Tigres et tortues

Nouvelle écrite par Juliette Phélut, Juliette PHELUT, en 1ère au Lycée Jacques Marquette, Pont-à-Mousson (54)

Tigres et tortues

Pourtant, ce matin-là, quelque chose d’inhabituel attira son attention. Jusqu’ici, personne n’avait encore remarqué sa présence de l’autre côté du passage ; comme si son poste d’observation la rendait invisible aux yeux des gens. Mais ce matin-là, c’était différent. La place était vide, il n’y avait qu’un jeune garçon adossé au mur d’une maison qui regardait dans sa direction avec insistance ; Anna en était certaine : c’était elle qu’il regardait, il était capable de la voir.
Il devait avoir le même âge qu’elle, ou était à peine plus vieux ; il portait un Dhotî de couleur blanche, et un sabre à sa ceinture.
Gênée, Anna hasarda un timide « bonjour » auquel le jeune garçon répondit par un large sourire.
« Tu peux me voir ? Demanda-t-elle, même si elle connaissait déjà la réponse.
_Bien sûr que je le peux, répondit-il en haussant les épaules. Tu te trouves dans la bibliothèque de ta grand-mère à Paris, tu as une... tortue sur l’épaule, et encore une fois tu épies mon monde grâce à un passage secret. »
Anna était surprise qu’il en sache autant. Sceptique, elle essaya de se remémorer chaque fois où elle avait jeté un oeil sur la petite place. Non, vraiment, si lui l’avait déjà aperçue plus d’une fois, elle n’avait jamais remarqué sa présence. Du moins elle ne s’était jamais rendue compte que quelqu’un l’observait. Perdue dans ses réflexions, elle sursauta lorsque le garçon reprit :
« Quand te décideras-tu à franchir ce passage ? 
_Je... Je ne sais pas trop, en fait je...
_Tu devrais le faire aujourd’hui, la coupa-t-il. Plus qu’un autre jour.
_Mais pourquoi ?
_Ah, ça... Pour que je te le dise, il faut que tu viennes. Sinon, tu ne sauras pas. Je peux juste te dire que c’est quelque chose de très, très important. »
C’était pour Anna un véritable dilemne : Bien qu’elle ne connaissât pas le garçon et qu’elle était persuadée que le suivre pouvait être dangereux, elle était curieuse de connaître la raison pour laquelle il la poussait à franchir ce fameux passage. Ce fut la curiosité qui l’emporta.
« Bon, d’accord. Je viens et tu me dis ce qui se passe. Ensuite, je rentre chez moi.
_Entendu !, répondit le jeune garçon tout content. »
Anna posa la tortue sur l’étagère à hauteur de ses yeux.
« Attends deux petites secondes, toi..., lui dit-elle, je dégage le passage et je te reprends . » Visiblement, la tortue n’avait pas compris mais Anna était sûre qu’elle faisait semblant. La jeune fille écarta suffisamment les livres du rayon pour passer entre ; comme prévu, elle reprit la tortue, se hissa sur la pointe des pieds, grimpa sur l’étagère et se tint bientôt prête à franchir le passage. Elle respira un bon coup :
« Voilà, se dit-elle, je m’étais dite que jamais je ne le ferais... On verra bien ce qui se passera. »
Elle ferma les yeux et s’avança...
Pendant un bref instant, la tête lui tourna. Elle eût la nausée et crut s’évanouir, puis tout redevint normal. Elle attendit un peu, ouvrit les yeux : le soleil l’obligea à les fermer immédiatement. Elle porta son regard vers le sol pour ne plus être éblouie, et constata qu’elle se trouvait sur le rebord d’une fenêtre. Elle s’assied.
« Félicitations, tu as réussi, lança le jeune garçon légèrement goguenard.
_Ah, ne te moques pas !, rétorqua-t-elle.
_Je ne me moque pas, c’est juste que... Ce n’était pas si compliqué pourtant. »
Vexée, Anna entreprit de descendre de son perchoir ; mais elle se rendit compte que, se trouvant à plus de deux mètres du sol, elle risquait de faire un atterrissage douloureux.
« Tu as certainement besoin d’aide ?, demanda le jeune garçon. 
_Oui, s’il te plaît. »
Il s’approcha et se tînt en dessous de la fenêtre.
« Sautes, je te rattrape, lui dit-il. »
Bizarrement, elle n’avait pas tellement confiance.
« Si tu ne sautes pas, tu ne risques pas de descendre. »
Effectivement, elle n’avait pas le choix. Alors elle serra la tortue contre elle, compta jusqu’à trois et se laissa tomber. Le jeune garçon la réceptionna sans difficulté ; « il n’en a pourtant pas l’air, se dit Anna, mais il est fort. »
« Merci beaucoup !, lui dit-elle en souriant. » Gabrielle avait l’air terrifié. « Mais non, ce n’est rien, la rassura Anna. Voilà, tu n’as rien.
_Oh, une tortue !, s’exclama le jeune garçon. C’est à toi ?
_Oui, elle s’appelle Gabrielle. Je l’ai depuis très longtemps, à vrai dire, elle est peut-être plus vieille que moi... depuis que ma grand-mère me l’a confiée, elle n’a pas grandit. Mais au fait, tu avais quelque chose à me dire. Je t’écoute. »
Le jeune garçon paru légèrement embarrassé.
« En fait, heu... C’est mon grand-père qui m’a dit où te trouver. Je cherchais un argument pour que tu traverses le passage, mais... il va juste falloir que tu me suives car je ne sais pas pourquoi il t’a fait venir.
_Mais que je te suives où ?
_Ah ça, tu verras bien !, répondit le garçon bien décidé à ne rien révéler. Peut-être que je te le dirais en chemin, car nous marcherons sûrement toute l’après-midi. Mais... je ne suis pas obligé.
_Pourquoi tu ne veux pas me le dire dès maintenant ?, questionna Anna. J’en ai assez de ces mystères !
_Si tu insistes, je ne te dirais rien. »
Et le jeune garçon partit dans une direction, signe que la conversation était terminée et qu’il fallait le suivre.
« Au fait, fit-il en se retournant, je m’appelle Sangaren.
_Enchantée, moi, c’est Anna.
_Mais je le savais déjà. Mon grand-père me l’avait dit. »
Etonnée, Anna ne chercha pas plus loin ; elle avait compris que, plus elle lui posait de questions, moins elle avait de réponses. Elle le suivit et ils quittèrent bientôt les zones habitées de Shalingappa. La forêt s’étendait devant leurs yeux, Anna comprit qu’ils allaient la traverser.
« Bon, écoute-moi, lui dit Sangaren. Nous sommes dans un territoire dangereux.Ici, il peut y avoir des tigres.
_Quoi ? Des tigres ? Tu plaisantes, bien sûr ; il ne doit plus y en avoir en liberté, de nos jours...
_Non, je ne plaisante pas. On n’en rencontre que très fréquemment, mais il peut y en avoir. Restons sur nos gardes. »
Anna serra Gabrielle contre elle. Elle observa le paysage d’un oeil attentif : les arbres, immenses, cachaient le soleil et rendaient presque obscurs les lieux ; on ne voyait pas suffisamment loin, d’après elle, bien qu’il ne semblât pas y avoir de tigre dans les parages.
« Sommes-nous obligés de passer par ce chemin ?, demanda-t-elle en tremblant.
_Malheureusement oui, répondit-il. Mais je te promets, il ne nous arrivera rien. Il faut juste que tu me suives. »
Pas très rassurée, Anna acquiesça et ils commencèrent leur traversée.
La forêt était anormalement silencieuse ; seul le craquement des feuilles mortes sous leurs pas se faisait entendre. Anna retenait sa respiration, à l’affût du moindre mouvement suspect. Sangaren semblait plutôt confiant ; apparemment, il était déjà venu par ici et connaissait bien son chemin. Cependant, il avançait très lentement et d’une manière très prudente. Le danger devait être réel.
Les minutes s’écoulaient et rien d’alarmant ne se produisait. Anna commençait à se sentir en sécurité lorsque Sangaren se figea. « Surtout, ne fais pas de bruit. Ne bouge plus, lui ordonna-t-il. »
Anna l’écouta et se tînt immobile. Elle ne savait pas ce qui se passait, mais elle commençait à paniquer. Elle tendit l’oreille. D’abord, elle n’entendit rien... Puis un bruissement de feuille, presque imperceptible, lui parvint à l’oreille. Il semblait provenir de la gauche, et se rapprochait petit à petit. Anna était horrifiée. De la sueur coulait sur son front, et son souffle était court. Quelque chose approchait ; certainement un tigre, mais elle ne pouvait pas vérifier. La chose passa derrière eux, et le bruit de ses pas s’estompa longtemps à leur droite. Lorsqu’il avait complètement disparu, Anna n’osait toujours pas faire le moindre mouvement. Sangaren se retourna.
« Est-ce que ça va ?, demanda-t-il en voyant l’air décomposé de la jeune fille. Tu as l’air d’être... morte de peur.
_Ce... ça va, oui... Qu’est-ce que c’était ? »
Sangaren haussa les épaules. « Un tigre, sans doute, répondit-il. »
Ils reprirent leur route en redoublant de prudence. Rien de semblable ne se produisit au cours du trajet restant. Les deux enfants arrivèrent devant un immense Ficus aux racines si épaisses et denses qu’elles dissimulaient ce qui se trouvait derrière.
« Voilà, nous sommes presque arrivés, informa Sangaren. Il ne nous reste plus qu’à... »
Il fut interrompu par un rugissement qui provenait de derrière eux. Anna et Sangaren se retournèrent et virent un gigantesque tigre qui s’approchait d’eux, l’air plus qu’hostile.
« Anna, passe devant, continue jusqu’à la sortie de la forêt et ne t’inquiètes pas pour moi ; nous nous reverrons.
_Qu’est ce que tu comptes faire ?, demanda-t-elle, affolée. Tu ne vas tout de même pas te battre contre ce tigre ? C’est trop dangereux !
_Ne discute pas et fais comme je te dis ! Je sais ce que je fais. »
Anna lui obéit à contre-coeur ; elle posa Gabrielle sur son épaule et commença à passer entre les racines du grand arbre. Elle entendit le tigre feuler et se retourna une dernière fois : Sangaren combattait déjà la bête sauvage ; elle avait l’impression qu’il avait le dessus. Du moins, elle essayait de s’en persuader. Elle poursuivit sa route, pleine de culpabilité.
Une fois le Ficus dépassé, Anna s’arrêta et contempla les alentours : elle avait l’impression d’avoir parcouru plusieurs kilomètres tant le paysage avait changé. Le soleil traversait à présent les branchages et illuminait la forêt de sa douce lumière. Des petits oiseaux chantaient, et tout semblait plein de vie. Anna en était déconcertée. Elle marcha vers ce qui semblait être -et était- la sortie.
Là, elle stoppa net, le souffle coupé.
Devant elle s’étendait une vaste et magnifique citadelle qui semblait venir tout droit d’un autre âge. Elle était toute d’or et de pierres précieuses et, en son coeur, un somptueux temple dominait tous les autres bâtiments. Le soleil éclairait les lieux, rendant l’ensemble presque surnaturel. Anna n’avait jamais rien vu de tel : on aurait dit un paradis perdu, une ville issue de ses rêves. Elle se sentait l’âme d’une aventurière : « Regarde, Gabrielle, comme c’est beau ! » La tortue regardait le paysage d’un oeil impassible. Difficile d’imaginer ce qu’elle pouvait bien se dire. La jeune fille était impatiente d’explorer les lieux ; s’avançant lentement, elle observait chaque détail, émerveillée. Les rues étaient bordées de sculptures d’émeraude, de turquoise et de rubis représentant des éléphants, des vaches ou encore des serpents, les façades des maisons étaient richement décorées de frises dont les sujets principaux étaient les mêmes animaux ; les gens étaient vêtus de somptueux vêtements et arboraient de magnifiques parures ; tout était d’une si grande beauté qu’Anna avait l’impression de rêver. Lorsqu’elle arriva devant le temple, elle s’arrêta. Elle se demandait si c’était là que Sangaren voulait qu’elle aille ; et d’ailleurs, qu’était-il devenu, lui ? Anna était inquiète pour ce jeune garçon qui lui avait laissé tant de mystères à éclaircir... Une larme roula sur sa joue. « Non, se dit-elle, je ne dois pas pleurer, il m’a demandé de partir. C’est lui qui l’a voulu ... » Elle ne parvint pas à retenir ses larmes malgré tout. Sangaren s’était sacrifié pour elle. Elle ne pourrait jamais le remercier...
Un cri se fit soudain entendre. Levant les yeux, elle vit une silhouette de l’autre côté de la ville, juste devant la forêt. C’était Sangaren, qui accourait vers elle, les cheveux en bataille et les vêtements déchirés ; pourtant, un grand sourire illuminait son visage. Anna était folle de joie. En quelques secondes il atteignit le temple.
« Alors !, fit-il, même pas essouflé ; qu’est-ce que tu penses de tout cela ?
_C’est magnifique, répondit-elle, les yeux remplis de larmes.
_Tu as pleuré ?, demanda le jeune garçon. »
Anna essuya ses yeux d’un revers de la main et regarda Sangaren droit dans les yeux.
« J’étais morte d’inquiètude pour toi, avoua-t-elle. Tu t’es battu contre un tigre, je n’arrive pas à croire que tu aies pu sortir victorieux de ce combat...
_Et pourtant !, fit le garçon d’un air étrange. Tu sais, un tigre... Ce n’est qu’un tigre. Viens, il faut que nous allions dans ce temple. »
Anna, avec Gabrielle sur son épaule, le suivit et tous les trois entrèrent dans le somptueux bâtiment.
Une lumière tamisée éclairait l’intérieur, révélant des colonnes d’or sculptées et d’autres statues d’animaux en pierres précieuses ; celles-ci étaient cependant différentes. Anna avait l’impression qu’elles la suivaient des yeux, et en était intriguée. Gabrielle voulut subitement descendre de l’épaule de la jeune fille ; celle-ci posa la tortue à terre. Au fond du temple, un vieillard était assis sur un coussin et semblait méditer. La jeune fille se demanda si c’était le grand-père de Sangaren, ce qui lui fut confirmé à la seconde même :
« Grand-père, je te présente Anna, annonça le garçon. »
Le vieillard se leva, regarda Anna droit dans les yeux et sourit.
« Enchanté, Anna. » Il marqua une pause et reprit :
Tu ressembles tellement à ta grand-mère... 
_Vous connaissez ma grand-mère ?, Demanda Anna, étonnée.
_Bien sûr ; je vais t’expliquer ce qui semble tant t’intriguer.
Bien des siècles plus tôt, nous vivions heureux dans cette citadelle qui était gouvernée par une princesse. Un jour, une force obscure s’empara de la ville et toute la vie se retrouva enfermée dans un vase, laissant les lieux complètement déserts. L’or s’était changé en pierre. Tout était perdu pour nous.
Il y a une quarantaine d’années, ta grand-mère voyageait en Inde et découvrit par hasard cette cité qui était alors abandonnée et vide de vie. Elle entra dans le temple -celui-là même où tu te trouves- et y découvrit le vase, posé au beau milieu de l’allée. Elle le prit dans ses mains et enleva le couvercle. Là, toute la vie resurgit et la beauté reprit son règne sur la citadelle ; tous acclamèrent cette sauveuse qui était encore toute étonnée de ce qui venait de se produire. Malheureusement, la princesse de la citadelle avait subit un maléfice différent de celui des autres habitants de la ville. Son pouvoir et son apparence ne lui seraient rendus qu’au bout de quarante années. Et nous voici quarante ans plus tard... Me voici devant vous, princesse.
_Est-ce que j’ai bien compris...?, demanda Anna, interloquée. Vous m’avez appelée... 
La jeune fille commençait à comprendre pourquoi elle était venue ici. Elle était donc la princesse de cette merveilleuse cité ! Mais le vieillard lui répondit :
« En réalité, ce n’est pas à toi que je m’adressais, mais à la jeune personne derrière toi. »
Anna se retourna et vit une magnifique jeune femme aux cheveux d’un noir intense ; elle était vêtue d’une sublime robe blanche et portait des bijoux d’or et de rubis.
« Anna, dit-elle d’une voix enchanteresse ; merci pour tout ce que tu as fait pour moi. Merci de t’être occupée de moi durant tant d’années. »
Anna mit un certain temps avant de comprendre que cette jeune femme... avait été Gabrielle !
« Pour te remercier, je voudrais t’offrir ce Kuzhal... »
La princesse tendit à Anna une sorte de flûte traversière en or, que la jeune fille prit avec précaution dans ses deux mains.
« Cet instrument de musique sera dorénavant la clé pour franchir le passage de la bibliothèque... Il te suffira d’en jouer pour venir nous retrouver depuis Paris.
_Merci beaucoup, dit Anna, ravie.
_Et si cela peut te rassurer, ajouta Sangaren, à présent que la princesse est revenue, la forêt sera bien plus praticable. Tu ne rencontreras plus de... tigres, fit-il avec un sourire mystérieux.
_A présent il est temps que tu reviennes dans ton monde, reprit la princesse, car les tiens vont s’inquièter de ta disparition... Ferme les yeux... »
Anna acquiesça et dit au revoir à ses nouveaux amis, en leur promettant de revenir souvent.
Elle ferma les yeux, sentit à nouveau sa tête tourner ; losqu’elle les rouvrit, elle se tenait dans la bibliothèque, le Kuzhal dans les mains. Elle se remémora brièvement ce qu’elle venait de vivre : dommage qu’elle n’ait pas été la princesse... Mais c’était peut-être mieux ainsi, se dit-elle.
Elle traversa les rayons et se trouva nez-à-nez avec sa grand-mère :
« Anna, où étais-tu passée ? Voilà une heure que je te cherche... »
Elle s’interrompit lorsqu’elle vit la flûte dans les mains de la jeune fille.
« Ainsi, fit-elle, la princesse est revenue... Je suis fière de toi, Anna. »
Elle lui fit un clin d’oeil et retourna à ses occupations, l’air de rien. Amusée, Anna sourit. Qui aurait pu soupçonner que sa grand-mère cachait un si grand secret ?