La lettre

Écrit par Julie Louet, incipit 1, en 2nde au Lycée Bellevue au Mans (72). Publié en l’état.

Le jeune homme tremble. Son nom est Gavrilo Princip et dans sa poche, il tient un revolver.
Moi aussi j’avais un revolver. Moi aussi je tremblais. Mais ce n’est pas moi qui l’avais tué, non. C’était un autre. Pas moi.
Moi aussi j’avais un revolver, ce 28 juin 1914. Un beau revolver, ça oui. Enfin je crois, je ne m’y connaissais pas en revolver. Ce devait être la première fois que j’en tenais un entre mes mains. On ne m’avait jamais entraîné, je savais juste que pour tuer, il fallait presser la gâchette. C’était un geste simple qui suffisait à enlever la vie. Il devait y avoir un mécanisme bien compliqué derrière ce simple geste, pour sûr, mais je n’y connaissais rien. Je tenais entre mes mains mon incroyable machine à tuer, résultat d’une poignée d’années de travail, en me disant que si l’inventeur du pistolet avait plutôt décidé de cultiver des fleurs pour faire plaisir à sa femme je ne serais peut-être pas là.
Revenons donc à la limousine. Gavrilo Princip tremble, comme moi à ce moment-là. Le doute l’assaille : est-ce vraiment nécessaire ? Bien sûr, pour lui ça l’est, mais il a peur, je le sens. Comme moi. On se ressemblait beaucoup, lui et moi. Mais nous n’étions pas les mêmes personnes ; il a tué l’archiduc et sa femme, et pas moi. C’était lui. Définitivement pas moi.
Il est juste en face de moi, la limousine est à quelques mètres. Je vois qu’il ne se décide pas. Je ne suis pas décidé non plus, parce que j’ai peur des conséquences. J’ai peur pour ma vie, pour le reste de ma famille. Tuer l’archiduc, pour nous, c’est bien, mais est-ce que ça le sera pour le reste du monde ? La limousine approche. Je veux agir : lancer une grenade ? Tirer sur les vitres ? Je suis dans le doute. Que faire ? Que faire ?...
A ce moment-là, je voulais fuir. Mais ça aurait été lâche. A ce moment-là, j’ai secoué Gavrilo Princip, je lui disais : « bouge ! », mais dans ma tête, je lui hurlais que faire quelque chose, mais dans ma tête. Car les mots ne voulaient pas sortir de ma bouche.
La limousine approchait. C’était une fort belle limousine, ça oui. Mais je ne m’y connaissais pas plus qu’en revolver : un toit, quatre roues, un moteur. Je ne voyais dans cette limousine que ses principaux composants. Comme le revolver : gâchette, balles, crosse. Je ne voyais que ce que j’avais besoin de voir. Mais je voyais les marionnettes de chair qui étaient dedans, évidemment. Enfin, dans la limousine.

Je sens que Gavrilo Princip est en train de bouger : il lève son bras, vise maladroitement la voiture et ses passagers. Je l’entends déglutir bruyamment, et je remarque qu’une boule s’est formée dans ma gorge et m’empêche presque totalement de respirer : je tousse, je crache, j’essaie de respirer, et je vois que mes mouvements perturbent Gavrilo Princip. Je me force à me calmer, je respire calmement, je vois le bras de Gavrilo Princip se raffermir et cesser de trembler. Je le vois fermer ses yeux, il caresse du bout des doigts la grenade qu’il porte à sa ceinture, comme si il était prêt à s’ôter la vie en la laissant exploser sur ses hanches.
Je repense à ce moment. Au moment où Gavrilo Princip avait son revolver pointé sur la voiture, je ne me rappelait même plus pourquoi on faisait ça. Je m’en rappelais quelques minutes avant. Puis

2

j’ai oublié. Pourquoi devait-on tuer ces personnes ? Ils ne nous avaient pas fait de mal, ou alors pas directement. Ou l’avait-il fait ? Je savais juste qu’il fallait les tuer. C’était la seule certitude. Après tout, si quelqu’un nous en avait donné l’ordre, c’est que cela devait être bien. Peut-être même qu’on nous acclamerait ! Peut-être même qu’on nous respecterait ! Peut-être que nous serions considérés comme des héros ayant accompli un acte de pure bravoure !
Qu’est-ce que j’étais naïf.
La limousine est juste devant Gavrilo Princip. Elle s’est arrêtée car il bloque la voie, mais les passagers ne doivent pas avoir vu le revolver dans sa main, sinon ils auraient réagi plus tôt. Le chauffeur avance doucement, il cherche à nous faire reculer ; mais il est arrivé trop tard, car Gavrilo Princip est bien déterminé à accomplir sa mission maintenant.
Le chauffeur sort. Il agite les bras, fait de grands gestes, il crie, grogne, fulmine. Je crois qu’il n’est pas content. Après tout, lui aussi a une mission à accomplir. Que ça doit être frustrant de voir quelqu’un gêner la progression d’une mission. Oh, mais après tout il nous gêne autant de nous le gênons. Je pense que c’est pour ça que Gavrilo Princip a levé son revolver bien haut, pour que le chauffeur le voie. Le pauvre homme à du avoir la peur de sa vie. Il est devenu tout blanc, il a arrêté d’agiter les bras, de faire de grands gestes, de crier, grogner et fulminer. Il a levé les bras en l’air. Je crois qu’il a essayé de négocier avec nous, mais je ne me rappelle plus, parce que je ne l’entendais plus ; à ce moment, le sang battait à mes tempes, mes mains tremblaient. Je pensais que la détermination m’aurait aidé à évacuer une partie de ce stress qui évoluait en moi, mais j’avais tort. Gavrilo Princip devait ressentir la même chose, car à ce moment il tire sur la vitre de la limousine, comme si il voulait se débarrasser très vite de sa mission et de partir en courant sans se retourner.
Tout cela s’était déroulé si vite, si vite... Et pourtant, toute l’encre du monde ne me suffirait pas pour exprimer la foule de sentiments que j’avais ressenti pendant ces quelques minutes. Le revolver, les fleurs, la limousine, les roues, la panique, la grenade, les héros, le chauffeur. Et puis le meurtre. Gavrilo Princip avait agi tellement soudainement, comme si ce geste n’était qu’un spasme incontrôlé, comme si une mouche s’était posée sur son visage et qu’il avait voulu l’écraser machinalement. Je crois qu’il s’était surpris lui-même. Mais après tout, je n’en sais rien. Car je ne suis pas Gavrilo Princip. Et je n’ai pas tué l’archiduc et sa femme.
Au début, je ne saisis pas trop ce qui se passe ; quelques secondes se déroulent, mais elles me paraissent durer des heures. Des heures durant lesquelles j’ai absolument cessé de penser. Plus de Gavrilo Princip, plus de mission, plus rien, tout était sorti de mon esprit. Pendant un moment insaisissable, une éternité et une microseconde à la fois, je me sens bien, presque apaisé, soulagé, mais la réalité revient en troublant ce moment vaporeux. Je commence par entendre des cris. Un mélange hétérogène de cris féminins et aigus, de cris masculins et virils ; et alors, pour se débarrasser de ces cris, Gavrilo Princip pointe une nouvelle fois son revolver sur la limousine, et il appuie sur la gâchette, libérant le hurlement du revolver. Une simple détonation qui alors est mille fois plus douloureuse que les cris à mes oreilles.
Après, j’ai à nouveau cessé de penser. Je ne me rappelle de ce moment que quelque fois, après de long jours d’attente. Je revois la scène se jouer dans mon esprit et je tente désespérément de garder ces images dans un coin de ma mémoire, mais les images s’envolent comme à chaque fois et disparaissent dans le ciel. Elles partent sans que je puisse les retrouver, jusqu’au jour où je me rappelle. Depuis cet incident, j’ai cessé de comprendre. J’ai cessé d’apparaître comme un humain aux yeux du monde, j’ai cessé de me souvenir, j’ai cessé d’exister.
3

Ma mémoire est mon seul trésor, un trésor trop fragile pour être saisit à pleine mains et en même temps trop attractif pour ne pas être désiré. C’est pour ça que cette fois j’ai décidé d’écrire cette lettre à moi-même. Pour me souvenir, peut-être, quand je la lirais.
L’homme met un point final sur sa feuille de papier. Il est satisfait.
Quelqu’un frappe doucement à une porte. L’homme ne dit rien, car il n’a rien entendu. Autour de lui, tout est noir, tout est flou, inaudible, invisible et inodore. Seule la lettre existe dans son univers.
On entre. La personne tente d’engager la conversation, mais l’homme ne répond pas. La personne parle plus fort, saisit l’homme par le bras, le secoue. L’homme se rend alors compte d’une intrusion dans son univers. Il tend l’oreille, regarde autour de lui, et soudain les mots le frappent.

  • Détenu Gavrilo Princip, suivez-moi !
    L’homme est stupéfait. Il regarde la lettre, puis ses mains, et il comprend. Et alors une petite larme, la seule qui lui reste, une pauvre petite larme toute asséchée et faible, coule le long de sa joue. Pourtant, l’homme ne s’inquiète pas.
    Car demain, il aura oublié.