Voyage au Cœur des Livres

Nouvelle écrite par Clarha BOUREL, en 4ème au collège A.G. Monnet, Champeix (63)

Voyage au Cœur des Livres

Quand cette fameuse histoire lui arriva, Anna savait depuis au moins un an et demi que le dernier rayon de la bibliothèque de sa grand-mère, à Paris, ouvrait directement, quand on écartait les livres, sur la petite place du marché de Shalingappa dans le sud de l’Inde. Mais Anna n’aimait pas l’aventure, comme son inséparable amie Gabrielle dont le fait le plus héroïque était de sortir la tête de sa carapace, une ou deux fois par jour, pour affronter le monde et manger des endives. De temps en temps, pourtant, traversant la pièce, Anna osait glisser le nez entre les livres et sentir avec délices le parfum moite du safran ou écouter battre la pluie de mousson. Ses lunettes en sortaient tout embuées. Pourtant, ce matin-là, la jeune fille comprit que quelque chose clochait. Elle le vit immédiatement. Tout était à sa place : les étals de fruits exotiques et de produits plus ou moins frais, les mendiants assis à même le sol ... Anna s’était même habituée à l’odeur particulière de cet air chaud, humide et lourd. Mais elle savait aussi que quelque chose d’important allait se produire. Elle repoussa le livre qui se trouvait à sa gauche et menaçait de tomber. Il s’agissait d’un roman d’aventures qui se passait en Inde, et que Anna avait lu et beaucoup aimé : elle était une lectrice insatiable. Étrange hasard : l’histoire se déroulait à Shalingappa. Décidée à s’installer aussi confortablement que possible, l’adolescente appuya ses coudes sur le dessin tracé dans le bois de la bibliothèque. Il représentait Shiva, une déesse arborant une multitude de bras. Un mouvement dans une ruelle attira soudain son attention. La jeune fille plissa les yeux, tentant de voir ce qu’il se passait … mais … oui, c’était une bagarre ! Détestant la violence, elle voulut remettre les livres en place quand soudain, un jeune garçon, petit et frêle, jaillit de la mêlée. Curieusement, cette silhouette, ce regard traqué qui balaya en un instant le marché, évoquèrent aussitôt quelque chose à Anna. Mais quoi ? Intriguée, elle se pencha, se pencha encore … sans réaliser que rien ne la retenait … et s’effondra dans la poussière. Son arrivée assez inattendue lui valut des regards où brillaient une lueur d’intérêt. Une seconde après, une bonne demie-douzaine de vendeurs à la sauvette se jetèrent littéralement sur elle, pour tenter de la convaincre d’acheter leurs produits. Anna se retourna, mais elle ne vit plus rien de la bibliothèque de sa grand-mère. Elle comprit alors qu’elle était bloquée là, en Inde. L’affolement la gagna. Elle se dégagea assez brutalement des marchands et se faufila à la suite de la silhouette qu’elle avait vue fuir. Elle ne courait pas très vite, mais elle finit par la rattraper. L’adolescente saisit le garçon par l’épaule et l’obligea à se retourner. C’était un mendiant d’une dizaine d’années, les cheveux noirs, sales et emmêlés, le teint crasseux, les yeux sombres et pétillants d’intelligence. Il avait l’air méfiant.
« Qu’est-ce que tu me veux ? »
Anna en eut le souffle coupé. Impossible ! Mais si … ce regard, cette allure … ils ne pouvaient appartenir qu’au héros du dernier livre sur l’Inde quelle avait lu ! Celui qui était rangé à gauche du dessin, dans la bibliothèque ... dedans, il était décrit avec une telle précision qu’elle n’avait douté qu’un seul instant. De plus, elle l’avait reconnu au premier coup d’œil, sa vue ne pouvait pas la tromper deux fois de suite. Et elle comprenait ce qu’il disait ! Mais elle ne parlait absolument pas le hindi, comment tout cela était-il possible ?

« Je m’appelle Anna. Tu … tu es Hasari, le … le héros du livre ? interrogea-t-elle. Aussitôt, elle se sentit ridicule, sa question était stupide. Le regard que lui lança le mendiant le lui confirma.

-Tu es complètement folle ! De quel livre tu parles ?

-Je … non, rien, j’ai dû confondre, bafouilla-t-elle. Je suis perdue, peux-tu me montrer le chemin ?

-Pourquoi est-ce que je t’aiderais ? »
La jeune fille fouilla ses poches. Elle en sortit quelques pièces.

« Parce que tu auras ça !

Les yeux du garçon s’allumèrent.

-Tu as raison, je me nomme Hasari, et je suis ton guide, déclara-t-il d’un ton cérémonieux qui fit sourire la jeune européenne. Elle avait parfaitement conscience que le nom de l’enfant ne pouvait pas être une coïncidence, et sa curiosité était désormais en éveil.

-Parfait, Hasari … allons-y !

-Je suppose que tu loges dans l’un de ces hôtels pour touristes européens ? interrogea-t-il d’un ton légèrement méprisant.

-Euh … pas exactement, rectifia Anna.

-En tous cas, tu parles bien le hindi ! ajouta-t-il, admiratif. Alors, où vis-tu ?

L’adolescente ouvrit la bouche pour lui demander de la mener à la ville la plus proche, mais se ravisa soudain.

-Fais-moi découvrir cet endroit. »

Cette petite phrase coûtait cher à la jeune fille, qui ne rêvait que de retourner chez elle, mais sa curiosité était plus forte. Elle allait enfin voir « en vrai » le décor dans lequel évoluait le héros de son livre.
Les deux enfants déambulèrent dans les rues baignées de soleil. Les odeurs, les couleurs changeaient. Anna gorgea ses yeux d’images extraordinaires : toute une file de rickshaw, de vélos, et quelques bus attendant sagement qu’une vache, animal sacré dans ce pays, veuille bien libérer le passage, une marchande d’œufs de toutes tailles et de toutes formes proposant son incroyable marchandise aux badauds ...

Vers la fin de l’après-midi, l’adolescente sentit son estomac la rappeler à l’ordre.

« Ouh, j’ai faim, pas toi ?

Hasari lui sourit.

-Viens, je connais un endroit super ! »

Les deux enfants s’élancèrent en courant, riants.
Ils arrivèrent à une petite maison décrépie, sombre, à la sortie du grand village. Là, pour quelques roupies, ils dégustèrent des chapatis, sortes de galettes.

Après le repas, ils cherchèrent un endroit où passer la nuit. Dormir sur un carton dans une ruelle mal famée ne tentait guère Anna. Ils dirigèrent leurs pas vers le quartier touristique. La jeune fille repéra soudain un bâtiment très ancien qui attira son attention.

« Une librairie !!! Oh, c’est fantastique, viens !!! »

Et elle entraîna son nouvel ami sans écouter ses protestations. Alors qu’ils entraient, le vendeur se précipita vers eux, furieux, les invectivant en hindi, et poussa les deux adolescents au-dehors.

« Je te l’avais bien dit, soupira Hasari. Les mendiants ne sont pas acceptés ici, nous donnons une mauvaise image de l’Inde aux touristes. Nous n’avons pas le droit d’entrer dans les boutiques, et encore moins quand il s’agit d’ancien palais transformé pour les touristes, comme là.

-Oh, soupira la jeune européenne, terriblement déçue.

Soudain, une idée lui traversa l’esprit.

-Mais moi, je peux entrer ! s’exclama-t-elle.

En effet, elle portait toujours son jean et son tee-shirt. Et elle s’engouffra dans la librairie. L’homme lui jeta un regard noir par-dessus le comptoir, mais il ne lui dit rien. Elle se dirigea immédiatement vers le rayon des livres en français. Là, elle fouilla avec précipitation, et après avoir croisé de nombreux dessins gravés dans le bois des vieilles étagères, elle finit par trouver ce qu’elle cherchait. Une représentation de la Tour Eiffel, incroyable de précision. L’adolescente sortit alors son journal intime de la poche de son pantalon. Elle pria un instant Shiva pour que son expérience réussisse. Puis Anna plaça le journal à gauche du symbole. Écarta son carnet en même temps que le livre se trouvant de l’autre côté. Et vit apparaître le salon de l’appartement de sa grand-mère. Le soulagement qu’elle ressentit était sans borne. Elle plongea allègrement dans l’étagère. A laquelle elle se cogna violemment. Tenant ses lunettes tordues d’une main, de l’autre elle toucha son nez. Et gémit. Quelque chose n’avait pas marché, mais quoi ?

L’adolescente réfléchit un instant, fronçant les sourcils. Puis elle se souvint. Du côté droit du symbole se trouvait un magazine scientifique sur la faune et la flore en Inde. Alors peut-être que … ? Anna rassembla ses dernières forces et trouva assez rapidement ce qu’elle cherchait. Un livre sur l’histoire de France. Cela devrait suffire. Elle le plaça à la droite de la petite Tour Eiffel et appuya à deux mains sur le monument gravé. Puis elle se pencha, se pencha encore … et se retrouva à quatre pattes sur l’épais tapis moelleux du salon. Elle qui n’aimait pourtant pas sa couleur, elle le trouva soudain délicieusement réconfortant.

La jeune fille se releva d’un bond, et courut à la bibliothèque. Les deux livres étaient bien là, le magazine documentaire et le roman. Ainsi que la petite Shiva qui se découpait sur le bois sombre. L’adolescente ouvrit l’œuvre de fiction. Le marque-page se trouvait à peu près au milieu du roman. Au moment où le héros, Hasari, se retrouvait pris dans une bagarre. Anna sourit. Puis elle consulta l’horloge de la bibliothèque. Il était tout juste onze heures, soit l’heure qu’il était cinq minutes avant qu’elle ne traverse l’étagère de sa grand-mère pour aller en Inde. Ensuite, elle regarda dans son journal. La dernière fois qu’elle avait écrit à l’intérieur, c’était juste avant de se retrouver bloquée sur un autre continent. Et elle était retournée à ce moment-là de l’histoire. Prise d’une inspiration soudaine, l’adolescente parcourut toute la bibliothèque, écartant chaque livre. Elle découvrit ainsi une dizaine de symboles, dont un Big Ben et une muraille de Chine. Un sourire malicieux étira ses lèvres fines. Elle allait bien s’amuser.