La Paix est une pierre

Ecrit par : RATEAU Mathieu (2nde, Lycée Merleau-Ponty, Rochefort)

— Ils arrivent, a dit Jules. Ses yeux brillaient d’une joie féroce.

Le claquement de leurs talons résonne sur le sol. Le bruit de la mort qui s’approche. Se faufile pas à pas vers nous : effectivement, ils arrivent. Déjà les nuages noirs qui annoncent le destin funeste cachent le soleil. On distingue à présent les murmures lugubres de leur voix dans l’immeuble. J’ai caressé une dernière fois ma famille du regard, pour les aimer toujours plus fort à chaque instant. Ma femme, Juliette, est pâle. Elle reste droite. Elle sera prête à riposter si l’on tentait de toucher à nos enfants. Elle ne vacillera pas. Tout près d’elle, Chloé tente de se rassurer.

— Ça va aller, dit-elle.

Notre petite fille tremble, elle a déposé les grenades par terre : elle ne tuera pas aujourd’hui. Tuer n’est pas son rôle. Ça ne le sera jamais. Chloé est douce et à l’écoute. C’est mon perce-neige, ma petite fleur qui apparaît durant l’hiver, sans que personne ne la voie. C’est son surnom, perce-neige. Devant, Jules attend. Il recule au fur et à mesure que les bruits se rapprochent. Il est fougueux mais c’est un enfant : la peur l’envahit. Je lui prends l’épaule et l’amène près de moi. À l’extérieur il n’y a plus un bruit. Rien. Soudain la porte explose en un souffle chaud : une grenade de l’ennemi. Jules est propulsé par terre, il ne se relèvera pas. Des dizaines d’hommes pénètrent dans l’appartement. Juliette tente de tirer, ils lui sautent dessus. Chloé s’est allongée par terre sans opposer de résistance : mon perce-neige fleurira de nouveau au printemps. Je tourne la tête. Tente d’attraper le fusil que j’avais laissé contre le mur. Je sens une douleur soudaine qui m’envahit. C’est fini. D’ici quelques secondes ma vision se brouillera. Je sombrerai dans les ténèbres. Que peut une famille contre une armée ? Une famille n’est pas une armée, c’est tout.

Noir. Tout, autour de moi est noir. J’ai mal à la tête. On a dû me frapper. Je ne me souviens plus. Pour l’instant les ténèbres pénètrent mes rétines. Je hume de froids effluves d’humidité qui me brûlent les poumons. Je suis allongé sur une planche de bois. Appuyé contre un mur fait d’une pierre poreuse qui s’effrite à chacun de mes mouvements. Elle aussi est froide. Autour, le silence est assourdissant. Je noie mon regard dans cette obscurité indélébile. Il se perd à droite, à gauche, tourbillonne. Les ombres dansent avec volupté dans mon esprit, épousant ma folie passagère.
Mes yeux commencent à s’habituer aux ténèbres. Je distingue, creusés dans un mur, la forme de quelques barreaux alignés. Au travers, je crois apercevoir un fin rayon de lune. Ce doit donc être une fenêtre ? S’il fait noir, c’est qu’il fait nuit. Mais quelle heure est-il ? Sur le rebord de cette petite ouverture, je vois des formes qui s’activent. Une illusion ? Non, ce sont des cafards. Ils courent sur le mur, se croisent sur le rebord de la fenêtre, semblent échanger quelques mots, puis repartent en courant. Je les observe ainsi plusieurs minutes, c’est une valse qu’ils effectuent sans fausses notes : courir, échanger quelques mots, courir. Un léger son vient perturber cette harmonie. Quelqu’un marche. J’entends un pas léger qui effleure le sol. Je tourne la tête, plisse les yeux, tentant de voir d’où provient ce bruit. Dans le noir ma vue se trouble rapidement. Le défi n’est pas de voir mais de déchiffrer la lumière, de lire en elle, de l’interpréter. Une forme se faufile brièvement à travers les rayons de lune. Il y a bien quelqu’un. Je ne verrai rien de plus. L’ombre fugitive s’en est allée. Le silence est de retour. Je prends une petite pierre tombée du mur dans ma main. Elle s’effrite et se transforme peu à peu en un sable doux tandis que j’entends dehors les discrets bruissements d’animaux nocturnes. La guerre est partout, la mort, la peur, l’atrocité s’infiltrent dans tous les recoins. Pourtant la vie continue. N’attendant plus l’homme qui s’est perdu dans la violence en chemin. C’est la pensée qui me vient en cet instant, une pensée qui me blesse le cœur : mais que faisons-nous ?

Mes paupières sont lourdes. Ma tête vacille peu à peu. Je sombre à nouveau dans un sommeil sombre, guidé par des cauchemars sanglants en cette nuit opaque.

Quelqu’un prononce mon nom, la voix est douce, c’est Juliette. Juliette ? Mais où sont les enfants ? Où suis-je ? Je me réveille peu à peu et commence à reconnaître la froide cellule de cette nuit. Le jour se lève. Une lumière rose pâle perce à travers la petite ouverture qui nous sert de fenêtre. Les cafards ont disparu. J’ouvre les yeux, Juliette me regarde. Son visage est marqué par des cernes profonds.

— Où sont les enfants ? lui dis-je.

Une larme coule sur sa joue. Ils ont disparu. Elle ne le supporte pas. Elle ne le supportera pas. Je lui dis qu’ils vont bien. Que nos enfants sont intelligents et qu’ils doivent probablement déjà être en sécurité. Au fond, j’ai peur. Mon visage reste dur car je ne peux pas lui montrer ma tristesse. Elle doit déjà être si fragile sans eux. Même si je tente de rester calme, mon cœur lui aussi pleure.
Notre cellule est relativement étroite. Bien différente de celle que je m’étais imaginée cette nuit. À moins de deux mètres du banc qui m’a fait office de lit se trouve celui de ma femme. Les murs, par contre, sont bien faits d’une pierre qui s’effrite au toucher. Les rayons de soleil commencent à se faire plus chauds. Si Chloé était là, elle se serait mise dos au soleil pour en profiter. Mais où est-elle ? Quant à Jules il n’aurait probablement pas apprécié ce lieu étroit. Où est-il ? Je me lève vers la porte de notre cellule. Elle est imposante, d’un noir métallique. Ce doit être une pièce plutôt ancienne. Les toiles d’araignées foisonnent sur les murs tandis que le sol est terreux. Au milieu de la porte de métal une petite ouverture doit servir pour communiquer avec l’extérieur. Des ombres s’activent sur le mur. Nous ne sommes visiblement pas seuls. J’entends des voix qui échangent mais je ne distingue que quelques mots. J’arrive à passer mon regard par la petite ouverture de la grande porte en métal. Je distingue quelques autres cellules à gauche et à droite. Devant, c’est un mur délabré en béton qui se dresse face à moi. Rien de très intéressant. Toutefois je distingue au bout du long couloir les silhouettes de deux personnes. Elles se tournent et disparaissent dans une pièce adjacente.
Un peu plus tard, un homme, de taille moyenne, aux cheveux noirs et à la peau dorée vient vers nous. Son visage est simple. Son regard également. Il émane de lui une présence qui, quoiqu’elle ne soit pas impressionnante, impose le respect. Il nous observe. Nous devons lui inspirer de la pitié : je suis assis sur ma planche de bois tandis que Juliette est assise par terre la tête entre les jambes. Elle ne m’a pas adressé un mot depuis mon réveil. Entre ses pieds, le sol est humide : elle a pleuré. L’homme conserve cet humble silence en nous observant. Soit il souhaite que nous le brisions en premier, soit il nous analyse. Je remarque alors ses mains posées sur l’ouverture de la porte. Ses doigts fins sont marqués par de multiples cicatrices. Certaines témoignent d’anciennes brûlures, d’autres de coupures, qui portent en elles une souffrance. L’homme s’en va finalement quelques secondes plus tard, pour revenir et nous donner deux bouts de pain rassis avec un bol d’eau. Je le remercie, il me tourne le dos sans un mot et part définitivement.

Je tends son bout de pain à ma femme. Elle le prend puis tourne la tête pour me regarder.

— Je vais les retrouver. Ils ne me priveront pas longtemps de mes enfants. Je ne sais pas comment. Mais je les retrouverai, me dit-elle d’un ton ferme.

Je perçois dans sa voix un mélange d’amour et de détermination. Juliette est une femme qui tire une force inouïe de ses enfants. C’est pour cela que je la crois. Si elle dit qu’elle les retrouvera, alors c’est qu’elle dit vrai. Parce que nos enfants sont notre plus grande richesse. Pour ma part je ne sais que faire. Dans cette pièce exiguë je laisse mon esprit vagabonder. Attendant de connaître notre sort. Je relate. Je me souviens. Je dramatise. J’espère. Je raconte.

Je raconte comment nous en sommes arrivés là. J’analyse nos erreurs. Ce qui nous a poussés à la guerre. La guerre. Cette situation mortifère, cette violence.

Je me souviens lorsque j’étais encore enseignant dans une école. Il n’y a pas si longtemps.
C’était encore l’époque des sourires. Je me souviens qu’il n’y a pas si longtemps, les humains ne se déchiraient pas entre eux dans notre pays. Comment un simple sentiment patriote nous a-t-il poussé à l’enfermement le plus total ?
Nous avons oublié l’ouverture aux autres. Nous avons voulu jouer aux plus forts tandis que nous ne l’étions pas. Tout ça parce que nous étions convaincus. Avons-nous oublié l’amour ?
La défaite me fait réfléchir, je laisse mon esprit s’égarer ici et là, j’ai l’âme songeuse.
Dehors la nuit commence à tomber. Le jour se retire pas à pas. Les teintes pastelles du soleil sont toujours aussi douces. Pourtant il n’est pas très dur d’imaginer la couleur des souffrances de nos frères et de nos sœurs qui se mêle au rose pâle habillant le ciel de la fin de journée.
Dans cette atmosphère, il est difficile de connaître avec précision l’heure. C’est peut-être une des choses qui me perturbe le plus. Attendre sans savoir ce qui nous attend. Ne rien savoir de ce qui nous attend et attendre. C’est sûrement ce qui me gêne le plus après l’absence des enfants. Jules. Chloé. Que faites-vous ? Je vous attends.
D’habitude ils sont là. Ils sont là avec nous. Nos enfants. D’habitude Juliette doit s’énerver pour qu’ils arrêtent de se chamailler. Je dois faire faire ses devoirs à Chloé tandis que Juliette s’occupe de ceux de Jules. Nous devons leur faire à manger. Emmener Jules à ses cours de théâtre, le regarder déclamer avec emphase sur scène. Conduire Chloé à l’atelier de dessin, l’observer transformer avec magie un papier dont on oublie qu’il était blanc. Ils rythment nos vies.
Bien plus que les humains la guerre détruit notre univers. En réalité, la guerre assujettit chacune des fondations identitaires qui forment notre univers. Nos enfants, nos habitudes, notre amour, nos sentiments, notre empathie, tout ce que nous sommes. C’est tout simplement une autodestruction.

Je réfléchis, mes idées vagabondent mais le temps ne s’arrête pas, il est déjà tard. Je ne distingue plus de Juliette que sa forme dans l’obscurité : la nuit est là. Dans un noir presque total nous sommes aveugles. Nos autres sens sont donc accentués pour compenser cette déficience visuelle. Je sens l’odeur de l’humidité qui tombe comme la nuit le soir venu. Cette humidité qui s’enfuit en voleuse après les premières lueurs du soleil, ne laissant derrière elle que de discrètes gouttes de rosée sur les sols couverts d’herbe. Lorsque je la respire, cette humidité me laisse un goût sur la langue. Un goût léger et discret. Un goût humide. Mes doigts caressent toujours cette douce pierre poreuse qui nous entoure. Peut-être qu’un jour, nous l’aurons tant touchée et effritée que ce bâtiment ne sera plus qu’une dune de sable à la merci des vents. Des bruits de pas se rapprochent, quelqu’un sera bientôt là. Une lumière rouge glisse sur le mur, ce doit être une lanterne. Je distingue à présent l’ombre en mouvement. Qui vient ici à cette heure ? Juliette est aussi surprise que moi lorsque l’homme à la peau dorée surgit d’entre les ombres. Il capte mon regard, nous fixe, puis brise le silence :

— Si vous-voulez vivre c’est maintenant et avec moi. Si vous-voulez vivre il faut me suivre discrètement et sans un bruit. Vous choisissez tout de suite, je n’ai pas le temps d’attendre, chuchote l’homme.

— Où sont nos enfants ? répond subitement Juliette.

— Ils ont choisi la vie ! murmure-t-il d’un ton enjoué, un sourire amusé sur les lèvres.

Notre décision est prise. J’ai à peine eu le temps de regarder Juliette avant qu’elle ne se jette sur la grille de notre cellule attendant que cet humble homme ne l’ouvre.

Nous voilà partis pour une fuite à travers les couloirs d’une prison qui me semble en bien mauvais état. Nous profitons de l’obscurité pour marcher discrètement dans les méandres d’un bâtiment qui m’apparaît comme un lieu fantôme.
L’homme connaît chaque recoin. Grâce à lui, nous évitons les quelques gardes restés sur place. Il nous conduit rapidement vers une porte qui donne accès à l’extérieur. Il se retourne et explique qu’une fois dehors, il faudra être discret.
Sa voiture est à quelques dizaines de minutes à pied. Il l’a cachée dans un sous-bois, les enfants sont dedans. Il les avait donc libérés avant nous.
Lorsque nous sommes dehors, je lui demande pourquoi nous libérer, pourquoi ne pas penser à lui. Pourquoi prendre ces risques. Il s’arrête un instant. Se tourne vers moi. En un regard sincère il m’adresse des paroles légères. Il m’adresse des paroles légères car il me dit que c’est pour la paix. Qu’il fait cela pour la paix parce qu’elle mérite cet engagement, la paix. Plus tard, sur le chemin jusqu’à sa voiture, il expliquera à ma femme et moi que c’est aussi parce qu’on lui ressemble un peu. Parce que notre famille lui ressemble. Il a discuté avec nos enfants qui étaient dans l’autre cellule. Ils lui ont raconté la vie, leur vie. L’homme nous dit qu’il a une fille et un fils. Une fille et un fils qui, comme Jules et Chloé, vivent la guerre au quotidien. Il nous dit également que sa fille se prénomme Yuxin. Un prénom peu ordinaire. Il m’explique que cela signifie « cœur de pluie » en chinois. L’homme et sa femme lui ont donné ce prénom avec l’espoir qu’il porte en elle la sensibilité. Il m’explique cependant que ça n’a pas marché : Yuxin est le caracère fort de leur famille : talentueuse passionnée de rugby avant la guerre. Leur fils Enzo, est quant à lui plus réservé. Nous apprenons enfin que l’homme se prénomme Pierre, et sa femme Ambre. C’est une autre famille brisée par la guerre.
Lorsque nous arrivons enfin à la voiture nous sautons aux bras des enfants. Ils sont là, avec nous. Nous pouvons les voir, les toucher. Pierre nous demande de monter rapidement, c’est l’heure. Juliette reste à l’arrière. Je monte devant. Je réalise alors que la nuit est passée vite. D’ici quelques heures le jour sera à nouveau là. Pierre prend le volant dans l’obscurité. Nous roulons une heure avant que les enfants ne s’endorment. Je lui demande ce qu’il compte faire s’il advient qu’il faille passer des barrages policiers, nous n’avons pas de papiers. Il me répond avec un calme et une sagesse à laquelle je commence à m’habituer, que nous demanderons la paix. Il m’explique que nous dirons que nous sommes de sa famille. Que nous cherchons l’aide, pas la colère.

« S’il le faut, nous nous défendrons maison après maison. »

Cette phrase qu’ils ont diffusée à la radio trois semaines durant. Cette phrase qui comme un mensonge nous a donné de l’espoir : nous l’avions suivie. Nous sommes restés debout, jusqu’à ce que la guerre brise notre famille un instant qui dura des heures. Jusqu’à ce que l’harmonie ne s’envole, la valse ne se brise.
Chacune des morts et des violences pourrait-être la dernière. Peut-être demain la folie meurtrière perdra du terrain. L’espérance qui guide chacun, à faire des choix, à désirer la paix, sûrement se concrétisera. Car je la vois au loin, la paix. Je sens son odeur. Je perçois sa lumière. Et je l’espère, la paix. Mais je la redoute aussi, car elle amène dans son sillage le constat. Le lourd constat des milliers de morts inutiles, des centaines de familles orphelines. Cette paix dont on parle tous, on oublie qu’elle frappe, on oublie que comme une pierre son histoire est dure, froide. Car il n’y a pas de paix sans guerre, pas de calme sans tempête. La paix est une pierre brute qui se construit au fil du temps. Une pierre qui se laisse sculpter par l’eau et les vents et qui trouve finalement un équilibre dont personne n’a le secret mais dont on sait tous qu’il est précieux.

Devant-nous, le soleil se lève et caresse d’une lumière nacrée le paysage qui se dresse au loin.