Seule (incipit 1)

écrit par Nathan LEVEQUE, en 1ère au Lycée René José Valin à La Rochelle (17)

Il me prit la main et m’entraîna parmi les loups.

Libérée, rejetée, expulsée de la fête, de ma propre fête.

Et étrangement, cela me soulagea. Un poids sur ma poitrine se souleva, s’envola, s’étiola, s’enleva.

Je n’étais pas seule.

Des loups. Et lui.

Ce garçon vêtu de vert sombre, à l’écharpe rouge comme je n’en avais pas vu d’aussi éclatant depuis une ou deux semaines.

Un garçon et des loups.

Ils se mènent, se ramènent, sans problème, et moi, humaine à côté de cet humain, je me sens perdue.

Mais bien.

Des loups. Juste des Masques sur des visages … mais pour moi ça ne compte pas.

Des loups.

Je me sens comme Mowgli, j’ai une famille, des amis, des gens qui veillent sur moi.

Un regard posé sur moi.

Lui.

L’immense château est derrière nous. Son style gothique et baroque. Ses tours sombres qui montent très haut, ses fioritures, ses gargouilles, ses colonnes. Ses verrières ; ses murs étincelants de pureté, épurés, sobres, épuisés mais toujours debout, éclatants. Moderne ou encore roman. Flamand. Un véritable mélange. Une véritable beauté. Un croisement, un hybride, une réunion de toutes ces architectures.

Il est derrière nous.

La liberté devant.

Parmi les loups, je me mets à courir.

Il y a le vent. Sur mes oreilles. Il me les gèle. Sur mes yeux. Je les ferme. Dans ma bouche. Je le respire de tout mon être. Dans mes cheveux, longs. Ils flottent. Sous ma robe. Il me fait froid, me gifle, me brûle, me caresse, paresse, ne se presse pas, me presse, me presse … Il me porte.

Il y a la neige. Sous mes pieds nus. Mes chaussures gisent derrière.

Je

suis

libre.

Combien de temps avions-nous couru ? Une poignée de secondes ? Une brassée de minutes ? Des heures, quelques jours ?

Je l’ignorais.

Mais jamais, non jamais, je ne m’étais sentie aussi unie avec quelqu’un, avec mes compagnons, avec le monde, avec la nature.

Bien qu’étrangement je ne fusse pas du tout fatiguée, je m’assis par terre.

Dans le froid.

Et je souris.

D’une oreille à l’autre. C’était bon.

Je regardai le paysage. Derrière nous, loin, au-delà de la neige, des pins et du froid hivernal, il y avait le château. Chuchotement de la fête, chaleur enflammée.

J’observai le paysage. Devant nous, au-delà du feu, des loups majestueux. Il y avait le vide. Une falaise qui s’ouvrait sur le ciel. Un ciel qui surplombait, loin en bas, la ville.

Le garçon vint s’asseoir à mes côtés. Retira son masque. Me laissant profiter pleinement de son visage attachant, de ses épis de jais, de son regard enflammé.
Nous restâmes dans le silence un long moment. Deux mômes comme mimant un moment … serein.

– C’est la première fois que je te vois. Qui es-tu ?

– Et moi, chère Europe, je crois que jamais je ne vis un Bal durer aussi longtemps.

Je me tus.

Touchée dans le mille.

Sur mes joues. Des larmes.

Et un doigt, le sien, qui se pose dessus. Les essuie.

– Pardonne-moi, je ne voulais pas t’attrister.

– Hum…

– Viens.

Nous nous levâmes, nous approchâmes du bord, à quelques centimètres à peine, à un pas de tomber.

A un pas de voler.

– Regarde en bas. Que vois-tu ?

Je me penchai.

Je regardai.

– Je vois la ville.

– Et ?

– Et … c’est tout.

– Regarde mieux.

– Je ne vois rien.

Je ne savais pourquoi, je commençais à m’angoisser. A me froisser. Mon cœur se serrait. Ma main se desserrait de celle du garçon. Mon lien avec le vide se resserrait.
Lui resserra ma main.

– Fais attention quand même. Ça n’est pas surprenant que tu ne voies rien. Puisqu’il n’y a plus rien. Plus de mouvement. Plus de passants. Le monde s’est arrêté depuis que ton Bal a commencé.

– Oui … comme toujours.

Mon cœur battait.

Battait.

– Sauf qu’habituellement, il ne dure que quelques heures. Ne trouves-tu pas la ville bien trop sombre ?

Si, si, si ! …

Bien trop même !

Je voulais

hurler.

– Elle l’est, Europe.

Silence

– Et moi aussi.

Je levai mon visage, et me noyai dans la nuit de ses yeux.

– J’étais blond, Europe. Mes vêtements étaient clairs. Mes yeux aussi …

Mon cœur ruisselait.

Encore.

Et toujours.

– La nuit engloutit tout. Les ténèbres avalent les Deux Mondes. S’il n’y a plus personne en bas pour lire, regarder, filmer, construire, visiter, jouer, écouter… S’il n’y a plus personne pour nous faire vivre, puisque c’est bien de cela qu’il s’agit, Europe, nous disparaîtrons tous.

– Je ne veux pas.

– …

– Je ne peux pas.

Il serra un peu plus ma main.

– Europe, je vais bien. Je vais bien, parce que je suis populaire. Je vais bien parce qu’on m’aime beaucoup. Parce que je vivrai encore longtemps. Je vais bien, Europe.

Oui il allait bien, et cela me rendait heureuse.

– Je vais bien. Mais ça n’est pas le cas de tout le monde. Certains parmi nous sont presque des inconnus. Certains parmi nous n’ont que peu de notoriété. Certains parmi nous se feront vite engloutir. Certains déjà ont disparu. Je ne veux pas te culpabiliser, mais il y en a déjà qui disparaissent.

Je repensai au Bal. Ce pâle et séduisant homme qui charmait toutes les demoiselles qu’il croisait puis les embrassait dans le cou. Dents blanches et lèvres rouges. Ce garçon à la cicatrice sur le front, à la cape noire, aux lunettes cassées avec un étrange bâton de bois à la main. D’autres personnages qui avaient tout l’air d’être … fort misérables. Haillons, désespoir et cicatrices. Ce garçon qui volait avec une petite fée blonde, enfant joyeux et éternel. Cet autre garçon, sans adulte avec lui, dépenaillé et chapardeur. Discret et pitoyable par sa misère. Ce petit homme blond, moustachu, casque ailé et gros compagnon roux. Ce bel Italien parcourant mes toits. Ce Grec lumineux, à l’air amoureux et à l’armure ancienne et héroïque. Ce bossu, ces deux sœurs anglaises et transies, quoique l’une bien plus réservée que l’autre, ce couple d’adolescents, brûlant d’une passion qui serait leur tombeau.
Je repensais au Bal, à tout ce monde. Tout ce monde qui m’attendait et qui finirait par disparaître si je continuais à briser l’équilibre.

Alors, là, au fond de ma poitrine, étincela une lueur de rage. De détresse.

– Pourtant tout allait bien, je t’assure … j’ai … j’ai organisé ce Bal et … mais … au moment de votre départ hypothétique, je …

– Chut … Pleure.

Là, entre ses bras, je me laissai aller. Je versai toutes les larmes que mes yeux pouvaient offrir au torse du garçon. Là, entre ses bras, il n’exista plus rien d’autre que ma peine et son cœur, qui cognait près de mon visage.

– J’ai organisé ce Bal, comme tous les mois … mais au moment où il aurait dû prendre fin, je n’ai pas pu. Je n’ai pu … rester seule. Alors j’ai prolongé jusqu’à la nuit suivante, puis la suivante … et voilà maintenant un mois que vous êtes tous là, milliers d’invités venus des quatre coins du continent.

Après cette parole, un long silence régna.

– Alors, Europe, il est peut-être temps d’y mettre fin ? Laisse tourner le monde … nous nous retrouverons dans un mois.

Je ne répondis pas, baissai les yeux et hochai la tête, doucement, comme une enfant.

« Et on se prend la main, comme des enfants,

Le sourire aux lèvres, un peu naïvement,

Et on marche ensemble, d’un pas décidé,

Alors que nos têtes nous crient de tout arrêter. » ¹

Cette chanson, comme un avertissement à mon malheur, me trottait dans la tête. Tout ténue, toute entêtante qu’elle était.

Je la chassai avec force.

Et doucement, les loups derrière, sans plus courir, nous regagnâmes le château.
Nous traversâmes la foule d’enfants, d’adultes, de vieillards, d’hommes, de femmes. Nous dépassâmes baisers donnés dans un coin d’ombre, duels disputés à l’épée, tirs furieux dans un couloir, accolades amicales et étreintes désespérées.

Nous grimpâmes sans nous hâter tous les escaliers de mon gigantesque château.

Jusqu’à la plus haute tour.

Jusqu’en haut.

Jusqu’à la salle où trônait, en son centre, flottant, volant, léger comme l’air … le massif et imposant volume des Chroniques Européennes. Il était ouvert, déplié, de façon à ce qu’aucune page n’en touche une autre. Et celles d’entre elles qui étaient noires m’effrayèrent. Mon cœur se déchira à la vue de l’état dans lequel j’avais mis le grimoire. Trop de temps vulnérable à l’impureté de l’air.

Je lâchai la main du garçon. Traversai son regard.

Puis me détournai.

Marchai. Un pas. Deux pas. Jusqu’au Livre.

Là, je posai mes mains dessus, fermai les yeux, et oubliai tout.

Quand je les rouvris, je sentis les odeurs de divins plats m’assaillir avant de s’estomper.

J’entendis la musique virtuose disparaître.

Je vis le grimoire se refermer petit à petit.

De la lumière, poudreuse et enchanteresse, recueillie des mes invités disparus, littéralement changés en poussière, parvenait de l’extérieur, passant par lucarne, en longues chaînes d’or, comme celles que Rimbaud a tendues d’étoile à étoile …
Elles gagnaient le livre, et devenaient des lettres, pour former des mots, des phrases, des images qui se mouvaient, des illustrations, des partitions … et remplir les grandes pages des Chroniques.

Quelques unes, d’une noirceur comme je n’en avais jamais vue, absorbaient cette lumière, et chaque fois que cela arrivait, j’en prenais un coup au cœur. Violent.
Le garçon vint se mettre en face de moi, juste derrière le grimoire. Les chaînes d’or le contournaient.

Il tendit la main.

Vola une larme sur mon visage inondé.

Et sourit.

– Nous nous verrons au prochain Bal, Europe … Je serai là.

Cet adieu m’anéantit.

– Avant que tu ne partes ! Qui es-tu ?

– De là où je viens, on m’appelle Petit Prince.

Alors, bien que ce fût interdit, bien que je n’eusse pas le droit de changer définitivement le cours des choses en modifiant une Histoire, un écrit, ou une quelconque œuvre, je sus qu’au prochain Bal,

que la prochaine fois que je le verrai,

que la prochaine fois que je lui tiendrai la main,

que la prochaine fois que je lui dirai adieu …

je lui ferai don d’une partie de mon cœur.

Je le sus car virevoltaient dans ma tête les mots, gravés dans le bonheur, d’une chanson.

Oui, je lui ferais don d’une partie de mon cœur.

Sous forme de Rose.

Et alors dans ce monde et dans le sien, à jamais, il pourrait m’aimer.

« Parcourir le monde et voir ce que la vie propose

Vivre au grand air et marcher dans les champs de roses

Quelque part, sur la route, il y a bien quelque chose

Repère ton étoile et décroche-la si tu l’oses » ²

1. Cœur de pirate – Comme des enfants

2. Danakil – Champs de roses