Le pivot de l’Histoire

Écrit par Zélie Alard, incipit 1, élève en Champagne Ardennes. Publié en l’état.

Son nom est Gavrilo Princip et dans sa poche il tient un revolver.

Ce revolver, on lui a donné il y a peu. Qui ? Il n’en a aucune idée. Il n’y a pas de nom, dans cette organisation qui veut délivrer son peuple de la tyrannie autrichienne. Parce que, de cette manière, il n’y a personne à dénoncer, même sous la torture. Une fois aux mains des policiers, on est seul, mais pour la bonne cause : la Liberté.
Cela, Gavrilo Princip le sait. Il sait aussi qu’il n’a pas le droit à l’erreur et que ce jour est sien. Aujourd’hui, lui, jeune serbe anonyme, il va tuer l’archiduc François-Ferdinand. Pour le bien.
Il est tendu ; il le sent, tout son corps est raidi par cette attente que beaucoup trouveraient insoutenable. Mais il est seul, aujourd’hui. Il sera un héros.
Gravilo soupire, un fin sourire amer gravé sur son visage. Il essaie d’y croire, il se répète toutes ces phrases patriotiques qu’on lui a inculqué lors des réunions du mouvement, il sert nerveusement les grenades dans ses poches. Mais malgré lui, il sait bien que tout ça n’est qu’une image, un voile derrière lequel se profile quelque chose de bien pire, de beaucoup plus grave que l’assassinat d’un petit prince. La grenade épouse parfaitement la paume de sa main, comme si, lui-même, il était destiné depuis sa naissance à le tenir, ce fruit explosif, que cette heure était gravée dans sa chair et écrite de son sang.
Son sang lié à celui de l’archiduc.
Il le sait bien qu’il n’est rien de plus qu’un outil. Il le sait et cela lui donne encore plus de force, mêlée de tristesse. Il va accomplir ce qu’il doit, car il est né pour cela.

Avant, le jeune Princip ne croyait pas au destin, c’est pour cette raison qu’il avait adopté les idées de ce mouvement un peu extrémiste. Mais, en ce 28 juin 1914, à dix heures dix, il prend conscience que son destin le pousse à tuer cet homme qui ne le connait pas mais que lui reconnaîtrait entre mille.

La voiture s’approche, lentement, avec l’avancée de la parade. Son souffle s’accélère, sa main se crispe sur l’arme, il éprouve une peur à laquelle il pensait échapper. Il entend les battements de son cœur remonter au niveau de ses tympans, il n’entend plus que ça, une décharge d’énergie se diffuse dans l’ensemble de son corps, il se sent vaciller. Gavrilo ferme les yeux, tentant de se reprendre.
De terribles images s’imposent à son esprit, si horribles qu’il ne peut s’empêcher de vérifier en ouvrant les yeux qu’elles ne sont pas réelles. Effaré par ce qui lui est apparu, il tourne sur lui-même, son pouls rythmant douloureusement le temps qui passe à la fois trop vite et pas assez. Sa tête pulse sous l’effet du stress et ses paupières se baissent à nouveau, alors qu’il tente de réprimer la souffrance naissante.

Cette fois, il ne parvient pas à s’échapper. Le voile se déchire sous le poids des atrocités qu’il contenait. Gavrilo discerne tout d’abord une foule affolée se bousculant dans une panique totale sur un pont blanc, autour d’un véhicule noir comme le deuil, quelques personnes en tombent, comme si le contraste de ce tableau incongru les repoussait. Carré noir sur fond blanc. Vient alors le miroir d’un bureau empli d’un maelstrom de secrétaires, politiques et militaires, où se reflète l’horreur de l’ineffable. Des actes décrivant une mobilisation générale, dans plusieurs pays, des hommes, le sourire aux lèvres et assurés de la victoire prochaine, embrassant une famille qu’ils ne reverront plus dans cette vie, ces même hommes qui passeront la Noël noyés dans la boue, avec pour seul sapin un pauvre hère jouant l’épouvantail dans le no man’s land dévasté et en guise d’étoiles filantes les tirs incessants d’obus adverses.
Gavrilo ressent un souffle brutal le projeter à terre, la chaleur subite d’une maison enflammée, la détresse d’une mère contemplant les cadavres de ses deux enfants en bas âge, qu’elle avait laissés dans leur lit alors qu’elle chargeait la petite carriole branlante, prête pour l’exode.
Il entend des cris. De rage, de peur, de victoire. De mort. Il prête l’oreille aux rumeurs relatant les termes d’un traité, d’une nouvelle guerre, d’une armistice.
Il voit des monuments s’élever à la gloire de la paix, tristes et voûtés comme les peuples ayant survécu à ces épreuves, il voit des rancœurs, des corps et des esprits brisés.
Il sent le gaz faire siffler ses poumons, un autre diffusé par des sortes de douches l’étouffe totalement, il se sent mourir.
Enfin, il voit la fin du monde. Sarajevo, fière sous le doux soleil de sa patrie, légèrement indolente avec tous ces gens qui se croisent, sourient, vivent. Il est allongé sur le toit d’un haut bâtiment, contenant plusieurs maisons, plusieurs familles. Il tient une arme étrange, posée sur une sorte de tréteaux. Il presse la gâchette et tout disparait dans un vent d’abomination. La vie fuit le métal vengeur, il ne peut même pas compter les innocents qu’il livre à ses traits meurtriers. Impuissant, il assiste au massacre qu’il dirige des années durant, il ne peut pas stopper cette monstruosité, il ne peut pas aider son peuple…
Le tourbillon de violence l’emporte, il ne peut pas résister, toute sa vie est noyée dans l’infamie et bientôt il ne reste de Gavrilo Princip qu’une conscience anesthésiée par les conséquences de l’acte qu’il a à effectuer en ce jour, ce jour d’un passé si lointain qu’il ne peut même pas enrayer la progression de son futur. Il ne peut plus.
Le jeune homme sent sur ses mains du sang, un sang qui ne part pas, quand bien même il se les laverait, le sang de milliards d’êtres morts, dans une guerre ou une autre, encore plus terrible. Dans le terrorisme inexpliqué qui tue ses victimes du hasard dans les rues de la belle Sarajevo si tranquille avant ce funeste jour où il tua le prince d’Autriche-Hongrie. Deux balles qui en appelleront des centaines, des millions d’autres.
Le dernier soupir de François-Ferdinand résonne dans les siècles à venir, en écho de tous ces soldats, ces femmes, ces enfants, morts à cause de lui, à cause de cet homme qui, au matin du 28 juin 1914, en assassina un autre, au nom d’une soi-disant liberté.
Le dernier soupir de ce prince sacrifié l’assourdit alors qu’il ne l’a même pas encore tué, il remplace les battements de son cœur affolé, les hurlements des femmes et les cris des soldats, le sifflement des obus, le claquement des armes. Ce râle emplit sa tête et le pétrifie, lui, le meurtrier de Sarajevo, le bourreau impitoyable de sa famille, ses descendants, du reste de la Bosnie- Herzégovine et puis du monde aussi, il est tel le juge impitoyable qui condamne sans voir l’homme qui tremble à ses pieds, qu’il soit coupable ou un peu plus innocent. Il se sent mal.
Son songe s’achève enfin dans l’essaimage des spores radioactifs d’un gigantesque champignon conduisant à l’implosion de la planète entière, fin improbable de la démence humaine dont il aurait pu – dont il aurait dû – être la goupille de sûreté.

Il ouvre les yeux, une sueur ruisselant sur son front, conséquence de sa prescience.
Et brusquement, Gavrilo prend conscience du pouvoir mortel que tient sa main. Brusquement, il retire son doigt de la détente, brûlante de son anxiété accumulée. Et brusquement, une détonation accompagne le geste de recul du prince assis dans sa voiture. Dans le même temps, un œillet rouge vif fleurit sur la poitrine de cet homme déjà mort pour ses commanditaires, pour se transformer rapidement en un paysage prédisant tristement l’avenir. Une autre balle se fraye un chemin dans les décombres semés par la première, dans un jeu de course-poursuite perdu d’avance et dont le corps d’un homme sert de ligne d’arrivée.
Il baisse lentement le bas. Tout autour de lui déjà, la population s’approche, le maltraite, le hue. Son nom est Gavrilo Princip. Aujourd’hui, en ce matin du 28 juin 1914, il a été désigné pour tuer l’archiduc François-Ferdinand. Sa main relâche doucement la grenade sur laquelle il expiait sa nervosité. Il est trop tard pour avoir peur, trop tard pour changer d’avis, trop tard pour changer l’Histoire. Le monde entier retiendra son prénom.
Demain, l’horreur déferlera sur l’Europe entière, le monde, la Serbie.
Par sa faute.