A la recherche d’une légende

Écrit par VASLIN Conrad (3ème, Collège Notre Dame de Baugé en Anjou), sujet 2. Publié en l’état.

« - Je ne sais pas, je sais seulement qu’ils fuient, comme nous. »

Mona s’arrêta d’écrire pour tendre l’oreille : non, pas un bruit dans l’immeuble ni dans la rue, presque déserte à cette heure. Trois heures 10. Déjà près de deux heures qu’elle phosphorait sur cet article d’illustration pour le numéro de jeudi, soit après-demain, soit 48 heures, un peu plus si on comptait ce qui lui restait de cette nuit, déjà bien entamée. Et une chose restait sûre : ce n’était pas facile d’écrire sur cette série de photos arrivée sans doute au même moment dans toutes les rédactions européennes. Une planche contact dont on avait retenu 8 clichés, puis 5 puis trois. Le patron avait finalement jeté son dévolu sur celle-ci qui trônait en une quinzaine d’exemplaires papier sur son bureau et rayonnait sur l’écran de son Apple, Thunderbolt, 37 pouces.

L’image, d’accès très facile comme d’habitude avec John Devin, semblait illuminée de l’intérieur. La décrire était d’une simplicité enfantine : un couple au premier plan, un homme et à ses côtés une femme plus jeune que lui, avec un petit air de ressemblance. Les deux légèrement de trois-quarts et en plongée tournant leur regard vers une foule compacte dans les teintes marron, brique, ocres, le tout formant une vague qui semblait avancer en poussant vers l’avant les deux personnages, comme contre leur gré.

Toute affaire cessante, la rédaction avait décidé de faire sa une sur l’événement survenu le vendredi précédent et de l’illustrer avec cette photo de Devin. Nulle doute qu’on devait travailler cette nuit à un titre pour la une, à la composition générale de l’édition, à des dossiers dans tous les domaines sur cet événement hors du commun qui venait de plonger le monde entier dans une nouvelle ère.

Le rédac-chef avait passé toutes ses commandes aux différents services et Mona avait hérité de cette lourde mission consistant à rédiger un récit de 1500 signes à partir de la fameuse photo de Devin. Ça ne lui déplaisait pas d’ailleurs. Elle avait marqué toute la rédaction et une grande partie sans doute des lecteurs du quotidien avec son texte suite à la terrible photo du petit Aylan Kurdi, garçonnet syrien échoué, mort, sur une plage turque au tout début septembre 2015. Le patron du journal, Philippe Desmazières, craint et honoré comme tout rédacteur en chef qui se respecte, lui avait même fait la plus belle remarque qu’on puisse faire à un journaliste : « Vous savez Mona, on aurait dû faire comme la Croix, ne pas publier cette photo et ne mettre en une qu’un cadre noir avec votre texte comme seule légende ! ».

Presqu’un an s’était écoulé depuis ce drame, cette photo, son texte. Mais est-ce que tout cela avait changé quelque chose ? La situation était-elle meilleure aujourd’hui, 28 mars 2016 ? Mona n’osait à peine se poser de telles questions, tant elle était quasiment certaine de la réponse qu’elle allait elle-même apporter face à ce chaos dans lequel la planète entière était en train de glisser.

Et ce silence dans l’immeuble, ses rues environnantes, le quartier et sans doute toute la ville …

Il fallait s’y remettre. Allez ! Courage Mona ! Comme si son courage valait quelque chose face à ce qu’enduraient les acteurs de ce drame si bien évoqué par la photo obsédante de Devin.

Mais ai-je le droit de leur inventer une identité, un nom, un lien de famille, une histoire même !l Ai-je le droit de faire de la fiction avec ces gens dont je ne connais rien de leur vie, leur vraie vie, IRL. Et puis, ce serait si risqué que de leur inventer un prénom, un nom de famille. Impossible même, le photographe ou tous les journalistes, les gardes-côtes, le ministère de l’intérieur même ne pouvaient identifier légalement ces gens. Appeler l’homme au premier plan « Rudan » par exemple indiquerait de suite qu’il est arabe alors que ce n’ était peut-être pas le cas ; « Jean », même « John » qu’il est catholique ... Et puis, à quoi bon ? Mais, il faut quand même leur donner la parole, leur donner une voix pour qu’ils prennent chair, qu’ils ne restent pas des images, des icônes, sans vie, sur du papier glacé, vite imprimé, aussi vite oublié. D’ailleurs, peut-être étaient-ils déjà morts ?

Mona se leva d’un seul mouvement et se dirigea vers la table installée à gauche de la salle de reprographie. Elle se prépara lentement une infusion. Drainage et élimination. Au pamplemousse. Un demi-sucre. La bouilloire glougloutait déjà.

Plus d’un an déjà. Mona n’avait eu absolument aucune difficulté pour rédiger son papier suite à la photo de ce petit Aylan, échoué sur une plage de Turquie. La rédaction n’avait pas fait le même choix que Le Monde par exemple et avait préféré jeté son dévolu sur une autre photo du même petit garçon, prise quelques instants après quand ce dernier se retrouvait dans les bras d’un garde-côtes. On pouvait croire que l’adulte portait le corps d’un petit garçon endormi … Mona avait fait mouche en inventant le dialogue, encore un, entre cet homme et celui qu’elle avait imaginé être son fils. Le papa lui racontait un conte pour l’aider à s’endormir. Une petite histoire apaisante inspirée des Mille et une Nuit. Mona avait imaginé toute cette histoire, sans souffrance, sereinement, au calme.

- Et pourquoi fuient-ils ?, reprit-elle

Mais on le savait à peu près ce qui les faisait fuir, tous ces pauvres bougres ! La misère, les persécutions politiques, la guerre... A quoi bon se poser de telles questions ? Sinon à tourner le couteau dans la plaie …

- Voyons, tu le sais aussi bien que moi … La différence, c’est que cette fois, il faut fuir encore plus rapidement, ma pauvre. Car la situation est encore plus chaotique que jamais.

Ils se retournèrent et réalisèrent que la horde des compatriotes se pressant tout contre eux deux formaient une sorte de vague déferlant et emportant presque tout sur son passage. Un tsunami en plein désert ! Et la frontière comme seul objectif. Pas loin d’une demi-journée de marche encore.

La faim et surtout la soif commençait à torturer les esprits et les corps. Un comble ! Mourir de soif au sein d’une vague. Mais ce n’était encore rien par rapport à cette boule au ventre, juste sous la gorge. Une peur qui ne les avait plus lâchés depuis plus d’un an.

Peur ne pas se réveiller le lendemain, de ne pouvoir fermer l’oeil sereinement, le soir, dans la douceur d’un foyer en paix, dans la chaleur d’un cocon familial uni et heureux. Avant que tout cela ne commence, la peur, c’était presque un sentiment fun. On la ressentait quand on revenait du cinéma, le Stella, où on était allés voir un film d’horreur. Ou bien c’était un sujet de rédaction, dans lequel on s’inventait des peurs qu’on avait soi-disant ressentis dans telle ou telle situation, avec un seul objectif, rapporter une bonne note à la maison. Et puis, doucement, sans trop prévenir, la peur s’était immiscée, s’était quasiment collée, à vous, vos proches, vos ennemis, tous les habitants de cette petite ville qui comptait 250 000 âmes avant que tout cela n’arrive.

- Tu t’en souviens de ces vendredis soirs avec papa, maman et nos voisins ?
- Bien-sûr, comment oublier ? J’y pense souvent le soir quand le sommeil tarde à venir, que les bruits, là, dehors, sont trop forts et qu’ils nous nouent le ventre. J’adore ces moments. L’insouciance, le repos après une semaine tout à fait normale, nos cours à l’université, les siens à Papa à la faculté des Sciences, à l’autre bout du campus. Les petites pâtisseries. Les fous rires.
- Oui, moi, je me souviens surtout des rires de maman lors de ces soirées. Elle riait à chaque blague de son cher époux et des tiennes aussi comme si elle assistait à un spectacle …Elle avait pourtant entendu ces blagues plus de dix fois. Elle devait les connaître par cœur en fait.
- Mais où sont-ils ? Où est papa ? Où est maman ? Tu dois bien le savoir tout de même !

Mona posa sa tasse au beau milieu des tirages Ilford. Elle avait l’habitude de ne boire ses infusions qu’une fois qu’elles étaient devenues tièdes, presque froides. Cela mettait environ 10 minutes. C’était plus difficile de faire parler cette image. Personne n’était reconnaissable dans la foule des anonymes derrière le fameux couple. On lisait bien l’inquiétude dans ces visages presque floutés mais ces derniers n’exprimaient pas d’histoire particulière. Des figurants. Rien de plus si l’on peut dire.

- Non, je te jure, je ne sais pas, répondit-il tout en imaginant le pire. Il avait appris la veille de leur départ précipité, c’était lundi, que leurs chers voisins avaient péri dans des circonstances particulièrement atroces. On avait retrouvé leur corps le lendemain, exposé en pleine rue, sur une carcasse d’étalage, à moins qu’il ne s’agisse d’une armoire balancée d’une des fenêtres de l’immeuble. Les corps étaient là. Grotesque et sanguinolentes marionnettes obscènes, comme exemple. Mais quel exemple ? Les premiers badauds avaient avec empressement dissimulé les corps pour qu’ils ne soient pas visibles par les plus jeunes, ces derniers ne se levant pour sortir que tard dans la matinée, l’école ayant disparu des emplois du temps depuis plus de deux ans … Non, je ne sais pas, tu penses bien que je te le dirais si je savais, reprit-il avec un ultime effort pour convaincre la jeune femme à ses côtés. Où avaient fini ces deux dépouilles ? Je ne sais pas non plus, se répondit-il intérieurement.

- Et on va où ? reprit-elle, toujours avec cette voix douce, si douce.
- Vers la route d’État plus au nord.
- Mais il n’y a plus d’État, non ?
- Plus d’État, mais une route d’État, oui encore, et elle mène à la frontière.
- Qu’est-ce qui s’est passé alors ? Pourquoi n’a-t-elle pas été détruite ?
- Parce qu’ils n’ont sans doute plus rien pour la détruire. On ne détruit pas des routes quand on n’a plus rien.

En prononçant cette évidence, il pensa qu’on pouvait quand même détruire l’humanité, même quand on n’avait plus rien.

Mona mit du temps à comprendre que c’était la sonnerie de son portable qui tentait de l’extraire de son cauchemar. Elle reconnut en une fraction de secondes la voix autoritaire.

- Philippe Desmazières à l’appareil ! C’est bon ; vous pouvez m’envoyer votre papier. Je vous dirai ce que j’en pense par retour de mél. Il faut voir ce que ça donne avec l’actualité qui s’emballe depuis minuit. On n’a jamais connu une situation pareille en plein coeur de l’Europe. C’est le chaos complet. Londres et Berlin sont au bord du gouffre. Quant à Athènes et Ankara, n’en parlons même pas. A tout à l’heure, merci.

Et il raccrocha. Le cauchemar n’avait pas de fin. Elle se leva et se hissa sur la pointe des pieds pour allumer le téléviseur dont on avait depuis longtemps perdu la télécommande. »