Voyages avec Europe (incipit 1)

écrit par Mathilde Bonnetier, en 3ème au Collège Jean Prévost à Villard de Lans (38)

Il me prit la main et m’entraîna parmi les loups.

***

J’avais mes mains posées sur ses hanches délicates qui tanguaient au rythme des violons sous le tulle rose de sa robe. Ses grands yeux noirs plongeaient dans les miens. Je n’aurais su dire combien de temps nous avions passé ainsi lorsque nous cessâmes de tourner. Au milieu des couples qui tournoyaient et des notes qui s’échappaient des doigts agiles et souples des musiciens, nous nous regardions, sans mot dire.

Nous ne nous connaissions que très peu, deux ou trois paroles échangées, mais il me semblait que nous n’avions pas besoin de plus.

Les pans de satin de sa toilette flottaient au gré de la brise qui s’était invitée à cette soirée par la baie ouverte. Autour, un mélange de parfums enivrants et d’étoffes toutes plus précieuses et plus fines les unes que les autres, de teintes changeantes et variées, des écarlates, des azurs, des ocres…

Je n’y songeais pas, mes yeux restaient plantés dans les siens, dissimulés par son masque moiré, brodé de pierres et de rubans de soie couleur pêche. Ses beaux yeux sombres, dans lesquels se reflétaient les éclats des paillettes éparses des coiffures et les ombres portées par les extravagantes plumes des chapeaux ou des dominos.

***

Fume-cigarettes, heaumes et larges T-shirts tie-dye virevoltaient autour de nous, mêlant à la musique les claquements des talons hauts sur le parquet ciré, les froissements des pièces de taffetas ou de brocart et le tintement métallique des chaînes. Tout toupillait, tourniquait, dans un tourbillon de couleurs, de sonorités et d’effluves derrière lui, derrière ses yeux que je ne quittais pas, et qui ne me quittaient pas. Ses yeux bleus comme un ciel d’été sur une prairie verte, profonds et clairs comme un lac d’eau limpide et pure. Sans attendre de le connaître, je lui accordai ma confiance et lui confiai mon âme pour un soir.

Ma tête commençait à partir avec le courant des danseurs, tournant, tournant encore, créant dans mon âme une confusion frustrante et incontrôlable, chaos coloré et hypnotique devenu maître de moi, puis un grand flou noir.

Je rouvris les yeux au contact de l’air frais des jardins sous la lune, dans les bras puissants de mon inconnu de mai, entre les haies de buis et les parterres de violettes embaumantes.

– Ça va mieux ?

Je hochai la tête en guise de réponse et il me déposa sur le gazon humide, sans lâcher ma main gantée qu’il tenait prisonnière dans la sienne.

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Voyant qu’elle s’était remise de ses émotions, je la relâchai à contrecœur et elle posa ses pieds chaussés d’escarpins à bride sur la pelouse verte. Je tenais encore sa main de grège. J’avais peur pour elle, peur qu’elle s’échappe, comme le font les rêves au petit matin. Un sentiment nouveau, je voulais la garder, la protéger. Tout s’emmêlait dans ma tête. Ses yeux sourirent derrière son masque. Un sourire doux, chaleureux, rassurant.

Je l’attirai vers moi et nous flânâmes ensemble dans le parc grandiose qui entourait la bâtisse dans laquelle valsaient encore les couples. Les saules chuchotaient des mots mélodieux dans le souffle lent du vent et l’eau de l’étang roucoulait en léchant les roseaux de la rive. Nous étions seuls, silencieux, et j’étais heureux.

Au détour d’un érable, j’aperçus une petite gondole perchée à la surface des eaux scintillantes sous les étoiles.

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Je n’avais jamais posé le pied sur un bateau, et je n’avais pas eu l’intention de le faire avant ce soir. Cependant, aux côtés de mon compagnon taureau, il me semblait que tout était possible. La barque qu’il me désignait ne m’inspirait pourtant pas confiance, malgré sa décoration riche de style baroque et ses coussins de satin bleu roi. Mais le gant qu’il me tendait était une invitation que je ne pouvais refuser.

Il semblait, lui, tout à fait à son aise, et savait expertement manier ce poisson de bois. Tout son corps se mouvait gracieusement au rythme du ressac, si bien qu’il devenait une vague parmi les vagues. Il plantait sa rame dans les flots et l’en ressortait avec une telle élégance, que ramer sur cette mer tranquille était un art, une symphonie d’ondulations et de grâce.

Il me parlait des étoiles et je l’écoutais, fascinée, tout en maudissant intérieurement mon mal de mer. Il savait tout. Il me montrait les constellations, me racontait le zodiaque, et m’expliquait les astéroïdes. Il était comme un dieu à la poupe de son navire, majestueux, souple et savant, connaissant tout des cieux et des eaux, sa tête de taureau plus blanche que la lune sous les astres rayonnants de la voûte.

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La proue de la gondole heurta la berge d’un îlot et Europe tressaillit. Elle n’avait pas eu l’air tout à fait à l’aise pendant la traversée, mais avait semblé ne rien vouloir en laisser paraître. Promptement mais prudemment, elle rejoignit la terre ferme et je la suivis.

Là, elle s’étendit sous un grand platane et je m’allongeai près d’elle. J’entendais le souffle lent de sa respiration qui se perdait dans l’obscurité, et percevais le soulèvement régulier de son buste paré de perles rosées et luisantes. Ses cheveux noirs formaient une auréole autour du masque ravissant qui occultait son visage. Elle était splendide, la peau blanche de son cou rayonnant sous les étoiles lointaines.

J’étais amoureux.

***

Il s’approcha et s’allongea à mes côtés.

Les feuilles crénelées se balançaient au bout de leurs branches, dansaient avec les courants d’air au dessus du miroir liquide.

Je sentais son regard chaud sur moi.

Pour la première fois de ma vie, j’étais heureuse. Je ne voulais rien, juste que le temps s’arrête, que nous restions là, rien que nous deux, ensemble à jamais sur cette île qui n’appartenait qu’à nous. Je voulais que cet instant dure une éternité.

***

– Et toi, comment t’appelles-tu ?

Ces quelques mots me sortirent du silence parnassien dans lequel nous étions plongés, et le temps reprit son cours normal.

Je me tournai vers elle pour lui répondre et m’aperçus d’une légère rotondité au niveau de sa taille. Quelle importance ? Elle était devenue, en quelques heures et quelques mots, ce que j’avais de plus cher au monde.

***

– Je m’appelle Ezus.

Prénom noble, d’une sonorité mélodieuse et douce à mon oreille. Prénom venu d’ailleurs, de très loin, des confins du monde. Prénom étranger à mon cher pays de vergers florissants et de prairies verdoyantes.

Ce nom me fit rêver de simouns qui soulèvent le sable brûlant des hautes dunes couleur de miel, d’oasis perdus, d’infinies collines aux sommets panoramiques, de plaines enneigées devenues grises dans la brume hivernale, de pays inconnus et intrigants, peuplés de manouches et d’autochtones, que personne n’a encore colonisés…

***

Nous avions encore échangé quelques phrases et déjà je la tenais serrée contre moi, son cœur battant contre ma poitrine, ses cheveux sombres s’éparpillant sur nous. Toute sa personne dégageait un discret parfum d’herbe fraîche et de menthe.

Je ne voulais pas la lâcher.

***

J’avais la tête enfouie dans le creux de son épaule.

Il me semblait que nos corps allaient fusionner, quand il s’écarta et plaça ses mains sur son collier. D’un geste précis, il ôta sa tête de taureau qui roula au sol avec un bruit sourd. Je fus stupéfaite. Devant moi se tenait à présent un superbe jeune homme.

***

Le masque percuta la terre et elle eut un mouvement de recul soudain. Je lus de l’incompréhension et de l’incertitude dans se yeux, puis elle retira son loup emplumé à son tour.

***

J’étais désemparée. J’avais rêvé, j’avais espéré, j’avais même aimé. Je ne savais plus quoi penser. Lentement, j’arrachai ma figure de tissus et laissai tomber mon bras.

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J’étais abasourdi. Je ne comprenais plus rien et eus un faible rire nerveux. Elle était superbe. Elle était jeune. Et c’était une vache.