Une légende plus vraie que nature

Cécile BREDEAUX, en 3ème à l’Institut Notre Dame, à Orbec (14), classée 4ème de l’académie de Caen

Une légende plus vraie que nature

Louise poussa un grognement.
Elle avait retardé tant qu’elle avait pu le moment de se mettre au boulot, espérant jusqu’à la dernière minute qu’un miracle la sauverait mais là, le dernier jour, à onze heures du soir, soit neuf petites heures avant le cours fatidique, elle était coincée. D’autant plus coincée que madame Agay était connue pour la sévérité avec laquelle elle traitait les élèves qui ne rendaient pas leur travail dans les délais impartis.
Pour la dixième fois de la soirée et la centième depuis une semaine que madame Agay leur avait donné ce fichu devoir, elle lut le sujet :
« Baba Yaga est une figure centrale des légendes russes. Vous utiliserez le conte étudié en classe et les résultats de vos recherches personnelles pour rédiger un texte de quatre pages dans lequel Baba Yaga jouera un rôle essentiel. »
Le conte étudié en classe ? Louise en gardait un souvenir si vague qu’elle en était venue à se demander si elle n’était pas absente le jour où la prof l’avait présenté. Vos recherches personnelles ? Il ne fallait quand même pas rigoler !
Bon d’accord, elle n’avait rien fichu, rien écouté, rien préparé et, demain, elle allait se faire trépaner par madame Agay. Et tout ça à cause de cette…
« Maudite Baba Yaga ! » cracha-t-elle.
Comme un écho à son juron, un claquement sec retentit dans le couloir, suivi du bruit d’un corps lourd se traînant vers sa chambre.
Louise se figea. Si elle avait réveillé ses parents, que l’un d’eux entrait et la surprenait en train de … de ne pas travailler au lieu de dormir, madame Agay n’aurait plus rien à massacrer demain.
Elle se précipitait vers son lit lorsque la poignée de la porte de sa chambre tourna. Elle n’eut pas le temps de trouver refuge sous sa couette qu’une espèce de vieille femme toute décatie, rabougrie et ridée entra dans la pièce. Elle ressemblait à une sorcière. Elle était vêtue de guenilles et n’avait guère l’air sympathique.
Figée de stupeur, Louise finit par bafouiller :
« Qui…qui êtes vous ? »
L’ancêtre ricana. Ses paupières, parcheminées de rides, recouvraient presque entièrement de petits yeux méchants. C’était une vision atroce.
« Tu n’as donc pas connaissance de mon nom ? » Pouffa l’aïeule moqueuse.
« Non », balbutia Louise en baissant les yeux.
« Sache que l’on ne prononce pas mon nom sans risque. Je suis Baba Yaga » annonça solennellement la veille dame.
Louise ouvrit de grands yeux. Elle éclata de rire, à tel point qu’elle ne pouvait plus s’arrêter.
« Ah, alors là, bravo, vous êtes très drôle. Décidément, mes parents sont prêts à tout pour me faire travailler !! Mais vous savez, nous ne sommes pas le premier avril, encore moins le jour du carnaval » se moqua la jeune fille. « Quoique, observant votre tenue, j’opterais plutôt pour Halloween. »
« COMMENT ?! » Explosa la sorcière. « Tu oses rire de moi ? Je suis Baba Yaga, et je vais te le prouver. »
Prise de panique, Louise s’effondra par terre et mit sa tête entre ses mains. La sorcière éructa d’effrayantes paroles à destination des carreaux des fenêtres, qui se brisèrent. Puis elle prit les peluches de Louise pour cible et les métamorphosa en de véritables animaux.
La fillette n’en croyait pas ses yeux. La vieille sénile disait vrai, elle était sûrement Baba Yaga ; comment aurait-t-elle pu faire cela autrement ?
« Arrêtez !!! hurla Louise. Je vous crois, arrêtez, je vous en prie », supplia-t-elle les yeux larmoyants et le cœur battant, remplie d’effroi.
Baba Yaga lui envoya un mauvais sourire de ses quelques chicots noircis. Elle prononça quelques formules et tout redevint normal.
« Ecoute petite, susurra la sorcière, maintenant que tu connais l’étendue de mes pouvoirs, je te propose de visiter mon humble demeure. » Louise n’y tenait pas du tout … Baba Yaga commença à insister. « Peut-être même que si tu me rends service, je réaliserai un vœu, rien que pour toi, » déclara la vieille malicieuse. « Tu dois bien avoir envie de quelque chose ? … »
« Eh bien, …commença Louise, d’une voix hésitante, pourquoi pas ? » déclara-t-elle finalement en pensant à son devoir de français, « j’aurai droit à un vœu, c’est bien cela ? »
« Seulement si tu travailles bien, gloussa Baba Yaga. Allez viens, grimpe ! »
Louise aurait bien voulu prendre encore un peu de temps pour réfléchir mais la vieille ne lui en laissa pas le loisir. Elle la tira par le bras, avec une force insoupçonnée, lui fit traverser la fenêtre de sa chambre et lui fit escalader le rebord d’une sorte d’objet qui venait d’apparaître dans le ciel : cela ressemblait à un mortier géant, qui avait décollé du sol sur ses ordres. La jeune fille, tout à coup transie de peur et de froid, se posta aux côtés de la sorcière.
Celle-ci attrapa un pilon qui lui servait à diriger le mortier et se lança dans une course effrénée à travers les étoiles tout en effaçant ses traces avec un balai. Louise crut que sa dernière heure était arrivée. Pourquoi ne faisait-elle jamais comme tout le monde ?!
Le drôle d’équipage se posa finalement devant une épouvantable demeure : le refuge de la sorcière n’était autre qu’une hideuse cabane en bois, posée sur des pattes de poulet, et qui pouvait donc se déplacer. Son jardin était clôturé d’ossements humains, les crânes servant d’éclairage. Le portail était fermé par des mains, et une bouche ornée de dents acérées faisait office de cadenas.
Le cœur de Louise battait à tout rompre mais il était trop tard : elle aurait donné n’importe quoi pour se prendre deux heures de retenue de Madame Agay plutôt que de vivre ce cauchemar…
La sorcière « l’invita » à rentrer et elle découvrit une jeune fille de son âge qui essayait de décortiquer des épis de blé et d’en séparer les grains : cela semblait relativement compliqué et fastidieux, étant donné la quantité énorme d’épis. La porte se referma derrière Baba Yaga. A la vue de Louise, l’autre jeune fille ouvrit de grands yeux horrifiés. Elle ravala les larmes qui lui montaient aux yeux et baissa la tête. Louise s’inquiéta de cette réaction.
« Allez ouste, au travail !!! » tempêta la sorcière.
Et elle disparut dans un râle effroyable tandis que la pièce s’emplissait d’une fumée âcre et noire. Les jeunes filles suffoquèrent, puis leurs regards se croisèrent.
« Comment t’appelles-tu ? » demanda Louise timidement.
« Je me nomme Vassilia », répondit la jeune fille. Louise remarqua qu’elle était d’une très grande beauté et d’une égale tristesse.
« Que fais-tu ici ? Toi aussi tu viens pour un vœu ? »
« Comment ? souffla Vassilia étonnée. Non, c’est mon odieuse belle-mère qui m’a envoyée ici, pour demander des éclats de bouleau pour éclairer notre maison à l’affreuse ogresse. Moi je pense plutôt qu’elle veut que je me fasse dévorer. »
« Dévorer ? murmura la jeune fille apeurée. Mais par qui ? Et qui est cette ogresse dont tu me parles ? »
« Mais, Baba Yaga voyons ! chuchota Vassilia. Elle n’est pas du genre à réaliser des voeux, elle finira juste par te manger, tout comme moi. »
Louise se figea. Elle se sentit tétanisée par la peur et fondit en larmes. Vassilia la prit par les épaules.
« Ecoute, ne t’inquiète pas, nous allons nous enfuir. Et puis, tu sais, j’ai ma poupée. »
« Ta poupée ? railla Louise. Tu penses vraiment qu’une poupée va nous sauver ? On a passé l’âge de jouer à ces bêtises ! »
« C’est une poupée que ma mère m’a donnée à sa mort, elle m’a dit de toujours la garder avec moi, et qu’elle me porterait chance. Mais je n’ai pas le droit de te la montrer. »
« Bon d’accord, si tu veux », murmura Louise. Au point où elle en était, elle n’était plus à une surprise près… « Mais comment va-t-on s’enfuir ? Je te rappelle que la cabane est posée sur des pattes de poulet, et qu’elle peut donc se déplacer. »
« Oui, répondit Vassilia, mais à cette heure, les pattes de poulet s’agenouillent pour prendre du repos, alors si Baba Yaga décide de réveiller brutalement son antre en pleine nuit, elle prend d’énormes risques, et la maison pourrait perdre l’équilibre voire même s’écrouler. Elle ne se servira donc pas de sa maison pour nous poursuivre. »
« D’accord, dit Louise. Alors, il n’y a pas une minute à perdre. »
Les deux jeunes filles attendirent que la sorcière dorme pour quitter la cabane à pas de loup. Par chance, la sorcière, toute à la joie sans doute d’avoir « enrichi son garde-manger », avait omis d’ordonner la fermeture du portail. Les dents acérées du cadenas n’étaient donc en rien menaçantes et elles purent sortir sans encombre. Au passage, Vassilia eut la présence d’esprit d’attraper un crâne aux yeux luisants qui était juché sur la clôture et de s’en servir comme d’une simple lampe torche. Louise, dans son collège, avait la réputation d’être plutôt risque-tout mais là, elle était battue à plates coutures par sa compagne d’infortune ! Si elle réchappait de cet horrible cauchemar, promis, elle deviendrait une jeune fille modèle. Oui, mais pour l’instant, il fallait courir pour survivre …
Arrivées au milieu d’une forêt profonde, les jeunes filles furent rejointes par trois cavaliers qui se présentèrent à elles : le premier était blanc et prétendait représenter la lumière du jour. Le second était vêtu de rouge et montait un cheval alezan ; il représentait le soleil levant.
Le dernier couple, celui symbole des ténèbres nocturnes, était complètement noir. Ils guidèrent les deux jeunes filles jusque chez elles.
Ils se rendirent d’abord chez Vassilia. Louise suivit cette dernière à l’intérieur de sa petite masure. La belle-mère de Vassilia et ses deux demi-sœurs se précipitèrent sur elle et lui arrachèrent le crâne qu’elle tenait entre ses mains. Elles pensaient peut-être qu’il s’agissait d’un trésor mais elles n’eurent pas le temps d’en discuter car les yeux brillants de la relique se posèrent sur elles et les réduisirent en cendres. Seules Vassilia et Louise étaient indemnes. Au moins physiquement car mentalement, Louise était persuadée d’avoir sombré dans la démence… Elle regarda ensuite Vassilia creuser le sol pour y enterrer le crâne et aussitôt un rosier rouge pourpre y poussa. Louise sentit la main du cavalier blanc se serrer sur son bras ; il la fit monter sur son cheval et elle s’effondra dans une immensité immaculée : elle se sentit enfin en sécurité, comme quand elle retrouvait la douceur de son oreiller après un affreux cauchemar ….