Une alchimie épicée

Nouvelle écrite par Romane BORDET, en 3 ème à l’ Institut Saint Dominique de Rome (Italie) (NDLR : établissement français rattaché au centre d’examen de Grenoble)

Une alchimie épicée

Pourtant ce matin là…qui sait, peut-être avait-elle trouvé particulièrement fade le dîner de la veille, peut-être était-ce que Gabrielle n’avait pas voulu pointer le bout de son nez, ou encore, c’étaient ces vacances, ce calme paisible qui régnait dans la maison vide de sa grand-mère - elle était allée au marché acheter des légumes - mais Anna, après avoir encore humé le parfum entre les livres de la cinquième étagère, décida qu’il était temps pour elle de passer au delà de la bibliothèque. Après avoir fouillé dans la malle des déguisements, elle dénicha un grand paréo aux teintes pourprées (qui irait bien avec les couleurs locales) qu’elle enfila par-dessus un maillot de bain (on ne sait jamais) et s’arma d’un parapluie rose qu’on lui avait offert.
Elle débarrassa la cinquième étagère de tous ses livres, s’y hissa à l’aide d’une chaise, s’y allongea et tomba dans le vide, de l’autre côté. Elle se sentait tomber, dans le noir, comme dans un rêve d’où elle ne se réveillait pas. Ses paupières se firent lourdes, un picotement la parcourut, engourdissant tous ses membres. Soudain, sans prévenir, voilà qu’elle atterrissait mollement sur des pavés ; elle eut un instant de flottement, tout était flou et elle avait du coton dans les oreilles. Puis la mise au point se fit, le volume augmenta et des effluves de parfums vinrent lui chatouiller le nez.
Elle se releva, vacilla légèrement, rattrapa un pan de son paréo qui aurait bien voulu aller se balader au gré du vent chaud, et commença à capturer une à une les images de cet étrange décor. Un marché battait son plein, un marché aux couleurs chatoyantes et aux odeurs aussi insolites que enivrantes. Elle avançait mollement, s’appuyant sur son parapluie ; elle avait l’impression de flotter au-dessus de cette foule qui s’évaporait d’une échoppe à l’autre. Les marchands la hélaient au passage, caressant leurs beaux légumes, faisant reluire au soleil les soies aux innombrables couleurs, laissant tinter dans leurs mains les sonores cliquetis des bijoux.
Elle avançait, entre un état d’extrême émerveillement et d’hébétude lorsque elle sentit une grande main rugueuse se glisser dans la sienne ; elle se tourna vivement pour apercevoir un visage doux, aux imposantes moustaches et sourcils épais un peu grisonnants, qui par-dessus ses lunettes embuées lui adressait un sourire espiègle. Elle n’eut pas le temps de se demander qui était ce grand-père au teint halé qui se cachait sous un grand chapeau aux allures coloniales, que déjà il l’entraînait et elle courrait après lui, comme si c’était ses pieds qui décidaient d’eux même de suivre ce gentil vieillard. Ils acquéraient toujours plus de vitesse, se frayant on ne sait par quel moyen un chemin dans la foule ; les couleurs, les gens, la place autour d’eux s’estompaient peu à peu pour faire place à un tourbillon multicolore qui les entraînait vers l’avant…son parapluie s’était ouvert derrière elle et elle se sentait un peu telle Mary Poppins dans les histoires que lui lisait sa grand-mère.
Ils ralentirent, le tourbillon s’éloigna d’eux pour se fondre en un nouveau tableau : tout était vert, à l’infini, on n’apercevait que du vert.
« C’est la jungle, très chère… », annonça le vieil homme avec un accent anglais non dissimulé, en indiquant de sa main l’étendue d’arbres et de lianes. Puis, apercevant la perplexité d’Anna, il s’empressa de rajouter, en lui tendant la main : « Je suis Kipling, Rudyard Kipling, pour vous servir, Mademoiselle ».
Pas très convaincue, ne reconnaissant pas son nom, elle se contenta de lui frôler la main avec un petit sourire embarrassé. Elle se sentait si petite, au milieu de cette brume qui les entourait, de ces arbres qui touchaient le ciel… elle entendait au loin des éléphants barrir, des singes crier ; pourtant un certain silence, reposant, régnait.
« C’est ici que je suis souvent venu pour chercher mon inspiration, pour mes livres… » révéla-t-il d’un ton rêveur, adossé contre un arbre, caché derrière de hautes fougères « ah, nostalgie, quand tu nous tiens…profite de ta vie, jeune fille, elle est bien courte ».
Elle n’eut pas le temps de réagir que déjà il l’entraînait, vers le haut cette fois-ci, tentant de rejoindre les cimes des arbres. Ils volaient. Ils prenaient de la vitesse. Les singes, l’air ahuri, les regardaient s’envoler en ricanant. Mais qui était donc ce vieillard ? Un fou sorti d’un asile ? Un psychopathe ? Peu importait, mais cette douce lueur qui brillait dans ses yeux gris, cet air étrangement familier donnait envie de lui faire confiance, et ce voyage était trop fou pour ne pas en profiter.
Ils prenaient toujours plus d’altitude, la jungle n’était plus qu’une vague étendue verte sous leurs pieds, le ciel indien, d’un bleu limpide, s’offrait à eux ; le soleil les enveloppait de ses rayons. Ils eurent un instant de flottement puis commencèrent à redescendre, le parapluie leur faisant office de parachute. Ils atterrirent avec un bruit sourd dans une eau un peu trouble. Le vieillard se mit à rire aux éclats : « Le Gange ! Nous y voici ! ». S’il n’avait pas ces rides et ces cheveux blancs, on aurait pu croire que c’était un enfant qui découvrait l’eau pour la première fois, et Anna ne put s’empêcher de rire. Cela lui sembla étrange, ce son si inhabituel qui lui était venu, à elle, qui ne souriait que par hasard dans le quotidien gris de Paris.
Elle lança un timide « Merci ! » au vieil homme qui l’éclaboussait, qui lui renvoya « Mais merci à toi, ça faisant longtemps que je n’étais pas vivant. ». Elle ne put s’empêcher de penser qu’il était un peu toqué mais se réserva de lui dire, se contentant de nager vers la rive, surplombée par une ville, où des femmes aux saris vifs, les pieds dans l’eau, nettoyaient des tissus bariolés ; où des enfants, s’esclaffant, vêtus d’un pagne, se baignaient ; où des hommes et des femmes se contentaient tout simplement de tremper leur pieds nus dans ce fleuve sacré d’Inde… Vârânasî, elle l’apprit du vieillard, était cette ville ancienne dans laquelle ils se trouvaient ; elle était dédiée à Shiva, dieu hindou qui apporte le bonheur, et cela expliquait peut-être les visages sereins, les rires francs des enfants qui habitaient cette ville qui semblait si pauvre. La situation était si insolite, déplacée, et pourtant elle n’avait jamais été aussi heureuse et comblée ; son paréo mouillé lui collait à la peau et lui donnait la chair de poule, le vent chaud lui soulevait les cheveux et la réchauffait, le calme et la sérénité qui habitaient les visages des gens, ce vieux fou qui s’esclaffait à côté d’elle, les rires insouciants qui résonnaient partout, tout cela contribuait à créer cette atmosphère magique et enchanteresse que l’on ne perçoit que dans les rêves.

Un bruit de clé dans une serrure, une porte qui se ferme, des talons qui résonnent sur le carrelage de la grande maison, un sac de course qui se pose lourdement sur la table de la cuisine, un frigo qui s’ouvre, des légumes qui claquent des dents en entrant dans le frigo, une grand-mère qui appelle sa petite-fille…Non, rien de tout cela ne réveilla Anna. Au bout de quinze minutes de recherche inquiète, sa grand-mère crut savoir où elle pourrait la trouver. Elle alla dans le petit bureau au fond du couloir, poussa une bibliothèque pour découvrir derrière les étagères un petit cagibi tout noir où bouillonnaient dans un coin des étranges mélanges, et sa petite-fille Anna allongée par terre, dans son paréo, profondément endormie, le Livre de la Jungle entrouvert à son côté. Elle s’assit dans un fauteuil au coin du bureau et soupira : « Ah, ce Rudyard, il m’aura rendue folle… », en regardant avec mélancolie une photo encadrée sur le mur, en noir et blanc, représentant un homme souriant par-dessus ses lunettes, avec de doux yeux gris.
Rudyard Kipling avait passé une partie de la première guerre mondiale, en France. C’est ainsi qu’elle l’avait connu, aimé et conçu de lui la mère d’Anna. Elle avait toujours admiré sa fibre poètique et son penchant caché pour l’alchimie et la magie, ce qui ne l’avait pas empêché de disparaître en la laissant enceinte. Il lui avait malgré tout offert en souvenir un petit laboratoire et des mélanges de son invention, uniques au monde, et connus par eux seuls. Il y mélangeait épices, parfums et un ingrédient secret qu’il appelait poudre de Morphée, et qui avait pour effet d’endormir et de plonger dans des rêves aussi fabuleux qu’extravagant la personne qui en respirait la fumée. Mais cela relevait plus que de la simple invention, c’était de la pure magie, selon la grand-mère. Car, depuis sa mort, des années auparavant, inexplicablement, Rudyard revivait le temps que durent les rêves, derrière les rayons de la bibliothèque, pour guider les personnes qui s’y endormaient, telle Anna, sa petite-fille.