Sur le seuil de sa maison

Écrit par Émeline Néant, incipit 2, en 1ère au Lycée Joliot-Curie à Aubagne (13). Publié en l’état.

Et elle partit, tenant sa fille dans ses bras à la recherche, folle mais pas désespérée, d’un simple jouet d’enfant, d’une toute petite poupée en chiffon, dans ce monde cruel et obscur qu’était la guerre. Le soleil était encore très haut dans le ciel lorsque les premiers obus étaient tombés. Maintenant, la fumée des incendies et les kilos de poussière déplacés par les impacts avaient tout obscurci. La ville était désormais éclairée d’une lumière grisâtre et maladive. La Terre elle-même semblait se laisser mourir, usée comme pouvait l’être une mère vieillissante devant l’irresponsabilité et le mépris de ses enfants.
Le portail autrefois en bois peint avait volé en éclats. Ce fut sur des ruines que la jeune mère marcha pour atteindre la route, plus nivelée qu’un chemin de montagne. Autour d’elle, les gens se lamentaient devant les maisons en flammes. Des femmes surtout, comme elle, car des hommes il ne restait plus que les anciens, les enfants, les estropiés et les aliénés. Beaucoup criaient, gesticulaient, faisaient des pieds et des mains pour essayer de sauver quelques objets de valeurs dans ce grand bûcher. Les autres essayaient de sauver leur peau à tout prix. Il n’y avait plus ici ni amis ni voisins, à peine des familles. Ce n’était plus des hommes mais des bêtes acculées face au danger. Il fallait oublier, il fallait avancer. Elle, elle ne connaissait plus personne ici et personne ne l’aiderait. Péniblement, elle s’éloigna de sa maison, courant aussi vite que le lui permettaient le terrain, sa grande jupe et sa fille, sa précieuse fille, qu’elle tenait fermement serrée contre sa poitrine, comme si elle avait voulu imprimer sa forme dans son giron.
Sa rue était loin derrière à présent et il n’y avait toujours pas de trace de la poupée de chiffon. Peut-être l’avait-elle ratée ? Après tout, le blanc se salissait vite au milieu des cendres... Pourtant, faire demi tour lui était impossible, sans doute à cause de ses jambes trop fatiguées pour esquisser un autre mouvement que celui d’aller de l’avant. Mais elle possédait au fond d’elle-même cet espoir insensé de croire que le pire était déjà derrière elle, que plus elle s’éloignerait de sa maison, plus le ciel redeviendrait bleu. Utopie de survivant s’il en est... Mais que pouvait-elle faire d’autre ? Se morfondre en attendant le prochain obus ne servirait à rien. Chaque seconde de vie que le Seigneur lui accordait, elle devait l’employer à mériter la seconde d’après et celle d’après encore. Ainsi resterait-elle en vie, ainsi sauverait-elle son petit ange. A cette pensée, elle regarda sa fille sans cesser de courir.
La petite avait cessé de pleurer après sa poupée. Son visage de chérubin n’avait pas changé mais son regard semblait avoir pris dix ans l’espace d’un instant. Le lac de ses yeux, si limpide autrefois, s’était troublé à tout jamais. Quelle folie les hommes avaient-ils donc commise pour briser ainsi l’innocence de cette merveille ? La mère pouvait lire toute la misère du monde sur la face lunaire de son enfant chéri. Elle ne disait rien mais elle avait compris. Plus jamais elle n’irait à l’école, plus jamais elle ne jouerait avec la fille du charcutier, plus jamais elle ne reviendrait à la maison. Le temps des rires, des tartes aux pommes et des fleurs glanées dans le jardin était bel et bien révolu. La jeune femme aurait tout donné pour s’endormir là, au milieu du vacarme et des incendies, et pour se réveiller dans cette petite chambre aux murs lambrissés, dans le lit de chêne bourré d’édredons où elle avait scruté pour la première fois ces yeux si bleus un matin de février, alors que le givre faisait des dessins aux fenêtres.

Elle était sur la place à présent. C’était toujours la même débandade, ici aussi. Les gens hurlaient, couraient, fouillaient les décombres ou agonisaient sans prêter attention aux autres. Devant l’église à demi effondrée, un vieil homme était tombé à genoux. Du sang maculait son pantalon sur toute la longueur de la jambe gauche. Avec l’air d’y chercher quelque chose, il scrutait le ciel, les mains jointes, en psalmodiant quelque chose qu’on ne pouvait entendre. Le cœur serré par cette vision, la jeune femme dévia de sa course pour relever le malheureux, mais une silhouette hurlante le bouscula, précipitant son corps à terre comme s’il avait été fait de paille. Elle n’eut pas le temps d’esquisser le moindre geste que déjà, on lui passait sur le corps sans même lui laisser le temps de se relever. Piétiné par le bétail qui lui avait autrefois tenu lieu de voisinage, il ne bougea bientôt plus. Instinctivement, la jeune mère se remit en route. Plus vite, plus loin ! Il fallait qu’elle s’éloigne de cette vision. La guerre avait beau n’avoir épargné personne, elle n’avait jamais vu un homme mourir de cette façon.

Cette tragédie, pourtant bien insignifiante au milieu de cette spirale infernale, semblait lui avoir ouvert les yeux. Tout autour d’elle, les cadavres s’étaient dévoilés, rebuts vomis sur la boue et les ruines par l’enfer qui les assaillait. Depuis le début elle avait progressé au milieu d’eux, les regardant sans les voir. Pourtant ils étaient bien là, blafards, crispés, brûlés, déformés ou éclaboussés par leur propre sang. Elle avait l’impression que leurs yeux vides la regardaient passer avec insistance, que leurs mains figées dans l’agonie tendaient vers elle pour lui arracher la précieuse vie qu’elle portait dans ses bras. Fébrilement, elle força sa fillette à garder le visage collé contre sa propre poitrine pendant qu’elle courait pour lui épargner le macabre spectacle.
Au fil de son avancée, elle se sentit soudain happée dans un puits sans fond. La mort. Elle était là, bien réelle. Des gens mouraient tous les jours... Mais c’était ailleurs, loin de la maison, loin de la famille. Et jamais avec autant de violence. C’était quelque chose qui n’arrivait qu’aux autres. Pourtant, elle sentait maintenant qu’elle y serait confrontée aussi, tôt ou tard. Comment réagirait-elle le moment venu ? De cela, elle n’en avait aucune idée. Une peur pernicieuse s’était infiltrée en son sein. Que se passerait-il après ? Elle ne pouvait supporter l’idée d’un ’’Rien’’, comme le prétendaient certaines personnes. Ne plus sentir le vent, le soleil. Ne plus pouvoir réveiller sa chère petite le matin ni retrouver les bras de l’homme qu’elle aimait... Elle ne pouvait pas imaginer un monde sans existence. Un sentiment de révolte lui tordit les entrailles. Elle ne pouvait pas mourir, pas elle ! Pas sa fille ! Pourtant, tous les corps qui jonchaient le chemin lui prouvaient le contraire. Ils étaient tous mortels ici bas. Et si faciles à détruire...
Alors, la peur s’empara d’elle. C’était une peur fébrile, motivée par cet inconnu, cet infini angoissant. L’impossible qu’elle avait toujours renié l’envahissait dans toute son horreur, sous un déluge de feu et de plomb qui marquerait le paysage à jamais. Comment pouvait-elle envisager un quelconque après devant un tel spectacle ? Si Dieu existait vraiment, pourquoi laissait-il une pareille boucherie se produire ? Comment pouvait-il regarder ses enfants s’entretuer si cruellement sans intervenir ? A nouveau, son regard se posa sur son petit ange, blotti dans ses bras. Pâle comme l’aurore, ses cheveux de soie lui collaient au front, couverts de poussière. Elle était si petite... Ses yeux limpides ne reflétaient désormais rien d’autre que la terreur. Qu’aurait-elle fait si des envies de meurtre s’étaient éveillées dans ce corps fragile ? Actuellement elle n’en avait aucune idée mais elle savait pertinemment qu’elle ne serait pas restée les bras croisés.

Les explosions étaient de plus en plus rapprochées. Français, Allemands... Ils tiraient partout, sans distinction ; lançaient le plus d’obus possible pour avoir une chance de toucher la tranchée adverse. Le village n’était rien, rien de plus qu’un petit obstacle dans la trajectoire. Un ’’dommage collatéral’’ comme se plaisaient à dire les quelques hommes venus passer une semaine en permission ici, quelques mois plus tôt. Que se passait-il donc dans les têtes des grands dirigeants de ce monde si une simple mère était capable de saisir toute la folie de ce conflit fratricide ?
La jeune femme n’eut pas le loisir de trouver la réponse. Quelques dizaines de mètres devant elle, une bombe explosa, projetant des gerbes de terre grosses comme deux fois son poing. Plusieurs la percutèrent de plein fouet, ce qui la stoppa net dans sa course. Sous le poids de l’épuisement, elle tomba à genoux, recroquevillée pour protéger sa fille. Lorsque l’avalanche s’arrêta, elle relâcha son étreinte un moment pour pouvoir se relever et reprendre sa fuite, quoi qu’il advienne. Mais la petite avait agrippé sa jupe d’une main et pointait le ciel de l’autre d’un air effaré.

  • Maman, regarde.
    Là haut, une masse de métal suivait sa courbe mortelle, accompagné du chant aigu du frottement de l’air contre sa surface. Lentement, elle atteignit le point culminant de sa parabole et redescendit vers la terre, créant un énorme cratère boueux accompagné d’une explosion retentissante. Le souffle de ce deuxième impact projeta la mère et sa fille plusieurs mètres au dessus du sol et les fit s’écraser dans le bourbier comme deux poupées désarticulées. La dernière chose que la jeune femme vit avant le noir fut le corps de sa fille, petit fétu blanc dans la noirceur de la bauge.

Le froid, la brume et le silence régnaient à présent sur le champ de bataille. Le feu avait cessé, les canons s’étaient tus. Soudain, timide et tremblant, un rayon de lumière perça les nuages pour effleurer la terre meurtrie. Petit à petit, les ténèbres se dissipèrent et la chaleur commença à se répandre dans l’espace. Après des mois et des mois d’une nuit continue, le soleil s’était enfin levé. Là-bas, à quelques mètres d’un énième cratère d’obus, la jeune femme ouvrit les yeux. Elle ne réalisa pas tout de suite ce qui se passait ni où elle se trouvait. Mais au fur et à mesure qu’elle découvrait le paysage dévasté, les souvenirs refaisaient surface. La guerre, le bombardement, la poupée... Sa fille !
Fébrilement, elle chercha autour d’elle une trace de son enfant. Rien. Elle ne la voyait nulle part. Pourtant, elle n’avait pas atterri loin d’elle quand elle avait sombré dans l’inconscience ! Mais là, à quelques mètres, cette forme étrangement familière... C’était l’empreinte de son corps dans le sol meuble. Elle était probablement en vie elle aussi ! Elle devait s’être levée ! Où avait-elle pu aller ?
Instinctivement, elle se tourna vers la direction de leur maison. Oui... Elle avait dû retourner sur ses pas c’était le plus probable !
Ses vêtements alourdis et encroûtés de boue ne l’empêchèrent pas de s’élancer à vive allure dans le sens inverse. Avait-elle recouvré ses forces durant son inconscience ou bien était-ce le terrain plus sec qui empêchait ses pieds de s’enfoncer ? Toujours était-il qu’elle se sentait bien plus légère qu’à l’aller. Elle ne tarda pas à repasser devant la place du village, où le spectacle la stupéfia.
Des hommes et des femmes en guenilles fouillaient dans les décombres pour ressortir les cadavres qu’ils essayaient d’identifier ensuite. Beaucoup pleuraient ou criaient leur désespoir devant tant de violence et de laideur. Personne ne semblait la voir ou l’entendre mais elle ne s’en préoccupa aucunement. Comment pouvaient-ils prêter la moindre attention à une femme barbouillée des pieds à la tête alors qu’ils étaient sur le point d’enterrer des membres de leur famille ?
Plus loin, elle fut forcée de s’arrêter. En face d’elle, une colonne composée d’une vingtaine d’hommes mal rasés, à l’oeil vide et aux joues creusées, arboraient un uniforme militaire se dirigeait dans sa direction. Sous la couche de crasse, la jeune femme devina le bleu des français. Que venaient-ils faire ici ? Le cœur battant, elle s’approcha d’eux, un sourire aux lèvres.

  • Messieurs ! Messieurs venez-vous du front ?

Ils ne répondirent pas, ne la regardèrent même pas. Un à un, ils passèrent devant elle d’un pas lent pendant qu’elle les sollicitait avec plus de véhémence.

  • Enfin, répondez-moi ! Que faites-vous ici ? Est-ce que la guerre est finie ?

Pas un ne desserra les dents pour elle. Bientôt, ils la dépassèrent pendant qu’elle restait sur le bord de la route, les bras ballants, atterrée par ce spectacle. Ces loques, ces moitiés d’être humain ne pouvaient pas être les braves soldats qu’elle avait vu partir ! Alors qu’elle allait les rattraper, un cri familier lui fit tourner la tête.

  • Maman ! Maman viens vite ! Papa est rentré !

Sa fille était vivante. Sa fille l’appelait depuis les ruines de sa maison. Et son mari était de retour... Elle n’y croyait pourtant plus ! Cela faisait des mois entiers qu’elle s’était faite à l’idée qu’il ne reviendrait plus jamais, depuis que le sergent-chef, navré, lui avait rapporté l’embuscade ennemie dans laquelle était tombée son escouade.
Alors elle courut. Elle courut comme jamais. Elle avait presque la sensation de voler tant elle allait vite. Bientôt, le terrain fut en vue. Sa chère petite était là, immobile, dans l’ombre du dos large et puissant de son père. Manquant de tomber plusieurs fois, la jeune femme se précipita dans le jardin à moitié détruit en criant sa joie.

  • Charles, Charles ! Tu es vivant ! Oh mon Dieu... Si tu savais comme j’ai eu peur pour toi !

En pleurant de joie, elle l’enlaça par derrière et posa sa joue contre lui. Mais il ne réagit pas. Il était comme les soldats, immobile, froid. Effrayée, elle recula pendant que sa fillette larmoyante murmurait :

  • Papa il répond plus...

Alarmée, la jeune femme essaya de secouer son mari sans parvenir seulement à l’ébranler. Il sanglotait, elle pouvait l’entendre. Pourquoi restait-il ainsi prostré ? Ne les voyait-il donc pas ? Elle passa devant lui et le saisit par les épaules pour essayer de voir son visage.

  • Charles réponds ! Qu’est-ce qui t’arrive ? Je suis là, ta fille est là ! Qu’est-ce qu’ils t’ont fait là-bas ?

Il ne remarqua rien, ne la regarda pas. Doucement, il se baissa pour poser quelque chose au sol et se mordit la lèvre pour ravaler un tant soit peu ses sanglots.

  • Eugénie... Marie-Jeanne... Si seulement j’avais... Oh si vous saviez comme je vous aime...

Sur ces dernières paroles, il tourna les talons et s’enfuit en courant. Sa femme affolée s’élança après lui, hurlant désespérément son prénom. Mais il ne revint pas et elle ne parvint pas à le rattraper. Ce fut essoufflée qu’elle revint dans le jardin où elle trouva son petit ange en train de jouer avec un morceau de tissus qui avait été blanc, autrefois. Cachant son malheur, elle se pencha sur sa petite et l’embrassa dans les cheveux.

  • Avec quoi est-ce que tu joues Jeannie ?
  • C’est ma poupée. Papa l’a retrouvée, il l’a laissée juste ici avant de partir.

La jeune mère releva la tête pour regarder l’endroit qu’elle montrait. Pendant un instant, elle n’eut plus de souffle. Se sentant défaillir, elle s’assit sans délicatesse sur le sol, les yeux écarquillés.
Devant elle, deux monticules de terre fraîche se dressaient côte à côte. Le deuxième était bien plus petit que le premier, de la taille d’un jeune enfant. Au-dessus de chacun d’entre eux se dressait, une croix, fabriquée avec quelques débris de bois trouvés aux alentours.