte. Dans un incessant va-et-vient, je tangue, je rebondis contre les autres, les éclats d’eau me fouettent, et les embruns m’accablent. Des pans de ciel et de mer apparaissent et disparaissent. Le goût de sang dans ma bouche s’est figé. La peur me tient éveillé, ma sœur s’est endormie.

Je me rappelle le visage du passeur, je sens à nouveau la moiteur de sa main qui se referme sur mon argent, dans mon souvenir résonne encore sa voix rassurante. Le bateau tangue. Si nous coulons, personne ne viendra nous sauver, personne ne le saura jamais. Nous ne sommes plus rien car nous n’étions qu’espoir.

Soudain, le monde se retourne, l’embarcation chavire, tout ralentit.

*

De l’autre côté des murs

Soudain le monde se retourne, l’embarcation chavire, tout ralentit. Je m’empare du jouet et le pose sur le bord de la baignoire. Ma sœur chantonne en s’amusant à créer des vagues. Les bateaux en plastique coulent.
Qui sont les Autres ? La question revient, lancinante. Je me remémore la voix d’un professeur, dans mon souvenir sonne encore sa voix rassurante. Je l’écoutais. Je l’écoute. Il nous a dit que les Autres ne sont pas comme nous, - pourquoi le mot autre semblait-t-il si effrayant dans sa bouche ? Il nous a dit que pour savoir qui ils sont, il faut imaginer les monstres de nos cauchemars d’enfant - pourquoi les Autres me ressemblent-ils, quand d’aventure je tente de m’en souvenir ? Il nous a dit qu’ils étaient dangereux, - quelle est cette peur en moi que je ne comprends pas ?
La tête me tourne. Jamais je ne me suis autant interrogé.

*

Soudain, le monde se retourne, l’embarcation chavire, tout ralentit. L’eau dévore tout vide à son contact : elle envahit mon nez puis ma trachée, le froid anesthésie mon corps puis mon cœur. Des corps me percutent. Est-ce ma sœur ? Où est ma sœur, répète mon cœur affolé à chaque battement. Je me débats doucement. Je ne ressens plus mon corps. Il est meurtri, il abandonne.

Je pense. C’est étrange, l’eau est partout et je songe. Je pense au rivage que nous n’atteindrons jamais. Je pense à ce que nous a dit l’homme, qui est allé là où nous voulions tous aller ; je me rappelle ce qu’il m’a dit : ils ne veulent pas des autres, ils ne sont pas des nôtres, ils ne sont pas des hôtes. L’eau et l’effroi m’envahissent. J’imagine cet hôte.

*

De l’autre côté des murs

Y a-t-il là-bas, de l’autre côté des murs, sur un chemin poussiéreux ou au milieu de la mer, un autre garçon, qui en même temps que moi, serre la main de sa sœur et pense qu’il l’aime ? Non, c’est impossible, on nous a dit que les Autres étaient incapables de sentiments.
Pourtant, j’imagine cet autre.

*

Au hasard, j’attrape la main d’un corps qui coule. Est-ce ma sœur ? Je serre la main de l’autre.
La main demeure sans vie.