Un animal civilisé

Écrit par AUCOUTURIER Clémentine (Term, Jean Dautet de La Rochelle)

Un animal civilisé

Elle esquissa un pas à reculons, puis fit une brusque volte-face et se mit à courir.

Les yeux, pourtant, continuaient de la suivre, prunelles incandescentes et sauvages qui lui brûlaient le dos et l’esprit.
La jeune fille se réfugia dans sa chambre et, s’approchant prudemment de la fenêtre, jeta un coup d’oeil au-dehors. Ce qu’elle y aperçut ne la rassura qu’à moitié ; l’homme au regard lupin avait disparu et il n’était visible nulle part alentour. Qui était-il ? Que lui voulait-il ?
Le ciel s’assombrissait de plus en plus vite, à mesure qu’une nuit claire prenait peu à peu le pas sur un jour gris. Le croissant mince d’une lune d’argent brillait d’un étrange éclat, comme celui d’une lumière artificielle. Au loin, des hurlements lugubres retentirent, des cris de loups qui se répercutèrent longuement entre les étoiles...
 
J’ouvris les yeux au son des hurlements. J’avais encore rêvé de la maison où j’habitais, enfant, et de Lola. Lola, c’était un peu moi, une sorte d’alter ego onirique, à qui il arrivait tout ce que ma morne vie m’interdisait. Par contre, j’ignorais qui était cet homme à la fenêtre.
Je m’étais assoupie la télévision allumée – on allait encore me le reprocher. Je m’étais réveillée durant un reportage sur un zoo en région parisienne, qui décrivait toutes les mesures et les dispositifs mis en place afin d’oeuvrer à un meilleur confort des animaux. Cela semblait particulièrement magnanime de la part des soigneurs, mais un frisson me prit tout de même en apercevant le grand lion, roi des animaux, couronné de sa crinière, par-delà les barreaux d’une cage. Plus que l’enfermement, c’était la figure des visiteurs qui finissait de le soumettre, lui et tous ses sujets, des pingouins maladroits dont se gaussaient les enfants aux singes qui observaient d’un œil las les grimaces de leurs cousins biologiques, figure sereine car sauve, qui observait avec curiosité ce que la nature avait fait différent d’elle.
Quelque peu troublée par ces visages, j’éteignis la télévision et descendis faire quelques pas dans le jardin. L’air était frais et j’y retrouvais Maryse, une autre résidente, qui s’y promenait elle aussi. Mais après quelques mots échangés, ses mains un peu potelées semblèrent s’allonger considérablement et sa peau se solidifier comme pour former une patte griffue. Lorsque je relevai les yeux sur son visage, celui-ci s’était couvert de poils bruns. Etais-je à nouveau en train de rêver ?

Il pleuvait à nouveau, mais l’homme, cette fois-ci, était attablé face à elle, dans la pièce-même où il l’avait observée la première fois. Lola ne se souvenait pas l’avoir invité à entrer.

  • L’homme est un animal civilisé, lui dit-il soudain après un long silence.
    La jeune fille ouvrit des yeux de merlan frit. Pourquoi lui disait-il cela ?
  • Qu’essayez-vous de me faire comprendre ? le questionna-t-elle. Est-ce que ça a un rapport avec moi ?
    L’homme aux yeux de loup monta aussitôt sur ses grands chevaux.
  • Ne saute pas du coq à l’âne ! s’écria-t-il, furieux. Je te parle de l’homme et toi, tu ramènes cela à un problème personnel.
    Lola resta muette comme une carpe, tétanisée. Elle aurait souhaité détaler comme un lièvre, mais une force implacable la retenait assise à sa place. Ses idées mêmes devenaient confuses, à mesure que le regard brûlant, sauvage, de l’homme la dévisageait, et le bruit de la pluie se faisait de plus en plus présent, emplissant son ouïe toute entière comme le son d’un tambour battant. Et il battait, battait...

Les coups provenaient d’à côté. Ils étaient d’une telle régularité, qu’on aurait cru que celui qui les frappait était devenu fou, maniaque d’exactitude. Agacée par ce bruit, j’allumai le poste de télévision, espérant ainsi en couvrir le son. Je tombai sur un autre reportage, mais celui-ci portait sur les « gated communities », des quartiers riches, fermés et sécurisés, où le reste de la population ne pouvait pénétrer. C’était une autre forme d’enfermement que celui proposé par le zoo, car cette fois, la cage était faite pour protéger ses occupants de l’extérieur et non l’inverse. Néanmoins, le concept était toujours le même – se préserver de ce qui nous était trop dissemblable.
Ma tête me lançait depuis le réveil, comme si la pluie de mon rêve avait continué à me battre aux tempes. Celui-ci avait été encore plus absurde qu’à l’habitude, autant dans son fond que dans sa forme. Pourtant, un écho me restait.
« L’homme est un animal civilisé. »
Je cherchai le dictionnaire dans la petite bibliothèque de ma chambre. A la page de « civiliser », je trouvai une définition qui me donna à réfléchir :
« Civiliser : Faire passer d’une condition primitive à un état de plus haut développement matériel, intellectuel, social. »
Ainsi, nous étions des êtres évolués, capables de technique, de réflexion et de communauté. Pour en faire quoi ? Des barrières ? L’homme a gardé de la vie bestiale l’impitoyable meute qui ne conserve pour membres que ceux qui se conforment à ses principes et ne revendiquent pas trop leur liberté de différence. Nous vous accueillons à bras ouverts, semblent crier les alphas, mais à l’unique condition que vous deveniez comme nous – l’altérité risquerait de créer bien trop de désordre.
Je jetai un regard par la fenêtre. Des murs ceignaient le jardin, leurs ombres étalées par le soleil bas. Mais qui protégeaient-ils de quoi ? Nous de l’extérieur ou bien l’extérieur de nous ?

Toujours la maison, la vieille maison de brique donnant sur la rue des Chênes, le jardin par-derrière, avec la balançoire que lui avait installée son oncle lorsqu’elle était plus jeune. Lola sortit dans l’air humide et froid de la nuit pour venir s’y asseoir. De la maison ne provenait aucun bruit, il avait bien longtemps que ses parents – oniriques comme réels – avaient déménagé, et seul le frottement grinçant de la vieille corde sur les portants se faisait encore entendre. Se balançant doucement, la jeune fille contempla le calme et l’impression de sérénité que seuls les rêves pouvaient m’apporter.

  • Tu t’enfermes toi aussi, à ta façon, dit une voix profondément grave derrière elle.
    Lola tourna la tête vers l’homme qui venait de surgir des fourrés à la manière du loup de son regard. D’un pas tranquille, il vint se poster près d’elle.
  • Qui êtes-vous ? demanda la jeune fille.
    L’homme haussa ses épaules d’ogre.
  • Juste le produit de ton imagination, répondit-il. Tu es en train de parler avec toi-même.
  • Êtes-vous réel ? interrogea encore Lola, comme pour en avoir la pleine assurance.
  • Es-tu encore capable de distinguer la réalité des hallucinations ? lui rétorqua-t-il d’un ton presque désolé.
  • Bien sûr ! s’insurgea la jeune fille.
    Le regard lupin me dévisagea avec une tristesse impalpable, tandis que son enveloppe se dissolvait peu à peu avec mon rêve, me brûlant davantage encore qu’à l’habitude.
  • On enferme et on s’enferme pour tenir à l’écart ce qui nous est nocif, différent ou trop douloureux, déclara-t-il – mais je ne savais plus vraiment qui de l’homme, de Lola ou de moi prononçait ces paroles.
     
    Mon rêve m’avait donné des envies d’air libre. Je ne croisai personne en descendant au jardin et personne ne s’y trouvait non plus. Dans la rue, au contraire, par-delà les murs d’enceinte et le portail métallique, on pouvait voir des gens passer dans la rue. Il y avait de vieilles personnes ahanant sous le poids de leurs sacs de course, des adultes pressés de se rendre au travail, des bébés admirant le paysage au bastingage de leur poussette, j’aperçus sur le trottoir d’en face une belle femme en talons et en tailleur au rouge à lèvres particulièrement marqué. Happée par le spectacle des passants, de la civilisation en marche, je m’approchai un peu plus de la grille, et un groupe d’enfants qui passait devant à cet instant-là s’écarta brusquement. Je remarquai leurs regards – et ceux de toutes les personnes qui me prêtaient quelque peu d’attention – curieux, méfiants, craintifs parfois, des regards semblables à ceux des visiteurs du zoo ou des résidents des « gated communities ». Etais-je donc cela pour eux, un animal de foire, bête imprévisible dont on se raille pour oublier sa peur ? Certains enfants me montraient du doigt, une mère chuchotait quelque chose à l’oreille de sa fille. Me considéraient-ils encore comme un être humain, malgré les murs et le grillage qui n’étaient rien de plus que les parois d’une cage, malgré la différence qui nous séparait et qu’ils voyaient d’un œil mauvais ou intrigué ?
    Ce fut à ce moment précis que les hallucinations reprirent. Les visages des passants perdirent toute trace d’humanité pour revêtir celle de la sauvagerie, chacun se couvrit de poils, d’écailles, de plumes, acquérant soudain figure bestiale. Ce n’était plus des hommes qui me dévisageaient de la rue, mais des centaures, des chimères, des sirènes aux traits féroces et haineux. S’il n’y avait pas eu de barrières entre nous, il ne faisait aucun doute qu’ils m’auraient sauté dessus.
    Terrifiée par ces visions infernales, je me mis à hurler, cri de souffrance, de folie, cri comme ces prétendus humains au-dehors ne pousseraient jamais. Alertés par le bruit, du bâtiment dans mon dos surgirent infirmiers et docteurs qui tentèrent à grand peine de me ramener dans ma chambre. A quoi bon, à quoi servait-il d’y séjourner encore toute une vie ? Je ne reverrais jamais l’extérieur sans les barreaux de cette cage pour me gâcher le paysage, je ne retournerais jamais dans la maison de mon enfance me balancer en écoutant les oiseaux chanter. Je resterais à jamais qu’avec Lola et toutes les autres illusions que mon esprit se plairait à imaginer.
    L’homme est un animal civilisé. Et moi, je dérange sa civilisation.