Souvenir d’un soir (incipit 1)

écrit par Zora GORDON, en 3ème au Collège François Villon à Saint Gely du Fesc (34)

Il me prit la main et m’entraîna parmi les loups.

Bien vite, la foule se pressa contre moi, et je fus happée par cette masse ondulante au rythme de la musique.

Le garçon avait disparu, il n’avait rien dit, rien laisser. Je ne le connaissais pas, mais il me rappelait quelqu’un. (Toi, Europe. Princesse déchue, autrefois chaste et amoureuse. Que s’est il passé ?)

Pourtant j’étais familière de ce monde, et j’avais déjà écumé toutes les fêtes possibles, mais lui n’était pas l’un d’entre nous. D’habitude les hommes sont les mêmes, des fils à papa me comblant de cadeaux, ou des amants pendus à mon balcon, entonnant des poèmes et des mélodies toutes les nuits ; d’habitude l’ambiance est la même, la débauche des nantis, trop de palaces, trop de vin, mais ce soir, l’air était lourd de souvenirs.

Ici on me connaissait, on me regardait, qu’importe, je dansais, ma jupe balayait le marbre ; mes yeux prenaient la même teinte que le champagne... Perchée sur mes talons, rien ne pouvait m’atteindre, ni les murmures aux creux des oreilles, ni les coups d’œil inquisiteurs.

On me glissa une parole. (Bel oiseau en cage, arrête de chanter, ne te fait pas remarquer.)

Obéis, me dis-je. Fais- toi violence.

Pourtant c’est ce que j’aime, chanter, danser,
vivre.

Un soir d’été, j’avais si bien ballé que j’ai fini au bras d’un homme. J’étais encore la candide Europe, les joues fardées de naïveté, je l’avais suivit, je l’avais aimé. Ici, tout me rappelait cette nuit, tout me murmurait son nom. (Il t’a fait des choses si noires, mais tu as aimé. Rétablie donc la vérité : il ne ta pas enlevé, tu l’as laissé t’emporter.)

La lumière, les chansons et l’alcool et l’odeur des hommes... tout finit par m’enivrer jusqu’au dégoût, et je sortis, nauséeuse, de la piste de danse.

* * *

Je me glissai de salle en salle, d’ambiance en ambiance, avalant verre sur verre. La dernière pièce était la plus petite. Il y avait des canapés où s’allongeaient courtisanes et amants pour se glisser des baisers dans le cou.

C’est là que je le vis, devant l’une des immenses fenêtres. Il était vêtu de son masque blanc et ses frêles épaules se découpaient dans l’encadrement du ciel bleu électrique. Il était tel que je l’avais laissé.

Je le savais étranger à cet univers, il respirait encore un air pur, ses mains étaient immaculées. (Ne le touche ; ne le souille pas.)

Son regard se posa sur ma nuque, roula le long de mon dos, et je le sentais épouser les courbes de mon échine du long de ses cils. C’était la même sensation que lorsqu’il m’avait entraîné. Je sentais encore sa main touchant mon poignet, traçant le chemin de mes veines, encore et encore et encore. Sauf que là, c’était chacun de mes vaisseaux qu’il imprégnait d’encre, de peinture, de toutes les couleurs pour trouver le chemin de mon cœur.

Alors je m’approchai.

“Europe.”

* * *

Le temps s’était écoulé, maintenant, la nuit était sombre, à peine bleu, et les nuages dessinaient des cicatrices sur le ciel parfait. On ne pouvait pas encore voir les astres.

Il avait pressé sa bouche contre mon oreille, et glissé son prénom, mais depuis, rien. Le bourdonnement des conversations mondaines m’insupportait, et il semblait l’avoir compris. On restait là, lovés au creux de la lumière tamisée, assis, côte à côte. Ses mains accrochaient les miennes et remontaient sur mes épaules bronzées, pour retomber mollement. Il n’avait pas l’air nerveux, ne semblait pas réaliser ce qu’il allait se passer, ne savait pas qui j’étais.

* * *

Il ne fallait jamais s’approcher d’eux, ou plutôt de nous. (Trop tard.)

Lui ne connaissait pas ce monde, il ne voyait que les joyaux et les sourires trop blancs. Il ignorait combien de sang avait souillé tout ces diamants, que derrière nos lèvres cerise se cachaient des crocs acérés. La lucidité est précieuse
au milieu de la nuit.

Lorsqu’on entend des hurlements, il ne faut pas poser de questions. Lorsqu’on voit l’interdit, on se tait. Il y a un prix à payer : le silence et la culpabilité, la souffrance et la solitude. Tout ça pour quoi ? Se réveiller dans des draps encrassés d’or, et chaque jour souffrir de tous ces baisers caustiques, abîmant ma peau, souillant mes pores. J’étais autrefois une victime, l’esclave d’un homme, jusqu’à ce qu’il m‘abandonne prisonnière de cette dystopie. J’ai crue au début qu’il m’avait juste brisé quelques côtes, éraflé mon sternum et peut être ma clavicule, mais il avait fait pire. Il m’avait pourrie de l’intérieur.

Voici les veines bleues, les organes, les chairs, les os, entassés dans ce château ; dansant, buvant sans ne se soucier de rien. Une bulle, une cage, une prison et nous, tournant avec oisiveté, essayant chaque soir d’oublier la veille.

J’aurais voulu lui dire de courir, loin, loin, loin. (Mais il est trop tard.)

Le jeu de la séduction avait déjà commencé, et on ne pouvait revenir en arrière,
il fallait obéir aux règles.

* * *

Nous avions monté des escaliers, traversé des dizaines de couloirs en nous pourchassant. Nos rires suivaient nos ombres, et nos silhouettes se rattrapaient sur les murs tapissés. Seule la lune nous éclairait, et ma peau, d’ordinaire olivâtre, prenait une teinte d’argent. On s’était arrêté, haletant, devant une fenêtre. Dehors, dans la vallée, s’étirait la ville. Ses millions de lumières éclairaient le ciel, comme des étoiles, c’était un spectacle époustouflant. Il n’y avait que lui, que moi, et cette constellation moderne un peu plus bas. Les mots restaient pendus à nos lèvres, écorchant notre peau.

Finalement il brisa le silence. Sa voix était comme un violon éraillé, usée par les cigarettes, les paroles étouffées. Il affirma que si on bâtissait des cités avec toujours plus de lumières, c’était pour égaler un peu plus le ciel. Un rire racla ma gorge et se perdit sur le bout de ma langue.

Je passai une main derrière sa nuque, elle me sembla si fragile, si facile à rompre.

“Enlève donc ce masque.” Lui dis- je, d’une voix languide.

Les yeux pétillants, je le devinai déjà Apollon, et ne fus pas déçu. Les rayons de lunes façonnaient sa mâchoire, ses pommettes était blanches, le reste de son visage baignait dans l’obscurité. Il était magnétique. Magnifique. Ni la ville lumière, ni la nuit ne brillaient aussi intensément que lui. Pourtant ses yeux, ses yeux semblaient si tristes ; et son corps était une prison sans issue. Je lisais le malheur sur sa peau juvénile.

* * *

Tout paraissait parfait, mais il y avait des choses que je ne pouvais ignorer, comme l’alliance à son doigt. Je mentirais si je disais que je ne l’avais pas remarqué, mais ce n’était qu’un fin anneau d’opale, une lueur
mourante.

Il sortit de sa poche deux petites pilules, rondes et roses. Gravé dessus, une minuscule fleur de lotus.

“ Tiens.”

Un léger goût de saccharine imbiba mon palet. (Métallique, comme tes lèvres.)

On s’était allongé sur le velours froid d’une méridienne, et on attendit que le poison fasse effet.

* * *

C’était comme courir, comme flotter. Ma tête perchée dans les nuages d’argent, survolant la terre, les mers, les forêts les plus sombres. Au-dessous, je pouvais presque distinguer des gens : une femme promenant son chien, deux voisins discutant sous un porche, un garçon qui attendait au bord d’un rivage en contemplant l’Europe.

Il n’y avait rien de plus beau que ce continent immense. J’aurais pu regarder le soleil se lever en même temps que tous ces travailleurs, les lumières s’allumer une à une aux portes des villes, et surtout, entendre le plus rare des sons, entendre
tous ces cœurs battant à l’unisson.

Il me tira par la manche, voyant que je partais bien trop vite, et peu à peu, ces images se dissipèrent.

Je le remerciai de m’avoir offert se voyage. (A ton tour à présent.)

* * *

On a roulé les tapis rouges, et dansé car la musique nous parvenait. On a avalé des millions de pilules, jusqu’à ne plus les sentir. Nos pieds nus, flottant sur le marbre froid, nos mains bleues, sans presque aucun pouls ; et pourtant on a valsé longtemps, longtemps, longuement ; jusqu’à ce qu’il s’arrêta pour fumer une cigarette. Adossé au mur, il inspira, laissant la fumée s’évanouir dans sa chair, souiller sa peau si blanche.

Moi j’étais là, au milieu de la pièce, et il était l’unique spectateur de ma danse lente, de mon cœur las. Mais la musique s’arrêta, et les lustres s’éteignirent. Une fraîche brise fit vaciller mon squelette, et je m’assis devant la fenêtre. La lumière, anémique comme la lune, filtrait entre les longs rideaux, et lui, au fond de la pièce, ne devait plus distinguer que ma silhouette. Je défis lentement les broches, les rubans d’or, de satin,
de sang.

Mes boucles brunes se répandirent sur le sol, et il me rejoignit, conquis.

(Regarde nous lune, dis-moi qu’on retrouvera ce qu’on n’a pas encore vécu. Regarde-nous lune,-toi qui vois dans les recoins les plus sombres. Regarde nous lune, dis- nous qu’on n’a pas tout perdu.)

Il effleura, hésitant, ma nuque imprégnée d’opium, mes épaules imprégnées de cristal. Un à un, il enleva les voiles drapant ma chair, il les laissa glisser au sol.
Nous nous allongeâmes, sans un bruit, aucun geste, juste ses yeux dialoguant avec les miens. Au bout d’un certain temps, ses pupilles, parsemées d’éclats de verre bleu et coruscant devinrent beaucoup trop pénétrantes. (Tailladant les murs que tu t’es construit, brique par brique.)

* * *

J’aurais voulu qu’il m’enlace jusqu’à m’étouffer, jusqu’à me brûler encore
et encore
et encore.

(Trop pur pour ton âme pourrie, trop jeune pour ton corps meurtrie.)

* * *

Son squelette était sculpté dans l’ivoire, dans le diamant, mais chacun de ses os était fait pour accueillir mon corps ; mon cœur. Sa clavicule avait la même forme que ma joue, et sa colonne vertébrale s’enroulait parfaitement autour de moi. Je caressais chacune de ses vertèbres, les comptais encore et encore, pour m’assurer qu’elles étaient toutes là, qu’il ne s’arrêterait jamais de respirer près de moi. Jamais la mort ne m’avait fait si peur.

“Dis, on pourrait s’enfuir... Toi, moi, sur une île, à l’ombre des platanes, loin d’ici...”

“ Je ne suis pas faite pour
aimer.

D’autres avant toi se sont pris dans mes filets, ils ont tous cru pouvoir me sauver, alors qu’en fait, il aurait mieux valu qu’ils se sauvent eux-mêmes.”

Il sourit, la tête enfouie contre ma poitrine, comme un enfant et sa mère.

“Mais moi, je ne suis pas comme les autres, hein ?”

(Tu aurais aimé croire que oui.)

* * *

La lumière est revenue, la musique aussi, mais le matin était encore loin. La faim labourait nos estomacs. Je promenais mes doigts autour de ses lèvres maculées de jus de grenade. Il passa sa langue entre ses dents, délogeant les arilles écarlates.
(Le fruit des morts, le tien.)

“Dis m’aimes-tu ?” Ils posaient tous cette question stupide, lui y compris. Il avait goûté au fruit du plaisir, maintenant il était souillé, il était sale.

Plus le soleil approchait, plus j’avais l’impression que s’étirerait le cauchemar. La réalité secouait mon âme. Mais qu’ai-je fait ? Il y a quelques heures c’était encore Astérion, l’enfant des astres ; mais moi, reine succube, je l’avais ruiné, et consumer tout ce qu’il y avait de bon en lui. Des larmes, acides et noires, tachèrent l’édredon.
“Non, cela m’est interdit, et bientôt ce sera pareil pour toi. Ce que tu crois aimer, ce n’est pas moi, c’est le souvenir d’un soir, dans un château, et l’obscurité tout près de ton corps. Mais ça aussi ça finira par mourir, tout comme toi, tout comme moi, tout comme les étoiles, tout comme les dieux. Bientôt je ne serrai plus qu’une pensée dérangeante dans un recoin de ton esprit, et toi tu ne seras rien de plus qu’un autre cadeau de Zeus… Oui, voilà la triste vérité. J’appartiens au roi des cauchemars et tu n’es qu’un jouet. J’ai pourtant, un instant, crue pouvoir ressentir quelque chose pour toi, mais c’est parce que tu me rappelais tellement la jeune fille que j’avais été. Mon dieu, regarde ce que je t’ai fait ! Tu es déjà presque mort par ma faute, je suis un monstre, je suis comme lui ! »

Il resta immobile, et je lui racontai tout mes secrets les plus sombres, jusqu’à voire son visage se tordre d’horreur.

« Si je te dit tout ça, c’est pour te protéger. Je n’ai pas d’autre choix que de t’abandonner, mais n’ai crainte, on se reverra, compte sur moi. Je n’ai pas besoin du jour, je n’ai pas besoin de la nuit. Il y a d’autres endroits qui nous attendent, loin d’ici.”

* * *

Les rayons de lune — ou était-ce le soleil levant ? — projetaient une lumière rouge sur son dos.

Je n’aurais su dire l’heure, car le temps glissait sur ma peau sans cesse, nuit et jour et jour et nuit et nuit et jour et nuit et nuit et nuit. Noir et rouge à la fenêtre.
Sous mes ongles peints de toutes les nuances de pourpre, du sang sec, des cendres. J’écoutais une dernière fois sa respiration, enfilant dentelles et bijoux. Je me levais pour quitter le lit et attrapais un oreiller avant de fermer la porte à clé.

(Europe, la princesse qui, sans cesse, fuyait ; pour une fois tu fais le bon choix.)

* * *

Fait divers : Une femme et un homme ont été retrouvés morts, ce matin dans un château après une fête. La femme serait Europe, une héritière portée disparue depuis plusieurs années.