Léonie

Écrit par Charlotte Anselmo, incipit 2, en 1ère au Lycée Chanzy à Charleville-Mézières (08). Publié en l’état.

Un obus déchira le ciel telle une étoile filante et, dans un boucan d’enfer, explosa sur Verdun. Puis, comme chaque jour, les autres suivirent. Quand elle entendit l’explosion, elle sortit en hurlant de sa maison, vit la rose dessinée par l’obus et, un peu plus loin, sa fille à terre. Étonnamment blanche et seule au milieu du chaos, mais bel et bien vivante, à entendre ses pleurs. Elle se pencha, la prit dans ses bras, la serra contre sa poitrine, sentit contre elle sa respiration. Les miracles ne sont possibles que si nous y croyons.
Dans les yeux de l’enfant, comme dans un miroir, se reflétait la ville. Bombardée et martyrisée. La mère sentait dans son dos la chaleur de sa maison qui brûlait dans de petits craquements.
• La poupée, dit alors la petite, elle est où ma poupée ?
Tout doucement elle reposa son enfant.
• Pas loin, murmura-t-elle, pas loin, juste là… Derrière le virage.
Ce jour gris de novembre, autour d’elles, se transformait en une macabre fête païenne – le feu, la cendre, la poussière lourde formaient comme un rideau opaque et sombre. Quelques survivants essayaient vaguement de combattre les flammes, les autres, abattus, résignés, regardaient leurs maisons achever de brûler – tous étrangement calmes, comme s’ils avaient dépassé l’ultime degré de la peur. _ L’automne 1916, en la petite ville de Verdun s’annonçait comme une longue saison en enfer.
• Dis, maman, on va la chercher ?
La femme sourit à travers ses larmes – des larmes, qui n’exprimaient pas la tristesse mais quelque chose de bien plus précieux, tandis qu’elles glissaient sur son visage telles des clochettes d’argent.
— On y va, dit-elle finalement.

Et elle partit, tenant sa fille dans ses bras à la recherche, folle mais pas désespérée, d’un simple jouet d’enfant, d’une toute petite poupée en chiffon, dans ce monde cruel et obscur qu’était la guerre.
Léonie ne pesait rien. Une petite plume au regard curieux. La femme embrassa ses cheveux, en huma le parfum, derrière l’odeur de cendre et d’incendie. Elle aurait fait n’importe quoi pour ce sourire, ces petites dents blanches, cet air mutin. Son petit ange.
L’enfant remua dans ses bras. Elle voulait descendre. Sa mère la déposa doucement, garda sa main dans la sienne. Elle jeta un regard aux flammes, derrière elle, qui léchaient sa maison. Un jour, pensa-t-elle, Lucien reviendra, et il n’y aura plus de vie, plus rien. Il découvrira que sa maison est partie en fumée, que les obus ont détruit son village. Il saura que la voisine, Martine, est morte sous les décombres, et qu’aujourd’hui, sa femme, cherche une poupée, comme un espoir. Il saura tout cela, pensa-t-elle, et alors, il ne voudra plus revenir.
Aujourd’hui, il fallait oublier. Oublier les lettres qu’elle n’avait pas reçues ces derniers jours. Oublier les siennes, écrites dans la peur d’un nouvel obus rayant le ciel. Oublier celui qui venait d’exploser sa maison, et de bruler les feuillets qu’elle allait envoyer à son mari.
Sa fille marchait, une main dans la sienne, calme et grave. En silence, en pensant à la guerre, elle tremblait. Un léger tressaillement dans ses membres, quasi imperceptible. Sa conscience d’enfant, projetée trop vite dans la violence et les cadavres. Elle, si jeune, censée ignorer encore ce que mourir pouvait signifier. Elle cherchait des yeux sa survivante, son amie de toujours, une petite poupée en chiffon.
A côté d’elle, la mère avait soif de miracle et d’oubli. Elle observait les décombres sans les voir, fantôme, déjà. Les larmes séchaient sur les joues, un mélange de cendres et de sel.
• Elle est là !
La petite main blanche quitta celle de la mère. Oublier, il faut oublier, pensait le spectre. Elle leva les yeux sur le ciel de novembre. L’acre odeur de fumée emplissait son nez, sa gorge. Elle respirait la violence, le conflit. Hébétée, elle n’arrivait même plus à haïr. Seule sa petite Léonie comptait désormais. Son ange, lorsque tout était sombre, qu’il n’y avait plus d’espoir.
Oublier... Un nouvel obus zébra le ciel. Elle entendit la déflagration sans avoir le temps de réagir. Léonie courait vers les décombres, en tirait le bout de chiffon. L’innocence devint violente. La bombe explosa, le souffle projeta la mère en arrière.
Elle n’entendait plus. Elle ne respirait plus. La fumée se dissipa. Combien de temps ? Une, dix minutes ? Elle ouvrit les yeux, les larmes la brulaient. Elle cracha la cendre, chercha Léonie. Mais cette fois, point de miracle. Son cœur lui battait les oreilles, jusqu’au bout des doigts. Elle pleurait, s’étouffait. Sur les décombres, grise à présent, Léonie ne respirait plus. De sa petite tête blonde, le sang s’échappait à gros bouillons. Serrée dans sa main, la petite poupée de chiffon ne pouvait pleurer.
• Léonie !
Le cri déchira le ciel, comme une plainte arrachée, épouvantable. La douleur d’une mère pour la mort de son enfant, innommable.

*

Lasse et calme, elle avançait doucement parmi les décombres. Seule, le regard droit, sans peur aucune, elle défiait les flammes et le ciel chargé de haine. Elle ne tremblait pas, ne respirait pas. Toute cette violence humaine la dépassait. Dans sa longue vie, elle n’avait jamais connu pareil conflit, d’horreur plus intense. Elle ne cherchait pas à le comprendre. Pas davantage qu’elle ne l’avait fait jusque là, pour les autres atrocités de l’Histoire. Elle n’était pas ici pour ça.
Un cri, cependant, ce jour là, retint son attention. Intolérable, il traversait la nuit, la lacérait, avec une intensité inouïe. Elle prêta l’oreille. Justement, la direction qu’elle devait prendre. L’ombre continua sa route vers l’appel désespéré.
Elle avait quitté le front quelques instants plus tôt, en catastrophe. Les bombardements l’avait sommé de venir à Verdun immédiatement. Le monde ne cessait jamais de la solliciter, mais depuis quelques années, elle était tout particulièrement occupée. Ce jour là, tranquillement penchée sur un cadavre transpercé, la Mort avait entendu les bombes sur la ville. Signe d’un appel tout proche. En effet, bifurquant sur les décombres d’une maison, elle découvrit le corps menu, la petite tête blonde. La jeunesse de ses victimes ne savait plus l’émouvoir. Elle avait trop vu, trop emporté pour être bouleversée.
La Mort s’arcbouta sur l’enfant, prête à lui ravir un dernier souffle. Il fallait faire vite, le travail pressait. Aller, juste un baiser sur le front, et tout serait terminé. Elle aurait peut être le temps de s’assoir un moment. Combien d’années sans faire de pause ? Peut être bien depuis qu’elle avait embrassé le front de François Ferdinand à Sarajevo. Bien inspiré, ce jeune serbe... Deux ans sans une minute à elle.
Sur ces considérations, et sans se soucier du désespoir d’une mère, à ses côtés, la Mort se pencha sur Léonie. Ses lèvres allèrent frôler le front gris. Et juste à temps, pourtant, comme un reste fumant de miracle, une main minuscule la tira en arrière. Ahurie, la Mort foudroya du regard la coupable, une petite poupée de chiffon sale.
• Ôte toi de mon chemin, j’ai à faire, siffla la Grande Faucheuse d’un air dédaigneux.
Les bras croisées, le sourire figé, la poupée la défiait imperturbable.
• Je vous demande d’épargner Léonie.
La Faucheuse, de son vrai nom Ankoù, éclata de rire. Impromptu, étrange, il sonnait comme une apocalypse. Les survivants de Verdun crurent à un orage. Faits de chair, il ne pouvait pas voir le long manteau noir.
• Petite chose, les humains implorent toujours la même chose. Rares sont ceux qui ouvrent les bras à mon approche. Pourquoi crois tu que je t’écouterais plus qu’une autre ?
Le jouet resta silencieuse, ses yeux de verre posés sur la Mort. Elle n’avait pas peur. Elle pensait à ces après midi délicieuses dans les bras de Léonie. Elle revoyait le souffle de sa maitresse. Court après avoir sillonner la campagne. Profond, dans ses nuits où elle veillait l’étincelle de sa peau. Sept ans qu’elle partageait sa vie, à la voir grandir. Et avant elle, la poupée s’était occupée de sa mère. Léonie l’avait sorti du grenier. Son sourire avait illuminé ses journées, enchanté ses soirées. Elle avait appris à être considérée vivante. Elle refusait de retourner à la réalité, redevenir un chiffon oublié. Elle voulait être la petite princesse dans les yeux d’enfant, la consoler, rester l’espoir dans l’horreur de la guerre. L’écouter des heures, apprendre tout de son papa parti.
• Tu n’es même pas une petite fille, railla Ankoù, à peine une vulgaire poupée. Les enfants t’utilisent quelques temps, et puis tu tombes dans l’oubli. Cette enfant t’adule aujourd’hui, demain, elle te laissera au fond d’un tiroir. Les humains sont comme ça. Ils grandissent.
• Pas celle là.
La Mort haussa les épaules, indifférente. Peu lui importait ces caprices de poupée. Dans sa tête, le travail s’accumulait. Trop à mourir encore, ce jour gris. Une nouvelle fois, elle se pencha vers le front de l’enfant.
• Vous devez être bien occupée, dit la poupée.
• En effet, donc si tu veux bien me laisser terminer.
• Ce serait pratique, n’est ce pas, de se reposer quelques temps. Disons, une petite année.
Ankoù se releva, les yeux brillants. La poupée prit soudain un intérêt tout autre. Elle aurait bien quelques minutes à lui accorder.
• Continue.
• Eh bien, je veux dire, si quelqu’un vous aidait. Moi par exemple. Une année où je prendrais votre place. Je m’occuperais de tous les morts, le travail serait bien fait.
• Ah, et comment comptes tu t’y prendre ? Tu n’es qu’une poupée. Ricana la Faucheuse.
La petite marionnette planta son regard dans celui de son ennemie. Un regard bâti de courage, que jamais la Mort n’avait croisé. Habitée par l’amour qu’elle portait à l’enfant, la poupée bravait l’invincible avec une sincérité simple. Le sourire, loin d’être ingénu, en fût soudain effrayant. Ankoù se trouvait face au miroir de peur qu’elle inspirait si souvent. Celui dans lequel elle n’avait jamais eu à se regarder. Elle ne pouvait rien faire, face à cet être indépendant de ses services, que seul un humain pouvait réduire en miettes.
• Ne faites pas la naïve, se moqua le jouet, je sais très bien que votre pouvoir réside uniquement dans votre manteau. Quiconque s’en emparerait aurait exactement les mêmes pouvoirs que vous.
• Seulement les humains ne peuvent pas me voir, s’inquiéta la Mort, d’une voix blanche. Ils m’appellent, mais ne me regardent pas.
• Moi si.
Décontenancée, la Faucheuse considéra son adversaire, avec crainte. Pour la première fois, elle avait à choisir. Elle, qui n’avait jamais cherché à comprendre les Hommes et leur folie. Ni même l’horreur de toutes les vies qu’elle avait embrassé, la terreur qu’elle inspirait.
• Voilà ce que je te propose, continua la poupée. Je prends ta place, le poids du manteau sur mon épaule. Je remplis ton rôle sans faillir. Ainsi, tu ne disparaitras pas, et tu auras une années pour te reposer. En échange, tu laisseras Léonie en vie.
La Mort eut envie de pleurer. Pourquoi contre la vie de cette enfant, spécialement ? Pourquoi pas en échange de n’importe quelle autre, avec un corps moins abimé. Un corps réparable. En quelques instants, une poupée avait réussi à lui faire espérer un moment de repos dans son éternité. Inaccessible pour une blessure trop profonde.
Elle avoua la vérité, d’une voix assourdie de déception.
• Il doit bien y avoir, sur cette Terre, un corps capable de l’accueillir, implora la poupée. Pense à tout ce que tu pourrais faire, dans cette année sans travailler. Tout ce que tu te refuses d’habitude. Juste un corps à trouver, ce n’est pas si difficile.
La panique tordait les syllabes, les entremêlait, dans un souffle inaudible. Le jouet voyait la vie s’échapper par la bouche de sa maitresse. L’âme bientôt ravie, par la faute des hommes. Pour avoir été là par hasard, sur le sillage d’un obus. Dans l’injustice. Pour avoir chercher un bout de chiffon inerte. Elle eut envie d’hurler. Ouvrit sa bouche cousue, sur un silence qui n’avait de nom. Une souffrance terrifiante, glaçante.
La mort se pencha sur elle. Les yeux dans les yeux, elle lui expliqua. Leur dernière chance à chacune. Il fallait un miracle pour cette journée. Comme le sourire de Léonie, chaque matin en se levant. Comme une journée sans cadavre à embrasser, une fois dans sa vie. Ankoù prit la poupée par les épaules, lui demanda si elle était sûre. La charge serait lourde à porter.
La poupée coula un regard pour Léonie. Elle ne la reverrait jamais. Ce serait le prix à payer. Elle laissa ses yeux s’imprégner de l’enfant, sur les gravats. Les joues encore roses, les cheveux blonds. Le corps menu. Elle resta accrochée à la courbe de la bouche, y chercha les sourires qu’elle aimait tant, les décombres des après-midis de bonheur. Elle fouilla dans les cheveux et sur la peau, cultiva l’odeur de fleur et l’innocence enfantine.
• Adieu, Léonie.
Le manteau s’abattit sur ses épaules. Ankoù, à nue, esquissa un sourire. Le ciel explosa, une tempête. La pluie larmoya les joues de tissu, et la poupée leva les yeux sur les nuages sombres. En ce jour gris de novembre, elle espérait. Elle croyait au miracle qu’elle créait. Léonie se réveillerait. Il lui restait une dernière demande. Elle caressa le front aimé, avec la douceur d’une mère.
• S’il te plait, ne m’oublie pas.
La Mort posa une main sur son épaule.
• Nous n’avons plus le temps.
Elle arracha encore à son devoir quelques secondes d’égarement. Puis, elle laissa la longue cape noire s’ajuster à son corps, la posséder.
Elle ferma les yeux sur un baiser.
Quelque part, sous le ciel gris, Léonie ouvrit les siens.
Elle resta étendue un instant, à respirer les cendres. Le champ de bataille sentait la mort et l’effroi. Elle remua doucement les mains.
• En arrière ! Relève toi, bon sang !
Un soldat la tira par le bras brusquement. Elle trébucha dans la boue pendant qu’il la trainait. Sa jeunesse l’effara. Il avait peut être vingt ans, et déjà des siècles dans le visage. Les yeux ombrés, le regard sombre.
• On a cru que tu étais mort...
Ils se laissèrent glisser dans la tranchée. A l’abri, Léonie considéra ses mains, épaisses, couvertes de terre et de sang. Elle tira un peu sur son uniforme déchiré. Elle était un homme, un soldat sous le feu de l’ennemi. Combattant de première ligne, en danger. Sur un fil avec la vie. A quelques mètres de la mort.
Léonie regarda son compagnon. Elle ne pouvait pas voir Ankoù, adossée au mur de terre, derrière elle, le sourire aux lèvres. La Faucheuse jubilait. Elle se créait un spectacle. Il fallait bien occuper son temps libre. Des siècles qu’elle ne s’était pas autant amusée. On verrait bien comment le jouet remplirait la part du contrat maintenant.
• Dis, petite poupée, tu as vraiment cru que l’on pouvait me berner ?