À un fil

Le froid me piquait la peau, c’était peut-être lui qui me mettait les larmes aux yeux, ou alors c’était le grand soleil, quelque chose de vif et d’éblouissant en tout cas, qui venait chercher quelques larmes au fond de moi, je jure pourtant que j’étais pas triste, vraiment, ce serait trop simple de dire que les larmes ne concernent que les gens tristes, mais le geste que j’ai fait pour essuyer les larmes du revers de ma main glacée, (parce que je ne mets jamais de gants, je crois que j’aime voir mes doigts rougis par le froid, ça fait des mains plus fragiles, plus vivantes), ce geste-là, donc, je m’en souviens, m’a fait du bien, c’était un geste qui avait en lui de la force, un geste qui me donnait à la fois de la rage et du courage, alors j’ai sorti mon téléphone de ma poche et j’ai enfin osé composer le numéro que je connaissais par cœur, depuis un an exactement.
Elle a été longue à répondre, et j’ai eu peur, au début, de raccrocher sans lui donner sa chance (ou plutôt, sans me donner cette chance), j’avais cette impression de lutter avec moi-même alors qu’au fond, je savais que je ne raccrocherai pas, pas cette fois, pas comme tant d’autres fois, et alors que je serrais les dents pour les empêcher de claquer (à cause du froid peut-être, ou d’autre chose), sa voix a résonné à mon oreille.

  • Allô ?
    J’ai trouvé ça drôle, peut-être parce que je m’attendais à quelque chose de différent, quelque chose qui m’aurait rappelé la personne qu’elle était autrefois, lorsque l’on se connaissait (ce n’était pas si loin pourtant, un an, mais ça me paraissait une éternité), en tout cas j’ai trouvé drôle qu’elle réponde comme tout le monde, alors qu’elle-même ne l’était pas, comme tout le monde.
    J’ai pensé qu’elle n’avait plus mon numéro, qu’elle avait du l’effacer depuis, comme un mauvais souvenir qu’on cherche à oublier (un numéro de téléphone sur une carte mémoire, c’est tellement plus facile à effacer qu’un souvenir ! ), j’ai pensé qu’elle ne savait pas que c’était moi, au bout du fil, et je me suis demandé si elle aurait décroché si elle avait su, et aussi si elle aurait répondu autre chose, si elle avait su.
  • Allô Penny ? C’est moi.
    Je n’ai pas donné mon nom, pas par inadvertance non, comme lorsqu’on hoche la tête et qu’on oublie que la personne au bout du fil ne peut pas nous voir (ça m’arrive pourtant très souvent), mais c’était voulu, calculé même, avec la prétention, la vanité peut-être qu’elle n’en aurait pas besoin, qu’elle me reconnaîtrait, qu’elle n’aurait pas oublié le timbre de ma voix, la façon que j’avais de l’appeler par son surnom, peut-être même que j’avais l’espoir qu’elle attendait cet appel, qu’elle avait décroché en pensant à moi, que tous les jours quand on l’appelait elle décrochait en pensant à moi. Alors j’ai attendu, attendu, et même redouté, d’entendre à nouveau le son de sa voix à l’autre bout du fil, un an c’est long, et ma main, dans un geste mécanique, est venue essuyer une larme qui coulait sur le bord de mon nez, comme si elle avait répété déjà trop de fois ce geste en un an pour en avoir encore conscience, et je me souviens avoir pensé que peut-être, un jour, par la force des habitudes, j’essuierai sur ma joue des larmes invisibles.
  • Ils… ils t’ont fait sortir ?
    Sa voix était hésitante et je ne savais pas si elle était contente ou pas, mais elle, elle savait qui j’étais, et j’éprouvais une sensation d’orgueil, de triomphe même, à la pensée qu’elle n’avait pas oublié, et je me souviens encore que cette idée (qui pourtant m’obsédait depuis des mois, ou plutôt, si je veux être honnête, depuis un an), que cette idée donc, a encore fait naître des larmes au coin de mon œil, que ma main a de nouveau essuyées d’un geste machinal, et à ce moment-là, je le jure, je ne pensais plus au vent qui me fouettait le visage, à mes doigts engourdis qui agrippaient le téléphone ni à mes lèvres gercées par la bise, à ce moment-là il n’y avait plus qu’elle et moi.
    C’est drôle d’ailleurs cette expression qu’on emploie : « au bout du fil », alors même qu’on n’utilise plus de téléphone à fil, c’est comme si on voulait se rappeler qu’un téléphone nous reliait aux autres, tissaient des liens, nous rapprochaient de la personne qu’on aime, mais un fil c’est fragile aussi, ça se coupe, ça se rompt, ça s’effiloche (les fils qui s’effilochent sont toujours les pires car on peine à s’en défaire), ça nous rappelle que la personne n’est pas vraiment là, qu’on entretient une relation-funambule.
  • Oui
    J’ai répondu en chuchotant, comme si j’avais peur de le dire tout fort, comme si on allait m’entendre et qu’on allait s’empresser de m’ôter mon bonheur, comme si je n’avais pas le droit de le goûter et je me souviens parfaitement qu’en disant ce mot, j’ai jeté un regard derrière moi.
    Elle n’a pas répondu tout de suite, et le silence s’est étiré entre nous, et pourtant ce n’était pas parce qu’on ne savait pas quoi dire, ce serait trop simple de dire qu’il n’y a de silence que lorsqu’on n’a rien à dire (j’avais même une question qui me brûlait les lèvres, qui brûlait tout mon corps d’ailleurs et qui n’avait cessé de me hanter pendant un an) mais c’est plutôt parce qu’on ne savait pas comment le dire, alors nous restions là, à écouter nos silences respectifs, écouter ce qu’ils avaient à nous apprendre.
  • Un an c’est long.
    Sa voix a brisé le silence pour dire quelque chose que nous avions déjà compris, mais l’entendre m’a fait du bien, et j’ai acquiescé, oubliant qu’elle ne pouvait pas me voir, alors j’ai pris une grande inspiration, j’aurais pu lui demander pourquoi elle n’était jamais venue me voir pendant un an, pourquoi elle n’avait jamais donné de nouvelles si le temps sans moi lui avait semblé si long, mais au fond c’était certainement mieux comme ça, et puis ça prend du temps de pardonner (peut-on jamais pardonner ce que j’ai fait ? Le pourra-t-elle ? Mais surtout, est-ce que moi-même j’y arriverai ?) alors je n’ai pas voulu entendre des excuses qui auraient sonné creux, qui n’auraient pas tout dit pour ne pas me blesser et une autre question est sortie de mes lèvres.
  • Tu m’attendais ?
    Et devant son nouveau silence, j’ai trouvé ça ridicule, prétentieux sûrement, de penser qu’elle avait toujours attendu, de penser que je pourrais revenir comme avant sans que rien en soit changé et pourtant, je m’en souviens, je m’accrochais à cet espoir comme à une bouée, et ça faisait un an que je me noyais, mais un an c’est long, elle l’a dit elle-même, et peut-être s’était-elle habituée au vide que j’avais laissé dans sa vie, peut-être même l’avait-elle comblé.
  • Je n’ai jamais cessé de t’attendre.

En entendant cela, je me souviens avoir soupiré, d’autres larmes sont venues glisser le long de ma joue, que j’ai essuyée d’un revers de la main, puis j’ai regardé mon téléphone au bout du quel il n’y avait personne, il n’y avait jamais eu personne, (elle ne répondait jamais aux numéros inconnus) et le répondeur seul m’écoutait, et j’ai pensé que demain peut-être, elle écouterait mon silence au bout du fil, et j’ai pensé que demain peut-être, elle reconnaîtrait mon silence.
J’ai raccroché, j’ai pris mon sac et à ce moment précis, j’ai compris toute l’étendue du mot liberté, je n’ai pas jeté de regard en arrière, pas même pour le symbole (d’ailleurs, je me demande pourquoi, dans les films, les personnages se sentent toujours obligés de regarder par dessus leur épaule), j’ai fixé l’horizon, y ai agrippé mon regard comme pour ne pas tomber, et j’ai laissé derrière moi les murs sombres du centre.