Palette

Écrit par DUDYCH Ariane (Term, Lycée François Magendie de Bordeaux), sujet 1. Publié en l’état.

J’aimerais que tu m’aides à grandir.
C’est étrange pourtant. Quand tu viens visiter les couloirs de mon esprit tu n’as pas l’air plus âgé que moi, bien moins. Ton visage est rond comme celui d’un enfant, et dans ton sourire clair je vois encore l’éclat d’une joie spontanée et jeune. Ce serait en un être comme toi, qui paraît si pur, que je devrais trouver une voie vers la maturité ?
Tout ça semble absurde. Tout ça est absurde, sans doute, puisque je rêve. Réveille-toi.
L’odeur chaude du café vient agiter mes paupières. Je m’étire dans les draps ocre, et m’enroule dans le tissu usé et doux de ma tunique. Elle a un arrière-goût ironique, cette odeur de café. Agréable, oui… Mais c’est aussi, c’est surtout le signal d’une nouvelle journée qui commence.
Je me demande si les créatures des rêves aussi connaissent l’odeur du café ?
Je reconnais la couleur de ta peau dans la tasse de terre brute. Ca me fait sourire. Mon sourire fait s’étonner ceux autour de moi, ils me posent des questions. Mais je ne pourrais pas leur faire comprendre la beauté de cette couleur. Eux refusent de boire sans avoir noyé le brun riche dans le blanc froid d’une coulée de lait.
Moi, je ressemble plus à du lait qu’à du café. Et ceux avec moi aussi. On reste entre nous, dans la ville basse. Toute ma vie j’ai connu les rues pavées qui finissent en pontons de bois, se déroulant sur le bleu précieux de la baie ; les maisons de pierre, couvertes uniformément de teintes de brun orangé ; la vue de la ville haute et de ses collines blanches, comme une construction en cubes de sucre ; la rumeur incessante sur ceux qui y vivent.
Aujourd’hui, je tourne les yeux vers la fenêtre et, en contemplant les maisons immaculées, je pense à toi et à ce que j’ai entendu sur eux.
Ils auraient la peau comme de l’ébène et seraient grands comme les arbres pétrifiés qui bordent l’eau bleue. C’est compliqué d’en être sûr. Les murmures qui hantent les rues sont plus efficaces que tous les murs du monde pour nous empêcher de vérifier.
Je porte la tasse à mes lèvres. Une fois de plus, la gorgée de café que je prends a le goût amer de l’ironie.
Des voix qui te tentent, des voix qui t’intimident, siffle quelqu’un au creux de ma tête. Et si tu agissais, pour une fois ?
Tes yeux rieurs me reviennent à l’esprit. Je ne sais pas lire les signes anciens sur les murs de la ville, mais tes yeux, si. Ils me disent Et pourquoi pas ?
C’est décidé.
J’abandonne mon café et ses relents d’indécision et pars à la recherche de ma maturité dans les ruelles tortueuses de la ville.

Les planches craquent sous mes chaussons de toile brune tandis que je m’engouffre sur les pontons graciles, comme des tunnels de nids d’oiseau. La structure en osier au-dessus de moi donne à ma peau des tatouages d’ombre et de lumière. Je suis en noir et blanc.
Je repense aux regards empreints de peur de ma mère, il y bien longtemps. Elle me détournait d’une main sur l’épaule –de qui ? Je ne les ai jamais vus. On m’a appris à avoir peur d’êtres que je n’ai jamais vus. On m’a appris à avoir peur, tout simplement.
Mais voilà que le ponton en nid d’oiseau touche à sa fin. Etrange. Ce portail, devant moi, j’ai l’impression qu’il n’a jamais été ici. Et pourtant, murmure quelqu’un au creux de ma tête. Est-ce toi ? Ce portail, après tout, je l’ai peut-être déjà vu dans mes rêves. Ses volutes de fer –du fer pour un portail, qu’on fait en bois chez nous ?- dessinent des motifs familiers dans mon esprit, qui frémit légèrement, comme ma main au contact du métal. Un métal frais, peint en blanc immaculé, blanc aveuglant. _ Je pousse le portail qui s’ouvre avec le frémissement de sa forme sur une étendue d’herbe.

C’est beau. En bas, il n’y a que de la terre ocre qui donne sa couleur à tout. Ici, c’est un jardin, c’est vert, ca murmure de partout. Des odeurs sucrées viennent chatouiller mes narines. Contrairement au parfum aigre-doux du café matinal, celles-ci sont douces comme un matelas et me susurrent de dormir ici, de profiter de l’ombre, de la fraîcheur, de la paix.
J’ai l’impression d’être dans un autre monde. Ou, plus exactement, d’être entre deux mondes. J’ai l’impression d’être chez moi. Chez toi, aussi… Oui, je t’imagine bien courir entre ces arbres étranges. Je crois même voir ton sourire d’enfant s’ouvrir comme une fleur derrière le feuillage. Il me murmure On n’est pas bien, ici ?
C’est vrai, on est bien. Mais il faut que je me découvre moi-même encore. Je reprends ma marche, en me disant que ce paradis n’est qu’une étape avant la ville haute, et la confrontation avec moi-même.
Pas de nouveau portail pour m’annoncer la fin du jardin. L’herbe s’est retirée discrètement, poliment, avec juste la bonne manière pour que je ne me rende pas compte de son départ. J’ai laissé mes chaussons dans l’herbe, là-bas. Mes pieds nus s’épanouissent au contact d’un sable blanc immaculé, blanc éclatant, qui glisse comme un ruban entre les collines de sucre.
Je repense au ruban froid du lait dans le café du matin, à la main pâle de ma mère me poussant hors du chemin d’ombres hautes et silencieuses. Mais étaient-elles vraiment silencieuses ? Au fond de la vase bourbeuse de mes souvenirs, quelque chose remue. Un son, une voix, ou plutôt des voix. C’est comme si le vent qui parcoure ces collines me les avait portées. Ces voix sont riches et belles malgré leur distance. On dirait qu’elles chantent une histoire très ancienne qu’elles connaissent toutes. Unies dans leur beauté et pourtant toutes si uniques, ces voix, je me demande comment j’ai pu les oublier.
C’est sûrement la peur qui, suintant des mots et des gestes de mes parents, de mes grands-parents, s’est infiltrée en moi et a lavé mes souvenirs comme de l’acide.
Si cette ville haute est un baume pareil pour mes souvenirs mutilés, il est urgent que je la découvre. Je suis le ruban de sable dans les rues blanches, vers je ne sais quoi.

Dans mon enfance, quand mon regard était aussi grand et pur que le tien, je rêvais souvent de marcher là ou je marche maintenant. Pourtant, c’était presque plus réel que la réalité où je suis. Je n’avais qu’à grimper les marches des escaliers écalant la colline pour rejoindre mes rêves.
A l’époque, oui, il y avait encore des marches reliant la ville haute et la ville basse. Je ne me souviens plus mais on me l’a dit, ou la rumeur s’est faufilée dans mes oreilles innocemment. Des histoires en taches de couleur, de groupes sur les colimaçons, mêlant leurs voix et leurs sourires ; de ribambelles d’enfants courant après des balles vers le port, ou après des cerfs-volants dans les collines ; de couples enlaçant le lait et le café de leurs mains sous l’ombre d’une maison.
Mais tout ça n’a pas duré face à la peur qui a érigé un mur invisible et inviolable entre le blanc et l’ocre. Les escaliers se sont effacés sous les assauts de la poussière brune, les pioches d’habitants utilisant les liens de pierre entre les deux villes pour consolider le cocon familial de leurs maisons. C’est si triste… C’est inquiétant, le pouvoir des mots et de la peur. Elle détruit même les seules choses qui nous restent de ces temps-là, nos souvenirs.

La ville haute est étrangement déserte. Je n’ose pas trop m’avancer dans la toile d’araignée des ruelles, et reste sur les artères extérieures. Tu as peur, avoue. Allez, vas-y, me souffle la voix qui reste dans mon esprit depuis ce matin. Qu’elle est fourbe, cette peur, qui me colle à la peau même si près du but. Elle me colle à la peau comme mes vêtements bruns le font. Ce matin, quand je suis parti, il faisait frais dans la ville basse. Mais le soleil est déjà haut et il me fixe sans pitié. La sueur ruisselle sur mon visage, sur mon corps tout entier, elle me gêne. J’ai envie de retourner dans le jardin si vert, si frais, si paisible.
Tu veux abandonner alors que tu es allé si loin déjà ?
Oui, je veux un peu de repos. De l’ombre. Le soleil est cruel, il m’expose dans sa lumière crue, j’ai l’impression qu’il veut me montrer à tous ceux dont j’ai oublié les visages, tous ceux que j’ai refoulés.
De l’ombre…

Est-ce toi que j’ai vu passer entre deux piliers blancs ? Ta silhouette dansante est de plus en plus précise. Tu es habillé comme moi. Une tunique et un pantalon simples. Mais pas de teintes brunes orangées pour toi. Tes vêtements sont verts et bleus comme le plumage d’un oiseau rare, ou l’eau du lagon en bas. Ou peut-être encore comme le vert brillant du jardin entre les deux villes. Ou même comme le ciel bleu devant moi, devant lequel se détachent les frises blanches d’une ligne de maisons. Est-ce que les gens d’ici portent les mêmes vêtements ? Les mêmes couleurs ?
Tu n’as qu’à me suivre pour savoir. Tu verras, vous êtes assez semblables.
Un vent doux souffle autour de moi soudain, comme une caresse qui m’incite à avancer. J’entends des rires là-bas. Des rires d’enfants. Comme je m’imagine le tien. _ C’est comme si mes pieds avançaient tous seuls à présent, ils glissent dans le sable rendu plus frais par la brise, dévalent des pentes douces vers des ruelles qu’on dirait qu’ils ont connues toute leur vie. Je m’enfonce non seulement dans le sable mais aussi dans la ville, suivant les rires qui sont peut-être aussi les tiens. Je trouve la ville blanche belle à présent. Presque aussi belle que le jardin qui murmure de tout à l’heure.
Tout à l’heure… Combien de temps depuis que je suis parti ? Je ne sais plus, et j’ai l’impression que ça ne m’apportera rien de le savoir. Comme dans un rêve. Je m’en fiche. Je continue.
Les rires sont de plus en plus proches maintenant, mais ils m’échappent toujours, habilement, comme si on jouait avec moi. Dans la ville basse, je n’ai pas le temps pour jouer. Après l’éternelle tasse de café et son arôme moqueur, je passe la journée à observer le soleil se refléter dans les écailles de bancs de poissons que je piège et sors des eaux bleues de la baie. Leur beauté argentée est vite ternie par le soleil qui vient sécher l’eau qui les fait étinceler, cette poussière ocre qui leur colle comme à nous, et l’odeur qu’ils dégagent assez vite. Cette odeur, elle me reste sur les vêtements, sur les mains, dans les cheveux. Quand je m’habille le matin, je sens que je vais devoir recommencer cette routine un jour de plus.
Je ne suis pas le seul à n’avoir jamais eu le temps aux jeux. Mes parents, ma grand-mère, faisaient la moue face à mes sourires qui demandaient mieux que des mots Est-ce que je peux jouer ?
Non, je ne pouvais pas. Pas avec ceux que je montrais du doigt, ceux qui m’avaient d’abord invités. De petites silhouettes qui me faisaient signe derrière des draps flottant au vent. On me prenait par le bras et je repartais, sans avoir pu dire Pardon à ceux qui avaient presque été mes compagnons de jeu. Je sens qu’aujourd’hui je pourrai enfin le faire. Et m’excuser auprès de beaucoup d’autres aussi.

J’ai rattrapé les rires. Mais ce n’est pas toi que je vois. Devant moi, une farandole d’enfants se déroule et s’enroule dans les rues. Ils sont tous en blanc. C’est un contraste étrange et fort avec leur peau noire. C’est beau, aussi. Un grand sourire vient barrer mon visage quand l’enfant le plus près de moi, une fillette aux tresses comme des rubans, se retourne et me sourit aussi.
-Tu es bizarre, ta peau est toute blanche.
-Et toi, tu as la peau exactement comme les arbres de chez moi.
-C’est où, chez toi ?
-En bas, à côté de la baie.
La petite fille pousse un cri aigu et joyeux et me prend la main. Les autres sont déjà partis. Elle court vite. Petit à petit, je vois la vie se montrer enfin dans les rues blanches. De grandes silhouettes, toutes en blanc, toutes à la peau noire comme de l’ébène, qui me jettent des regards étonnés. On court toujours, et enfin ma petite guide m’entraîne au milieu d’une place ronde couverte d’un dôme en dentelle de pierre. Les éclats de ciel bleu projettent des tatouages en noir et blanc sur ma peau. _ Toujours les regards, qui s’approchent de moi, m’entourent. Mais, étrangement, je n’ai pas peur.

J’ai appris, sous la dentelle de pierre et de ciel, que je suis le premier à avoir franchi la frontière entre les deux villes. Que des gens d’ici ont essayé, mais qu’ils n’ont jamais trouvé de passage. J’hésite un moment à parler du jardin, mais les mots coulent tout seuls, comme un ruban, ou une coulée de lait. Ici, ils m’en proposent et je ne le trouve pas froid comme en bas. J’ai appris qu’eux aussi ont eu un mur de mots et de peur construit entre les villes. Que certains sont encore emmurés. J’ai vu des parents cacher les yeux de leurs enfants quand je passais dans les rues. Ca m’a rendu triste, et j’ai appris que je n’étais pas le seul.
J’ai appris qu’il y a une légende qui court les rues. Un esprit espiègle, un petit être vêtu de vert et de bleu précieux. Il apparaît à ceux avec un esprit curieux et ouvert, mais emprisonnés par de mauvaises idées. Il leur réapprend à penser. Il n’est ni homme ni femme, juste enfant, parce que les enfants, on me dit en caressant la tête de la petite aux tresses en ruban, sont les plus purs et ont l’esprit encore vierge des mots qui s’infiltrent chez nous en grandissant. Les mots sont fourbes. Ils peuvent être beaux, mais ils peuvent aussi créer des chaînes dont il est très difficile de se débarrasser. L’esprit en bleu et vert lave tous les mots si on l’accepte dans ses pensées.
J’ai appris que le jardin entre deux mondes est lui aussi une légende. C’est le meilleur endroit du monde, où tous les hommes libres pourraient vivre sans chaînes de mots. Mais il est encore bien trop loin pour la plupart de nous, on me dit, et on me regarde avec une étincelle dans le regard, comme si j’étais un esprit, moi aussi.

Je t’ai vu dans la foule autour de moi. Tu souriais. J’ai pu voir ton visage enfin. Des boucles noires entouraient ta peau couleur café au lait. Tu m’as fait un signe de la main, et je t’ai vu disparaître pour de bon. Je sens que je ne te reverrai jamais. Mais c’est comme ça que ça doit être. Je n’ai plus besoin de toi, et tu en as d’autres à libérer.
Grâce à toi, j’ai enfin pu grandir.