À feu et à sang

Écrit par : MONTILLET Zoe (Term, Lycée Nelson Mandela, Nantes)

— Ils arrivent, a dit Jules. Ses yeux brillaient d’une joie féroce ..

“ Survivre à la guerre c’est pour mieux mourir plus tard. On n’en revient jamais vivant, jamais humain. On fait pire que perdre la vie, on se perd soi même, on perd notre raison de vivre. Ils étaient la mienne. J’aurais préféré me faire tuer sous les balles et pouvoir les sauver. Je n’ai pas eu la chance de survivre, je suis mort avec eux.

Tout avait commencé à l’éclatement de la guerre civile, deux mois plus tôt. Pas la première, pas la deuxième, mais la troisième. On était au début de l’année scolaire, au début du mois de septembre, quand tout avait basculé. Mes enfants étaient scolarisés au lycée français Charles de Gaulle de Bangui, moi même j’étais professeur de lettres et ma femme, Juliette travaillait pour l’UNICEF. On était au coeur du combat, la ville entière s’est enflammée d’un coup .Une dissidence de croyances, un problème politique, dans les pays africains et du Moyen Orient, zones de conflits, il n’était pas rare d’entendre parler de rébellion ou d’actes violents dans les journaux. Ce qui était poignant, étrange, c’était d’être piégé dans ce conflit,, de jouer sa vie chaque jour. Les milices de Seleka, fidèle à l’actuel président Michel Djotodia, étaient à majorité musulmanes et s’opposaient aux anti-balaka, qui eux étaient fidèles à l’ancien président François Bozizé et qui étaient chrétiens. Ces derniers sont accusés d’être soutenus par des anciens militaires des Forces armées centrafricaines, ce qui attise la guerre des pro Djotodia.
Ma femme juliette est franco-centrafricaine, musulmane convertie chrétienne depuis notre mariage, je ne l’ai pas forcée, contrairement à ce que disent les lettres de menaces sous notre porte.
Aujourd’hui on ne peut faire confiance à personne, c’est une crise humanitaire, le chaos.

Le conflit a éclaté à Bangui, les tensions dans le pays étaient imminentes depuis l’élection de Michel Djotodia, l’ambassade de France avait déjà commencé à rapatrier des familles à la fin de l’été. Ma femme refusait d’abandonner sa famille ici, on est donc resté. En septembre les violences nous ont noyés dans un désordre sanglant. On ne pouvait plus se déplacer sans être armé. Quelque mois plus tôt, des villages avaient été entièrement brûlés, des corps d’enfants calcinés avaient été trouvés. Des nombreux cas de viols et d’homicides faisaient les gros titres chaque jour. Les milices de Seleka avaient tué la femme d’un chauffeur et un bébé de huit mois. Ils avaient foncé avec un camion sur un cortège funéraire, avaient ouverts le feu dans un village, tuant une vingtaine de personnes. On ne contrôlait plus rien, la ville était à feu et à sang.

J’ai essayé de convaincre ma femme de partir, mais elle a refusé, sa mère était centrafricaine, elle n’allait pas pouvoir être rapatriée avec nous.

“ Pars sans moi ! Prends les enfants et pars à l’ambassade cette nuit ! Je t’en prie “ m’a supplié Juliette un soir

Elle paraissait abattue, son corps transpirait la fatigue et pourtant dans ses yeux brillaient une rage sauvage.

Finalement les enfants et moi on a essayé de partir, on nous a tiré dessus, les vitres de la voiture ont explosé. Mes enfants ont hurlé de douleur. Jules avait une longue balafre le long du nez et ma fille deux doigts brisés. Je n’ai pas voulu risquer leur vie une nouvelle fois, j’ai enfoncé l’accélérateur de la voiture en direction de la maison. Le soir même, on a barricadé la propriété.

“Le 7 septembre, 2 membres d’une ONG française sont tués, probablement par des membres de la Seleka. Face aux les critiques, le président par intérim, Michel Djotodia, déclare dissoudre la coalition Seleka, mais la majorité des miliciens refusent de rendre les armes. “

La radio résonnait comme un mauvais présage dans le silence de la maison. Juliette était occupée à enlever les bouts de verre du visage de Jules, et j’essayais de remettre en place les doigts de Chloé qui s’était évanouie sous la douleur. J’aurais aimé leur dire en père de famille, en protecteur qu’on allait s’en sortir, mais je voyais déjà sur leur visage la vérité.

On entendait les cris des victimes des milices déchirer la nuit, des coups de feu, le désespoir des femmes se faisant violer sous les yeux de leurs maris. C’est à cette période là, qu’on a commencé à recevoir des lettres de menaces. La principale visée était ma femme. Ils l’accusaient d’être une traîtresse, d’avoir renoncé à sa religion et à sa nation. Pour se faire pardonner, ils lui demandaient ma mort, celle de Jules et de leur donner sa fille.

“Le 9 septembre, des heurts à Bouca sont provoqués par une attaque d’anti-balaka. Une quarantaine de musulmans sont tués, 250 maisons brûlées. En représailles, la Seleka investit à son tour la ville, tuant une trentaine de chrétiens, et détruisant 300 maisons.”

Chaque nuit était une épreuve, on attendait dans le silence, aux aguets. J’avais écris à l’ambassade, pour demander de l’aide et j’avais confié la lettre à un journaliste français. Mais bientôt il n’y eu plus d’électricité donc plus de radio, impossible de connaître l’avancée de la situation.

“Le 26 octobre, des miliciens anti-balaka attaquent la ville de Bouar où sont présents des membres de la Seleka. Les combats font 5 morts chez ces derniers, et 6 miliciens anti-balaka. Deux membres de la Seleka visent une maison où se seraient retranchés des anti-balaka, tuant en réalité 18 civils et en blessant 12 autres.”

Mon ami journaliste est revenu, quelques semaines plus tard, il lui manquait un bras, il m’a dit que les milices lui avait coupé à la machette mais qu’il avait été délivré par des anti-balakas. Tout ce qu’il a pu me raconter c’est que l’ambassade de France avait été fermée, pillée et saccagée.

“ Le 5 décembre 2013, alors que de violents combats éclatent à Bangui et Bossangoa, une résolution de l’ONU autorise le déploiement de la MISCA, appuyée par la France pour stabiliser la situation.”

Nos réserves de nourriture étaient épuisées, nous étions seuls, c’est à ce moment là que j’ai réalisé qu’il allait falloir nous battre. Jules a été chercher toutes les machettes possibles dans le garage, Chloé les couteaux à viande, ma femme et moi on est monté au grenier, on avait une longue caisse en bois dans laquelle on avait caché toutes sortes d’armes depuis la seconde guerre civile.

« S’il le faut, nous nous défendrons maison après maison. »
Je me rappelais l’ordre qu’on avait reçu quelques mois plus tôt par l’ambassade, je souriais sinistrement, on allait se battre pour nos morts, pour nos vivants, pour notre futur.
— Ils arrivent, a dit Jules. Ses yeux brillaient d’une joie féroce.

On n’a pas tardé à entendre des coups et des cris contre une porte, des coups de pieds, de bâtons, puis de béliers. Ils étaient entrain d’enfoncer la porte du premier étage, je priais pour la famille qui vivait au deuxième. J’ai fais un signe de la tête à Chloé, qui comme une anguille s’est glissé jusqu’à la fenêtre pour lancer sa première grenade, devant l’immeuble, puis elle a couru à l’autre bout de l’appartement pour atteindre l’arrière de la cour. On a entendu deux explosions, puis des cris, puis le mur de la cuisine a pris feu. Ils nous avaient tirés dessus.

Jules et ma femme se sont dépêché de l’éteindre pendant que je me calais dans le coin de la fenêtre avec ma mitraillette. Je tirais, sans regarder leurs visages et leurs âges, je tirais sur des gosses de quatorze, quinze ans, sur des femmes d’une vingtaine d’année, je tirais sans coeur sans état d’âme sur les milices.

On a entendu la porte du deuxième céder et les cris des voisins du dessous. On est pas descendu, c’était chacun pour soi. Des bruits de pas n’ont pas tardé à arriver devant notre porte. J’ai fermé les volets et on a tous pointé nos armes sur l’entrée. Un coup, deux coups, puis tout a explosé. J’ai été projeté au sol et mes oreilles ont commencé à bourdonner. La fumée me piquait les yeux et j’ai rampé vers mon pistolet. Je distinguais des silhouettes. Tout a semblé se passer au ralenti et en même temps si vite. Je voyais Jules qui tirait comme un fou sur des ombres, Chloé poignarder une femme, Juliette lancer des couteaux de part et d’autre de la pièce. Quelqu’un s’est approché de moi, j’ai tiré. Son corps a fait un soubresaut, la balle lui a explosé le crâne, son sang m’aveuglait. Je l’ai essuyé du revers de la main gauche e et je me suis relevé.

Jules a arraché l’oreille d’un milicien avant de couper la tête d’un autre. Chloé a tiré sur un adolescent, Juliette a écrasé le nez d’un homme contre le miroir. J’ai poignardé une vieille femme.
Puis la situation s’est inversée en dix secondes. Jules a été immobilisé par trois hommes au sol, je les ai vu lui écraser les poignets et les chevilles et je l’ai entendu hurler. Le premier lui a balancé son pied dans le nez. La tête de mon fils est allée s’écraser contre le carrelage. J’ai abattu le deuxième homme, puis j’ai senti qu’on venait de me donner un coup de machette dans l’abdomen. Je me suis effondré sur le sol, j’ai senti mon sang imbiber mes vêtements, j’ai roulé sur le côté, je me suis retourné et j’ai visé le front du gars. Sous mes yeux j’ai vu mon fils mourir, ils lui ont coupé les jambes, , j’ai senti la bile de mon estomac remonter. Puis sa tête s’est détachée de son corps et j’ai vu ses yeux me fixer.

Une rage sans nom m’a fait me relever, j’ai abattu un homme qui essayait d’étrangler ma femme, je l’ai prise dans mes bras pour la détourner du corps de notre fils. On m’a tiré en arrière, je me suis débattu mais on m’a immobilisé au sol, et relevé la tête. Ils ont violé ma femme sous mes yeux. Je ne pouvais pas détourner le regard, leurs doigts me maintenaient les yeux ouverts. J’ai hurlé, j’ai donné des coups, je les ai supplié. Ils ont rigolé, ils la traitaient de chienne chrétienne, de traîtresse. Et j’ai vu le corps ensanglanté de Juliette couché sur le sol. Ils étaient quatre, je n’oublierais jamais leurs visages. Ils l’ont laissé pour morte, là sous mes yeux tandis qu’on me traînait par les pieds.J’aurais voulu fermer ses yeux douloureux et l’embrasser.
Ils ne m’ont pas tué, ils m’ont emmené avec eux, je n’avais plus de force, mon sang gouttait à chaque pas. Dans la rue j’ai vu le corps meurtri de ma fille pendu, nu, du sang séché entre ses cuisses. Je les ai maudit, je les ai traité de tous les noms, j’ai pleuré de rage. Ils m’ont enfermé dans une pièce, et j’ai commencé à écrire, pour ne pas devenir fou.

J’étais entrain de me perdre moi même, je n’avais plus aucune notion de la réalité, je n’était plus qu’une bête, ou encore moins, un homme sans humanité, ce n’est rien.

Au bout de trois jours j’étais affamé, j’avais bu mon urine et mangé du papier.
Ma vue se brouille, je savais que la mort de ma famille n’avait rien changé, rien sauvé, qu’ils étaient morts pour rien, juste oubliés. Pour moi ils seront éternels.
J’étais remonté contre la communauté internationale, qui dans leurs assemblés, bien au chaud, n’était pas capable de prendre une décision pour nous sauver.
Je trouvais cela tellement injuste, de nous abandonner à notre sort.

Au quatrième… “

Le docteur avait finit sa lecture. La famille pleurait. Il détourna les yeux, ils ne pouvaient pas faire mieux. Son patient était un cas d’urgence rapatrié par les forces françaises lors de la libération de la ville de Bangui. On ne savait pas de quand datait la lettre, quand elle s’était arrêtée. On ne savait pas quand était le quatrième jour. Quand il était revenu, il avait les yeux des âmes perdues à la guerre, il délirait, criait dans son sommeil. Il n’était pas mort de blessures physiques.

La lettre a été envoyé au gouvernement français.