Donne moi ta main (incipit 1)

écrit par Lucie CHESNEAU, en 1ère au Lycée André Malraux à Gaillon (27)

Il me prit la main et m’entraîna parmi les loups. Les masques chamarrés des démasqués gisaient par terre piétinés, par une foule délurée. Tandis que d’autres se baladaient toujours sur les visages hilares. Je rencontrai le regard d’un homme maigre, qui à travers son sombre loup de velours argenté, nous fixait. Il portait une robe entièrement bleue qui évoquait la houle lorsqu’il se déplaçait. Mon compagnon qui essayait de se frayer un chemin parmi les farandoles costumées se retourna :

« Tiens une chips.
– Merci »

Nous continuâmes notre traversée, enfonçant nos coudes dans des corsages, écrasant des pieds. Des jurons s’égaraient par-ci par-là dans la cohue générale. Une grosse femme me plaqua sans s’en rendre compte contre un mur, elle dégageait une odeur nauséabonde, un mélange de parfum et de transpiration. Je m’extirpai de là non sans difficultés.

« Ça va, me demanda le garçon, j’ai cru qu’elle allait t’écraser pour de bon.
– Ça va, attend, je reprends mon souffle.
– Allez, je vois la porte »

Je me sentais mal à l’aise parmi tout ce monde. J’avais l’impression que l’homme en bleu nous épiait toujours, je n’osais pas me retourner de peur de croiser encore ce regard mal veillant, j’avais hâte de rejoindre la sortie. Ma main était crispée dans celle du jeune homme à tête de taureau.

Enfin nous parvînmes à traverser ce chaos.

« Tu t’es pas déguisé toi ?
– Non, j’ai seulement mis du rouge sur mes lèvres, je n’en mets jamais d’habitude.
– C’est joli.
– Tu trouves ? Moi je n’aime pas trop.
– Ah ! »

J’ai poussé la lourde porte et nous sommes sortis sur le perron. Le château était enveloppé d’une brume opaque d’un noir silencieux, comme s’il était posé sur le sommet d’un mont escarpé pointant dans les ténèbres. Le garçon reprit ma main.

« Viens !
– Mais c’est un trou »

Envoutée par cette main basanée je posais délicatement mon pied nu dans le vide lorsque je rencontrai une surface froide qui me saisit. Un manteau de neige s’étalait devant nous à perte de vue, serpentant entre des sapins majestueux et des arbres sans parure.

Le château avait disparu derrière nous. Nous nous enfonçâmes dans la forêt. Le bruit de nos pas était étouffé par la neige. Mais quand il se mit à parler, ses premières paroles vinrent heurter la voûte céleste, comme la baguette heurte le gong, et se répercutèrent sur les dizaines de troncs environnants.

« On est mieux là, non ?
– On peut s’asseoir sur ce tronc, je suis fatiguée.
– Tu vas mouiller ta robe.
– Tant pis, ça sèchera. Tu peux enlever ton masque de taureau.
– C’est une vache en fait. »

Il l’enleva, il avait de grands yeux noirs.

« Je peux ? »

Je voulus toucher le masque mais il me répondit qu’il ne préférait pas car il était très précieux, sacré.

« J’ai froid Taureau. »

Il s’assit à côté de moi et m’attira contre lui, sa peau était douce et chaude, elle sentait la chaleur d’un soleil levant.

« Europe ?
– Oui.
– Non rien… Enfin, euh… Tu sais danser ?
– J’ai appris la valse. »

Il s’arrêta de parler et retomba dans ses pensées. Moi, je laissai retomber ma tête sur son épaule.

« Europe, je voulais te… »

Une branche craqua, un silence assourdissant vint submerger les lieux. Plus un brin de vent. Puis soudain une pluie de mousson s’abattit sur nous. Nous vîmes une ombre se mouvoir. Le garçon remit son masque, et moi, je me blottis plus fort contre lui, j’aurais presque aimé pouvoir disparaître dans son ombre. J’imaginais qu’une bête féroce, un ours sibérien ou je ne sais quoi, allait surgir, mais ce fut un homme. Il titubait, tanguait comme un vieux bateau pris dans la tempête. Le garçon voulut l’apostropher mais ses mots firent naufrage dans la nuit. L’homme se rapprochait, un frisson me traversa, il n’était plus qu’à quelques mètres.

« Vous ! »

Il avait une voix nasillarde semblable au cri de la mouette. Un rire atroce vint nous gifler, c’était une vague de démence.

« Vous ! Vous pensiez me tromper, mais il n’en sera pas ainsi. Ah ! Ah ! Ah ! Car je veille, vous n’aurez pas un vieux loup de mer comme moi. »

Son rire reprit de plus belle. Il bouscula mon ami, qui s’effondra sur le sol. Une bourrasque. Il était d’une force inouïe, d’une force que donne parfois la nature et que l’homme n’arrive pas dompter. Il me saisit le bras et, par reflexe, j’enfonçai mes deux canines dans son poignet, salé ? Oui, de petits grains de sel craquèrent sous mes dents. Dans tous les cas, il m’avait lâchée.

« Non Europe, tu ne seras pas à lui, non Europe, c’est par moi que tu existes. »

Il était effrayant, diabolique. Mon ami semblait être plongé dans un sommeil paisible. J’essayais de le réanimer mais l’autre, toujours plus menaçant, avançait vers moi.

« Viens Europe, je t’aime moi aussi, viens, viens. »

La nuit reculait et le soleil commençait à poindre à l’horizon. Il m’empoigna par les cheveux et me traîna dans la neige, je me débattais de toutes mes forces. Le soleil continuait toujours sa course rapide.

« Suis-moi avant qu’il ne soit trop tard, vite. »

Soudain il défit son étreinte. Pétrifié, il regardait le soleil. Plongé dans son délire, l’homme se débattait seul face à l’invisible, il implorait le soleil qui montait toujours plus haut.

« Non, pas ça, non, tu ne peux pas ! »

Il se roulait par terre avec des yeux exorbités ; il enfonçait ses doigts crispés dans sa chair liquéfiée. Il partait, douloureusement, en vapeur et hurla dans un ultime effort :

« Non ! Ce n’est pas la définition ! »

Evaporé. A sa place ne restait plus que de la neige fondue. Je me précipitais vers mon ami qui sortait péniblement de son sommeil forcé. Lui caressant les joues que le soleil réchauffait. Je lui demandais :

« Comment t’appelles-tu toi ?

Dans un murmure il me répondit,

– Moi, c’est Asie, on restera toujours ensemble ?
– Oui, Océan ne pourra plus nous séparer. Donne-moi tes mains.
– Dans ma langue « main » ça se dit Oural. »