Au clair de la Lune

Écrit par DEFRANCE Ombeline (Term, Lycée Lalande de Bourg-en-Bresse)

Au clair de la Lune


Elle esquissa un pas à reculons, puis fit une brusque volte-face et s’éloigna en s’efforçant de ne pas courir.

De l’air, il fallait respirer. Sentir à nouveau l’oxygène lui brûlant la trachée. De peur, Lola avait retenu son souffle, la tête commençait alors à lui tourner. Lentement, toute perception de ses jambes s’estompa, son corps bascula fatalement en avant. La fatigue des longues journées de promotion se mêla à l’angoisse qui la prenait de plus en plus à la gorge, avec le regard de prédateur qu’elle venait de croiser. Ses fines pattes de biches ne purent supporter son poids plus longtemps, si bien qu’elle s’écrasa lamentablement sur la table, faisant tomber la dernière critique de son film, qu’elle venait de découper des Cahiers du cinéma. La pointe aiguisée des ciseaux lui entailla légèrement la pommette gauche, laissant s’échapper un mince filet de sang, ruisselant le long de ses joues. Puis plus rien.
« Mademoiselle Reh ? » hurla l’inconnu.
L’homme tambourina violemment contre la vitre. Le bruit du poing contre les carreaux s’accoupla à celui du cœur de Lola, lui emplissant les oreilles. De plus en plus, semblable à celui d’ une proie apeurée, son pouls s’accéléra. Les yeux entrouverts, elle n’espérait qu’une chose : se faire oublier, que l’individu qui la chassait repartît.
« S’il vous plaît mademoiselle Reh, vous n’avez pas oublié notre interview tout de même ? C’est pour l’Oeil de Lynx, implora l’inconnu. Il pleut et va bientôt faire nuit... Ça ne durera pas longtemps, je vous l’assure. »
L’interview.
Lola se rappela soudainement le coup de fil de la veille, l’homme à la voix rauque. Le critique. Son film pourrait bénéficier d’un coup de projecteur si jamais leur entretien se passait bien. Le destin de son long-métrage reposait entre ses griffes. Par un énorme effort de volonté, Lola trouva la force de se relever. Elle s’appliqua à ne pas regarder une nouvelle fois vers la fenêtre, de peur de se retrouver pétrifiée par les deux yeux jaunes qui la fixaient. Encore fébrile, elle se dirigea vers la porte d’entrée et lorsque le cliquetis de la poignée se fit entendre, des sueurs froides lui parcoururent le long du dos : la cage aux lions s’ouvrait. En une fraction de seconde, le critique avait rejoint le perron et se dressait devant elle, immobile et imposant.
« Paul Jäger » se présenta-t-il de sa voix grave.
Il avança sa main et Lola, quelque peu décontenancée, voulut la lui serrer. Mais au contact de sa peau, ferme comme du cuir, elle eut l’impression qu’il allait la lui broyer tant sa poigne se refermait comme un étau. Elle se fit violence pour ne pas gémir de douleur et observa alors la main qui lui lacérait tant la chair : velue, de véritables griffes semblaient en sortir aux extrémités. Elle n’eut pas le temps de s’effrayer, déjà Paul Jäger desserra sa patte pour lui effleurer la joue, avec une étonnante douceur.
« Vous saignez. »
A ce mot, ses pupilles se dilatèrent un court instant.
« Ce n’est rien, affirma Lola en tentant de contrôler sa voix. J’ai trébuché.
− Je vous ai surprise ? l’interrogea-t-il avec un sourire en coin.
− Non, non... Je n’ai pas vu là où je marchais c’est tout. Mais entrez donc. »
En mettant prestement fin à la discussion, elle fit signe au critique de s’avancer. Lorsque celui-ci la dépassa, elle sentit malgré elle un fort parfum de sous-bois, enveloppant, envoûtant... séduisant, comme si elle se retrouvait entourée d’un dôme de conifères, une sève s’écoulant langoureusement le long de l’écorce brûlante et à la fois humide. Elle s’imagina une seconde le parterre de mousse sous ses pieds, caressant sa peau si fine.
L’odeur de la pluie sans doute, se raisonna-t-elle.
« Asseyez-vous, j’arrive dans un instant. »
Paul Jäger s’avança de toute sa musculature, ramassa le bout de journal qui jonchait le sol.
« La critique de Gus Ferrat ? demanda-t-il. Ne faites pas attention, ce type ne connaît rien au cinéma. Il n’a même pas compris l’essence de votre film.
− Je prends note de tout article, monsieur Jäger. » murmura Lola en essuyant le sang séché de sa joue.
Elle jeta un subreptice regard au dehors, remarqua une tout autre lumière, bien plus claire tandis qu’une nuit abyssale s’installait progressivement. La pleine Lune. Ses rayons traversèrent les carreaux de la maison, éclairant le salon d’une teinte légèrement bleutée.
« Magnifique soirée, n’est-ce pas ? lança Paul Jäger. Dommage qu’une averse vienne la perturber. »
Cette phrase prit un tout autre sens pour Lola, se rappelant la peur qui l’avait saisie alors qu’elle récupérait l’article dans son journal. Consciente que le critique était encore mouillé, elle se précipita pour le débarrasser de sa veste trempée. En cuir, elle aussi. Enfin, elle se décida à s’asseoir en face de son interlocuteur, tenta de maîtriser ses tremblements. Désormais jetée dans la gueule du loup, son interview pouvait commencer.
« Vous le savez, mademoiselle Reh, pour votre premier film en tant que réalisatrice, vous êtes relativement jeune. Est-ce facile à supporter, la pression des médias, la critique, l’engouement pour votre long-métrage ? »
La diode rouge de l’enregistreur son se mit à clignoter, malicieusement, attendant de recueillir l’appétissante réponse de Lola. Les mots ne vinrent pas tout de suite, comme retenus par une toile d’araignée. Lola fuyait le regard de Jäger, mal à l’aise, n’entendant désormais plus que sa respiration brûlante.
« Mon âge n’est qu’un gage de mon insolence. Je crois que c’est ce qui a plu ou déplu... Du moins je le pense, s’essaya-t-elle. Le thème de mon film n’a pourtant rien de nouveau mais c’est peut-être son traitement qui diffère des autres et qui a su créer un lien avec le public.
− Parlons-en, de ce sujet, rebondit le critique. Le désir... »
A cette parole, Lola reçut de plein fouet le reflet aveuglant d’un rayon de Lune dans les yeux. Clignant légèrement des paupières, elle fut parcouru d’un frisson lorsqu’elle comprit par quoi le faisceau nocturne avait été renvoyé. Aux coins de ses lèvres rouge sang, deux canines acérées comme des lames de rasoir ressortaient, deux pointes à la promesse de mort, prêtes à déchiqueter la chair de sa proie. Pourtant, la découverte de Lola fut de courte durée : face au silence ambiant et à la stupéfaction de la cinéaste, Paul Jäger avait cessé de sourire, un son guttural se rapprochant d’un grognement sortant de sa gorge. Paralysée par l’effroi, Lola n’osait plus respirer. Un fourmillement commença à lui prendre le ventre, elle aurait voulu partir mais elle restait collée à sa chaise, prise au piège, prise en joue... Elle aurait voulu hurler mais son souffle manquant n’aurait permis de traduire sa terreur... Elle aurait voulu...
Jäger se racla bruyamment la gorge.
« Vous n’auriez pas quelque chose à boire ? Je pense que j’ai pris froid à attendre sous cette satanée pluie. » lança-t-il soudainement.
Comme prononcée insolemment, instinctivement, cette parole fit brusquement sortir Lola de sa rêverie paranoïaque. Pour reprendre contenance, elle se releva avec sveltesse pour aller chercher de quoi assouvir la soif de son invité, mais avant de tourner les talons, elle capta l’embrasant regard de Paul Jäger. Armes de feu, flèches en plein cœur, ses yeux la dévoraient littéralement. Affolée, elle s’empressa de lui prendre un verre d’eau, évitant par tout moyen de rencontrer ces miroirs de désir.
« Vous m’évitez du regard, mademoiselle Reh, déclara le critique. Fort dommage, vous qui avez de si beaux yeux de biche...
− Là n’est pas le sujet, tenta de se reprendre Lola. En revanche, ce que raconte mon film, c’est en premier lieu le rapprochement entre l’Homme et l’Animal, le lien viscéral et indélébile entre l’un et l’autre... Par là, vous y voyez du désir parce que mon protagoniste principal est en proie à toutes les tentations de la chair, que ce soit par son rapport avec la viande crue, ou encore par les viols qu’il commet. Mais finalement, ce que j’ai voulu montrer, c’est que son comportement n’est pas si loin de l’Animal, du carnassier qu’il... incarne.
− Voulez-vous dire que, par ses actes et ses désirs, l’Homme est un loup pour l’Homme ?
− Oui, dangereux dans tous le cas. Mais cette forme d’instinct qui le pousse à agir, il ne veut pas s’en séparer pour autant. Ce côté « naturel », voilà ce à quoi il aspire à présent.
− Suis-je un loup pour vous alors ? »
La question resta sans réponse. Prise au dépourvu, Lola sentit ses jambes trembler, son cœur recommença à battre la chamade, bondissant dans sa poitrine.
« Je... ne suis pas sûre de comprendre, murmura-t-elle en un souffle.
− Allons, mademoiselle Reh... Ne soyez pas stupide. » ricana Paul Jäger.
Soudain, la diode rouge de l’enregistreur cessa de clignoter. Le critique déposa son appareil par terre. Il ramassa sa lourde carcasse, s’approcha de la cinéaste, qui n’eut le temps de bouger.
Dans la gueule du loup.
D’un geste rapide et précis, il amena sa patte velue sur la joue de Lola. Elle sentit alors comme un scalpel lui lacérant la chair, enfonçant toute sa force là où elle avait déjà saigné.
« Calmez-vous, je vous enlève juste le sang de votre égratignure de tout à l’heure, annonça Jäger. Il a séché, cela vous brunissait la peau. »
Toute la tension morbide que ressentait Lola retomba. Elle se faisait des histoires, comme à son habitude. Son métier en fin de compte. D’un geste qui se voulait gratifiant et à la fois suffisant, elle lui dégagea doucement la main, esquissant un sourire gêné.
« Je crois que ça ira, merci. » se justifia-t-elle.
Le critique se rassit, comme satisfait d’un quelconque rapprochement ou de la simple aide apportée. Lola reprit lentement ses esprits, rassembla ses idées pour en finir coûte que coûte avec cette interview. Dehors, seul un fin écran de pluie tombait encore en continu. La Lune était montée encore plus haut, bientôt, elle arriverait à son apogée.
« Je n’en ai plus pour longtemps, mademoiselle Reh, rassurez-vous » affirma Paul Jäger de sa voix grave et un poil sarcastique.
Il remit en route l’enregistreur son. Subrepticement, il s’humecta les lèvres, puis reposa ses yeux sur la jeune cinéaste.
« Envisagez-vous d’autres projets à venir ? Sur un thème semblable, plus approfondi encore ou peut-être vous dirigez-vous vers une toute autre direction ?
− Je me nourris de mes expériences, de mes envies donc pour l’instant, je vous avouerai qu’il n’y a rien de concret.
− Sachez en tout cas que je suis affamé pour vos films suivants. » répliqua le critique.
Un râle du fond de sa gorge se fit entendre, comme un appel impérieux. Cette fois, Lola parvint à se soulever de sa chaise, s’empressa de récupérer la veste en cuir de Paul Jäger pour la lui rendre, presque en la lui jetant dessus.
« Il ne pleut plus à présent, déclara-t-elle. Je ne veux pas vous chasser mais vous devriez rentrer avant de ne subir une autre averse, la Lune vous éclairera.
− N’en soyez pas si sûre... »
Lola ne prit pas compte de cette dernière remarque et d’un pas décidé, se dirigea vers la porte. Paul Jäger la suivit, presque docilement, comme attiré par l’extérieur. Son pas se fit plus feutré, plus souple. Étonnant pour une stature comme la sienne. Au moment de passer la porte, Lola le retint par le bras.
« Mais qui êtes-vous donc ? »
Jäger rejeta sa tête en arrière pour rire et lorsqu’il se redressa complètement, il toisa une dernière fois Lola du regard jaune et insidieux qui le caractérisait.
« C’est moi le critique. C’est moi qui pose les questions, se contenta-t-il de répondre, un sourire énigmatique aux coins des lèvres. Sachez cependant mademoiselle Reh, que tout Homme, s’il en a la volonté, peut vaincre ses instincts, et c’est ce qui le différencie de l’Animal. »
Il se détacha cette fois-ci avec fermeté de Lola et s’en retourna dans la pénombre, agile comme s’il voyait dans le noir. La jeune fille referma la porte, entendit soudainement le hurlement non pas glaçant mais brûlant d’un loup, paraissant si proche. Lorsqu’elle rouvrit, elle ne trouva ni Homme ni Animal. Aux traces de pas laissés dans le sol boueux par l’inconnu, succédaient simplement des empreintes de canidé, lacérant la terre en lui laissant des cicatrices éphémères.