Un songe aux boucles dorées

Amandine POHU, en études supérieures au lycée Joffre, Montpellier (34), classée 2ème de l’académie de Montpellier

Un songe aux boucles dorées

Victor était chasseur de rêves.
C’était un métier qui demandait beaucoup d’agilité, pour bondir de toit en toit, beaucoup de dextérité, pour manier le filet à rêves, beaucoup de courage, pour sortir seul la nuit et beaucoup d’imagination, pour effectuer un tri entre beaux rêves et rêves anodins, tout en évitant les cauchemars dangereux et les hallucinations inutiles.
Agilité, dextérité, courage et imagination.
Victor était agile, dextre, courageux et avait toujours fait preuve d’imagination. C’est d’ailleurs cette imagination qui lui avait permis, lorsque ses parents étaient morts, de ne pas se retrouver enfermé à l’orphelinat mais d’être embauché par monsieur Paul.
Mystérieux et inquiétant monsieur Paul.
Victor ignorait ce qu’il fabriquait avec les rêves qu’il lui achetait, pas très cher d’ailleurs, mais cela n’avait pas vraiment d’importance. La seule chose qui comptait pour Victor, c’était de voir les songes se glisser à l’extérieur des maisons par les interstices entre les tuiles des toits, se déployer en fines volutes colorées, onduler un instant comme s’ils cherchaient leur route puis filer vers les étoiles.
Sauf s’il se montrait assez rapide.
S’il se montrait assez rapide et abattait son filet avec suffisamment de précision, le rêve finissait dans sa besace.
Une nuit de printemps, alors qu’il n’avait capturé qu’un petit rêve bleu et cherchait quelque chose de plus consistant à attraper, Victor aperçut une silhouette adossée à une cheminée.
Elle regardait le ciel et ne parut pas surprise lorsqu’il s’assit à ses côtés.
« Tu t’appelles comment ? »
« Les étoiles me prénomment Aurélia. »
« Les étoiles ? Je ne comprends pas... »
« Pourtant tu es un chasseur de rêves. Tu devrais comprendre. »
Perturbé, Victor ne dit rien. Il se contenta d’observer la silhouette à côté de laquelle il s’était assis et qui continuait à fixer les étoiles, impassible. Elle avait l’apparence d’une enfant avec son visage rond et ses boucles blondes qui tombaient souplement sur ses épaules. Mais Victor voyait bien qu’il y avait quelque chose de différent en elle. Il réfléchit un moment avant de comprendre.
« Est-ce que je peux… » commença-t-il. Mais il fut immédiatement coupé par l’enfant.
« Oui. Si cela peut te permettre de comprendre… »
Une fois de plus, Victor resta interloqué.
« Alors, qu’attends-tu, tu ne voulais pas vérifier ? »
Il ne comprenait pas bien comment celle qui disait se prénommer Aurélia, avait fait pour deviner ce qu’il s’apprêtait à lui demander. Mais se reprenant, il avança sa main, doucement, vers le bras de la silhouette. Et son hypothèse se vit confirmée. Ses doigts passèrent à travers la peau à l’apparence veloutée, comme s’il s’était agi de fumée. Victor retira alors sa main, de peur d’être indiscret.
« Tu as donc deviné. »
« Tu es un rêve ? Mais… Je n’ai jamais vu de rêve aussi… Aussi réel… »
« C’est parce que je suis ton rêve. »
« Mon rêve ? Tu veux dire que je me suis endormi ? »
Aurélia se mit alors à rire, d’un rire si pur, si cristallin, que Victor en frémit, sentant son cœur s’emballer.
« C’est une drôle de question pour un chasseur de rêves ! Tu sais bien qu’il existe aussi des rêves éveillés ! Des rêves qui n’appartiennent qu’à l’imaginaire plutôt que d’appartenir à l’inconscient de la nuit. Des rêves volontaires, des rêves choisis. Je suis un de ces rêves-là. J’avoue être un peu plus complexe que ça… Disons, pour faire simple, que tu m’as longtemps imaginée sans t’en rendre compte, longtemps espérée, et maintenant, j’ai grandi, je suis plus nette dans ton esprit. Sais-tu pourquoi tu chasses les rêves des autres ? »
« N… Non… »
« Je m’en doutais, c’est pour ça que je suis là. »
« Pour quoi ? »
« Pour que tu prennes conscience de ce que tu fais et de pourquoi tu le fais. Si tu prends tant de plaisir à chasser les rêves des autres, Victor, c’est parce que tu as peur de tes propres rêves. »
« Peur ? »
« Oui. Tu as peur du titre de rêve justement. Tu aimes rêver mais l’idée que ce soient des illusions t’oblige à penser que ces rêves ne se réaliseront jamais. En collant une étiquette « rêve » sur ces pensées imaginaires, sur ces mondes que tu te crées, tu acceptes de dire que ce sont des rêves, qu’ils appartiennent donc à l’imaginaire et non à la réalité. Et cette pensée te fait mal. Te dire que tu ne pourras jamais vivre de telles choses te rend malheureux. Nous sommes tous comme ça, mais toi, plus fortement. Ca doit être dû à la perte de tes parents… Tu sais, moi aussi j’ai perdu les miens… »
Victor regarda fixement Aurélia, abasourdi. Ce n’était pas la surprise d’un tel point commun entre eux deux qui marquait son visage de cette expression de stupeur, mais quelque chose d’autre, une chose que l’esprit curieux et intelligent du garçon cherchait à comprendre, une chose à laquelle il ne s’attendait pas, qu’il ne savait pas, alors que lui-même était pourtant un spécialiste de la question. Aussi, il n’hésita pas longtemps avant de demander, sans savoir s’il allait faire preuve d’impolitesse ou non :
« Comment un rêve peut-il avoir perdu ses parents ? »
« N’oublie pas que je suis ton rêve… Et tu rêves d’avoir à tes côtés une personne capable de te comprendre. Or, qui peut mieux te comprendre que quelqu’un qui a vécu les mêmes choses que toi ? »
« Alors c’est de ma faute si tu n’as plus de parents ? »
« Non, pas du tout ! C’était déjà le cas, on m’a juste trouvée et pensé que j’étais celle dont tu avais besoin. Tous les rêves naissent d’une création céleste, une création des étoiles. Et ils ne sont qu’ensuite attribués aux personnes qui leur conviennent. »
« Alors c’est pour ça que tu dis que les étoiles t’appellent Aurélia ? »
« Oui, comme ce sont mes créatrices, ce sont elles qui m’ont donné mon prénom. Mais si ce soir je suis ici à t’attendre, Victor, c’est pour te faire comprendre que tu ne dois plus avoir peur de tes propres rêves. Parce que tu oublies une chose essentielle : c’est que les rêves peuvent devenir réalité. »
« Mais c’est rare… »
« Si c’est rare, c’est que ce n’est pas impossible. Il suffit d’y croire assez fort, de le vouloir du fond du cœur, de tout faire pour qu’il se réalise, pour qu’un rêve devienne réalité. Ca représente un gros effort, c’est certain mais le résultat est tellement parfait… Il faut que tu aies plus confiance, que tu apprennes à croire, Victor… »
Elle marqua une pause et le silence s’installa. Ce ne fut un silence pesant pour aucun des deux car Victor était plongé dans ses pensées, à méditer ce que venait de lui dire Aurélia et l’enfant-rêve réfléchissait elle-même à ce qu’elle devait lui dire d’autre. Mais elle ne voyait rien. Elle décida alors de rompre le silence pour laisser libre court à sa curiosité :
« Dis-moi, tu passes ton temps à chasser les rêves mais n’as-tu jamais eu envie d’en conserver un ? »
La question déstabilisa Victor qui émergea de ses pensées et baissa le regard. Aurélia s’attendait à ce qu’il parle mais il n’en fit rien. Bien déterminée à entendre la réponse, elle insista :
« Qu’en est-il de tes rêves à toi, Victor ? Ne t’est-il jamais arrivé de te réveiller à temps pour capturer l’un de tes songes ? N’as-tu jamais gardé un rêve qui ne t’appartenait pas, au lieu de le vendre à monsieur Paul ? »
« Si… »
« J’en étais sûre ! Viens ! Suis-moi ! »
« Mais pour aller où ? »
« Je vais te montrer ! »
Elle se leva agilement, dans un souffle de vent qui fit vaciller sa silhouette de brume, et ses boucles retombèrent souplement sur ses épaules de vent. Etant immatérielle, elle savait qu’elle ne pouvait pas attraper la main de Victor pour le conduire plus facilement et lui donner la motivation nécessaire mais elle tendit tout de même la main vers lui et l’appela de nouveau. Sans bien comprendre, le garçon accepta de se lever et de la suivre. L’enfant-rêve était rapide, et flottait au-dessus du sol. Elle allait beaucoup plus vite que Victor qui, pourtant habitué à sauter de toit en toit, peinait à la suivre. Mais il sentait l’excitation monter en lui et cette escapade nocturne qui le menait à suivre un rêve plutôt qu’à le capturer faisait palpiter son petit cœur. C’est avec le sourire au bout des lèvres que les deux enfants, le rêve et le réel, quittèrent les toits pour la terre ferme et s’enfoncèrent dans une forêt sombre, en bordure du village, étrangement éclairée par de minuscules lampions phosphorescents reliés les uns aux autres en une guirlande émettant une lumière faible mais rassurante. Ils progressaient rapidement, malgré le fait qu’Aurélia, toujours en tête, doive attendre à chaque intersection que le garçon la rattrape. Enfin, ils arrivèrent devant une petite grotte qui semblait être leur destination. Elle avait été sobrement aménagée avec des étagères. Sur ces étagères, de nombreux bocaux en verre de toutes tailles étaient alignés, certains vides, d’autres contenant des substances brumeuses. Victor s’en approcha et toucha quelques bocaux du bout des doigts. Leur tiédeur lui parut familière.
« Où sommes-nous ? » chuchota-t-il instinctivement, ayant l’impression d’être dans un lieu sacré.
« Dans la grotte des rêves de rêves. »
« Tu veux dire que tous ces bocaux contiennent des rêves qu’ont les rêves eux- mêmes ? Tu veux dire que les rêves ont eux-mêmes leurs propres rêves ? »
« Bien sûr ! »
Victor était stupéfait. Il alla d’étagère en étagère, sans remarquer qu’Aurélia s’était saisie d’un des bocaux. Elle attendit qu’il revienne vers elle pour annoncer :
« Voici mon rêve. Vas-y, ouvre ! »
Elle lui tendit le bocal à deux mains et Victor la regarda avec de grands yeux. Elle lui fit un signe de la tête et il tourna le couvercle. Aussitôt, la brume qui était conservée à l’intérieur s’échappa et prit forme devant leurs yeux, devenant de plus en plus nette. Le garçon, une fois de plus, se laissa aller à la surprise. Devant lui, cette nappe inconsistante avait pris une forme splendide, éblouissante, d’une incroyable douceur, une forme familière, douce et apaisante. Amour, bonheur, délicatesse, bonté, générosité. Souffle de perfection. Sans plus tarder, Victor prit la main d’Aurélia sans se rendre compte que ses doigts passaient à travers ceux de l’enfant-rêve, et lui intima de le suivre. Ils refirent le chemin en sens inverse, sans qu’elle ne comprenne où ils allaient et ils remontèrent sur les toits. Enfin, ils arrivèrent devant une cheminée, cette même cheminée auprès de laquelle ils s’étaient rencontrés et assis ensemble, sans que Victor n’y ait fait attention. Passant le premier, il sauta à l’intérieur et roula dans l’âtre pour se retrouver plein de suie sur le tapis du salon de la maison dans laquelle il venait d’entrer. Aurélia ne tarda pas à le rejoindre et Victor la conduisit dans ce qui sembla être une chambre. Là, contre le mur, une armoire gigantesque en bois sombre trônait fièrement. Le garçon fouilla dans un tiroir et en sortit une petite clé qu’il introduisit dans la serrure du meuble. Ses portes s’ouvrirent, dévoilant une multitude de bocaux, de toutes les couleurs, semblables en tout point à ceux de la grotte.
« Oh, s’exclama Aurélia, les rêves que tu as conservé pour toi ! »
Victor ne répondit pas, il s’empara d’un des bocaux et l’ouvrit. Aussitôt en sortit une brume pareille au rêve de la fillette et lorsqu’il prit forme, elle ne put s’empêcher de pousser un cri de surprise.
« C’est exactement le même rêve que le mien ! »
En effet, devant eux, la brume s’était éclaircie et montrait l’image douce et réconfortante d’un couple, se tenant par la main. Des parents. Les parents de Victor, tout comme ceux aperçus quelques minutes plus tôt dans la grotte, les parents d’Aurélia…

« Victor est un garçon très rêveur, comme vous avez pu le constater quand vous l’avez vu la dernière fois. Il semble toujours ailleurs, absent. C’est un enfant sage vous savez, nous ne pouvons rien lui reprocher de ce côté-là mais ce qui m’étonne, c’est que vous l’ayez choisi lui. Je veux dire, à l’orphelinat, vous avez du choix, pourquoi lui en particulier ? »
« Il nous a tout de suite plu. C’était comme un coup de foudre ! »
« Oui, un véritable coup de foudre ! Vous l’auriez vu, là, accoudé à la fenêtre, les yeux rivés vers les nuages… Il était tellement mignon, tellement adorable ! Nous sommes tombés sous son charme ! »
« Eh bien je ne vais pas me plaindre, c’est merveilleux pour lui, trouver enfin des parents, c’est une belle adoption ! Mais je préfère vous prévenir, vous n’avez pas choisi l’enfant le plus facile. Vous aurez du mal à le faire revenir à la réalité, il est persuadé d’être chasseur de rêve, il a une imagination débordante ! »
« Il n’en sera que plus proche de nous alors ! Comme un vrai fils ! Ma femme et moi sommes écrivains. »
« Ah oui ? Alors, en effet, je pense que le petit Victor a bien trouvé sa place parmi vous ! J’espère que vous saurez lui faire apprécier la réalité, pour lui éviter de la fuir sans arrêt. J’aimerais que l’imaginaire reste pour lui un joli monde qu’il aime visiter mais non un monde où il vit. Par contre, je dois vous avertir d’une chose. Depuis peu, nous avons chez nous une petite orpheline. Elle s’appelle Aurélia et elle vient d’arriver. Victor s’est immédiatement attaché à elle. Ils ne se quittent presque plus. Elle semble aussi rêveuse que lui, ils se sont bien trouvés. La séparation va sûrement être douloureuse pour eux… Peut-être devriez-vous envisager d’emmener Victor voir cette enfant de temps en temps ? Une séparation si tôt me paraît prématurée… »
« Oh… Eh bien, nous ferons en sorte qu’il la voie, oui. Peut-être même, si l’adoption se déroule dans les normes, et que nous désirons adopter un deuxième enfant, viendrons-nous adopter la petite Aurélia aussi ? Enfin pour le moment, rien n’est sûr. Mais nous pouvons vous assurer que nous amènerons Victor voir cette enfant le plus souvent possible. Merci beaucoup Monsieur Paul… »
Le directeur de l’orphelinat leur sourit chaleureusement. Il se mit en retrait pour leur laisser un peu d’intimité tandis qu’ils allaient à la rencontre de Victor et les regarda avec tendresse s’accroupir pour lui parler. Ce petit chasseur de rêve allait lui manquer…