Soldats

Écrit par : RAMOS Romain (3ème, Collège Vallée Verte, Vauvert)

Il était 16 heures lorsque leurs cris ont percé notre rue.
— Ils arrivent, a dit Jules. Ses yeux brillaient d’une joie féroce.

Je me suis levé d’un bond du fauteuil où je m’étais assis pour tenter de me reposer et j’ai saisi mon fusil d’assaut.

Ma femme a intimé à ma fille de se lever, et Chloé a récupéré ses deux grenades avant d’obéir. Elle est ensuite venue se coller contre le rebord de la fenêtre et a longuement observé notre rue à travers les lattes des volets.

Jean a levé son revolver, le braquant tantôt vers la porte d’entrée, barricadée, tantôt vers la fenêtre, fermée, une lueur étrange dans le regard. Il voulait en découdre.

Lentement, Chloé a tiré le battant de la fenêtre, sans bruit faire, puis a doucement écarté les volets, révélant la petite troupe d’ennemis qui progressait en contrebas. Je me suis penché vers l’ouverture pour mieux les distinguer.

Il y avait une bonne trentaine de soldats, armés de mitraillettes, le crâne protégé par des casques verts, tous portant un uniforme brun et sale ainsi que des bottes noires. Derrière eux, un char d’assaut fermait la marche, orné d’un unique drapeau au couleurs de l’ennemi. En tête de file, un homme se détachait du reste de la troupe, de part sa tenue bien plus propre, son béret pourpre et les deux médailles qui flamboyaient sur son torse, j’ai déduit qu’il devait être le chef de la troupe. Jules a dû l’apercevoir, car il a grogné :
« C’est leur chef, celui-là… »

Il a fait sauter le cran de sûreté de son arme. Chloé a arraché la goupille de sa première grenade. Elle a tendu le bras, attendu que les soldats se rapprochent un peu plus et a jeté la grenade dans leur direction.

À ma grande surprise, Jules a fait un bond vers l’ouverture de la fenêtre et tiré alors que la grenade était encore en l’air.

La balle a fusé vers le chef du groupe, un jeune sergent, l’a éraflé à l’épaule et fini sa course dans la poitrine du soldat derrière lui.

Des cris ont retenti et les soldats se sont agités, tentant de se mettre en formation défensive.

Ils n’en ont pas eu le temps. La grenade a heurté le sol à deux mètres d’eux et a bruyamment explosé, soulevant un nuage de poussière noire.
Je me suis jeté vers la fenêtre et ai claqué le volet, puis la vitre. Mieux valait rester le plus discret possible, même si les soldats étaient plus qu’alertés de notre présence. Mais peut-être que dans leur affolement, ils ne nous avaient pas repérés ?

L’espoir demeurait, faible, mais présent, tandis que la poussière retombait.
Ma femme, ma tendre Juliette, est venue attraper mon bras et se coller à moi.
Des plaintes et des cris sont montés de la rue. Un singulier grincement m’a signalé que le tank se remettait en marche et un cliquetis que sa tourelle pivotait. Des bruits de pas, étouffés par le bourdonnement de l’explosion, nous sont parvenus. J’ai toutefois perçu qu’ils semblaient moins nombreux.
La grenade avait fait des dégâts.

Jules s’est penché vers la fenêtre, une main en visière, l’autre à son revolver, dans l’espoir de distinguer quelque chose.

« Il en reste une vingtaine, je dirais, a-t-il chuchoté. Je crois qu’il y a des blessés dans le tas. Leur chef est toujours debout, mais amoché. Je l’ai manqué… »

Il a grogné, déçu. J’ai lu la haine en lui. La guerre était un poison qui le rongeait et le rendait mauvais. J’ai soupiré et ôté le cran de sécurité de mon fusil.

Les soldats se rapprochaient. Chloé s’est dirigée vers la table et a glissé le coupe-légumes dans sa poche, ainsi que la troisième grenade. Juliette a fait armé le chien de son pistolet. Des pas ont retenti, au milieu de la ruelle, pile devant l’entrée de notre immeuble.

Les soldats nous cherchaient. Des coups de feu ont explosé quand ils ont fracturé la porte de l’immeuble d’en face. J’ai patienté. Trois soldats sont montés dans l’immeuble voisin.

Jules a tourné les talons et s’est dirigé vers ma chambre, dont la fenêtre donnait droit sur l’entrée de l’autre bâtiment, et par conséquent, sur les soldats.

J’ai suivi son initiative du regard et ai aussitôt compris. J’ai fait signe à Chloé de me suivre et ouvert la fenêtre de la chambre. Les soldats redescendraient tôt ou tard de l’autre immeuble et s’introduiraient dans le nôtre. Nous avions encore deux grenades et une chance d’agir.

Ma fille comprit certainement, puisqu’elle tendit une de ses grenades à son frère. Ce dernier la dégoupilla et écarta les volets. Il jeta ensuite l’explosif de toutes ses forces vers les soldats, et plus précisément, le char d’assaut.
La grenade rebondit sur l’avant du tank et toucha le sol quelques centimètres plus loin, dans la tumulte des soldats.

Il y eut un bruit effroyable à l’instant où la grenade explosa, soulevant au passage le char et dispersant violemment les hommes.

Je compris trop tard que nous étions désormais découverts.

Une rafale de balles fila vers nous et j’eus juste le temps de lâcher un cri étouffé.

Trois balles s’écrasèrent le volet, mais une quatrième toucha mon fils, Jules, à l’épaule.

Je me suis jeté aussi vite que j’ai pu vers lui et l’ai plaqué sur mon lit, alors que Juliette tirait Chloé à l’abri, contre le mur. Le lustre, au plafond, a explosé sous une nouvelle salve. Le béton de murs extérieurs a volé en éclats après une troisième rafale.

J’ai entendu des cris et des ordres étouffés. Puis les soldats survivants se sont jetés vers la porte de l’immeuble, vidant la ruelle.

Juliette s’est risquée à un coup d’œil pour analyser la situation extérieur.
Six soldats de plus gisaient, inertes, au sol. Parmi eux, le sergent. Le tank, lui, s’était retourné, ses chenilles avaient été pulvérisées et son réservoir brûlait, dégageant une âcre fumée couleur charbon.

J’ai tourné la tête vers Jules, dont l’épaule sanguinolait. Ses doigts étaient crispés sur son arme et ses dents serrées. Il lâcha un râle qui me fendit le cœur.
Je l’ai aidé à se relever, appuyé sur mon épaule, et me suis dirigé vers la cuisine. Chloé s’est empressée de me suivre et Juliette a fermé la fenêtre avant d’en faire autant.

Le bruit des soldats est parvenu à mes oreilles tandis que j’installais Jules dans mon fauteuil. Ils devaient être au second. Peut-être que les Carl, nos voisins du dessous leur opposeraient suffisamment de résistance ? J’en doutais.

Un craquement me signala que la porte des Carl avait cédé. J’ai alors entendu la vieille carabine de l’oncle Carl cracher ses munitions sur les soldats qui ont laissé échapper des cris.

Une porte a claqué, puis a volé en éclats avant que la carabine ne fasse feu à nouveau, causant d’autres cris. Il y eut ensuite une tumulte effroyable sous nos pieds, les mitraillettes ont craché de sourdes salves et la carabine de l’oncle Carl a gémi une dernière fois avant que l’agitation ne cesse.

Jules a grogné quand j’ai resserré le garrot sur sa blessure. Le sang a arrêté de couler. Mon fils a repris ses couleurs, mais l’étincelle de haine dans ses yeux ne s’est pas éteinte.

Le bruit de pas est à nouveau parvenu à mes oreilles. On montait les escaliers. Les soldats arrivaient.

Ma femme a attrapé ma fille et l’a tirée dans un coin de la pièce. Jules s’est redressé tant bien que mal et a mis la porte en joue. J’ai retourné la table à manger et me suis accroupi derrière, mon arme en main. Jules s’est glissé derrière le fauteuil.

Les pas se sont rapprochés. La peur était palpable. Au fond, tout le monde ici paniquait. Mon fils avait beau croire que la guerre n’était qu’une histoire de combat et de violence, il savait au fond de lui que le véritable combat se déroulait à l’intérieur de sa tête. Garder son calme, ne pas céder, tenter de survivre, et garder son sang-froid. Tuer ou être tué ? Foutaises. La guerre ce n’était pas ça. Pas juste ça. La guerre c’était aussi une histoire de défense des droits, certes dénuée de justice, mais où l’on ne partait pas pour tuer l’ennemi, mais pour défendre ce qui nous était cher. Les soldats ne cherchaient pas à tuer, ils cherchaient à survivre. À défendre leur patrie.

La porte vola en éclats.

Mon fils a bondi hors de sa cachette et a tiré.

Il ne restait que onze soldats. Une balle frappa un premier au torse. Une deuxième, un à la tête, une troisième et une quatrième percèrent l’abdomen d’un troisième et une cinquième brisa le genou d’un dernier soldat.
Puis la situation se retourna. Le revolver de Jules ne cracha plus que de l’air. Il fut le premier à tomber.

Ma femme, ma tendre Juliette hurla et vida son chargeur sur la masse de soldats, qui se tourna vers elle, toutes armes dehors.

Le soldat blessé à la jambe fut tué ainsi qu’un autre, mais ma femme mourut sous mes yeux.

Je me suis levé d’un bond.

Mon arme a lâché plusieurs rafales, jusqu’à ce que mon chargeur se remplisse d’air et que tous les soldats s’effondrent à leur tour.

Mes yeux se sont embués et mon fusil m’a échappé.

« Papa ? Maman et Jules ils bougent plus… »

Je n’ai pas pu retenir mes larmes. Ma fille est venue se presser contre moi et s’est mise à pleurer à son tour.

Des bruits de pas ont résonné en contrebas, dans la rue. Les soldats avaient dû appeler des renforts.

Ils allaient attaquer à leur tour, et ce serait enfin fini.

J’ai saisi mon fusil et l’ai rechargé. Tant que ma fille serait en vie, il fallait que je me batte. Pour elle. Pour honorer le sacrifice de ma femme et de mon fils.

Les soldats n’allaient plus tarder, nous devions quitter l’immeuble pour nous réfugier ailleurs. J’ai tiré ma fille par la main et j’ai dévalé les escaliers, jusqu’au rez-de-chaussée.

Je me suis arrêté devant la porte entre-ouverte de l’immeuble et j’ai jeté un coup d’œil dans la rue.

Les cadavres des soldats ennemis jonchaient le sol, le tank brûlait, mais aucune trace des renforts.

J’ai poussé la porte, retiré le cran de sécurité de mon arme et je suis sorti, suivi de Chloé. J’ai avancé jusqu’au cadavre le plus proche et l’ai délesté de sa mitraillette, avant de m’engouffrer dans une petite ruelle, ma fille à ma suite.

C’est alors que les bruits de pas ont recommencé à résonner, droit devant nous. J’ai voulu faire demi-tour, mais la troupe ennemie à débouché sous mes yeux.

J’ai tiré le premier, avec mes deux armes. Je ne me souviens plus pendant combien de temps cela a duré, ni combien de soldats ne sont tombés avant la réplique.

Puis je me suis effondré, le flanc percé par une rafale, face contre le sol. Des pas se sont rapprochés, puis j’ai deviné qu’un soldat se dirigeait vers ma fille. Elle a lâché un petit cri et je l’ai vue être conduite vers le reste de la troupe.
J’ai vu qu’un soldat, paré de médailles, s’approchait d’elle, l’air dubitatif.
« On fait des prisonniers, a demandé le soldat qui la tenait, mon capitaine ? »
Il n’y eut pas de réponse.

Du sang gicla et le soldat lâcha ma fille, un coupe-légume planté dans le ventre. Chloé a ensuite plongé sa main dans sa poche pour en tirer un autre objet.

Une grenade.

Au fond de nous, nous sommes tous des soldats. Nous défendons notre famille, nous défendons notre patrie. Quoi qu’il en coûte.

Chloé a lâché sa grenade, dégoupillée.

Nous nous défendrons, maison après maison, s’il le faut.

La grenade a explosé. Son souffle a pulvérisé les fondations des deux immeubles qui bordaient la ruelle, qui ont implosé dans un gigantesque dôme de feu.