Lumière Stellaire

J’ai regardé mes chaussures, puis un carreau de carrelage sur lequel il y avait une petite tache de sauce tomate, puis les chaussures de mon père, puis la chemise de mon père, sans aller jusqu’aux yeux, c’était plus simple de ne pas regarder ses yeux et j’ai dit :

“Je suis malheureuse.”

Une décharge s’est échappée de mon coeur, je l’ai sentie vibrer dans mes nerfs, jusqu’au bout de mes doigts. J’ai braqué mon regard sur mes mains, que j’ai toujours trouvé trop grosses et trop pataudes, comme si j’étais née avec des pattes d’ursus arctos. J’ai rassemblé mes dix doigts entre eux, ils tremblaient un peu, alors je les ai fait craquer, tous les dix. Pourtant ces dix petits bruits d’os n’ont pas suffit pour couvrir l’assourdissement du silence.
Je me sentais comme Pipin quand il regarde dans le palantir ; face à une entité démentielle, qui pourrait m’engloutir. J’ai relevé un peu les yeux, avec difficulté tant l’air ambiant était lourd. Il me regarde. La mousse de ses mains coule le long de ses poignets, et tâche sa chemise qui est remontée jusqu’à ses coudes.

“Je suis malheureuse”, j’ai répété.

Ma gorge s’est nouée, je sens une main étrangère qui me la serre lentement. Un souffle s’échappe d’entre mes lèvres. J’ai peur qu’il ne réponde pas. Pourquoi est-ce qu’il ne répond pas ?

“Pourquoi tu ne réponds pas ?”, j’ai demandé.

Il n’a toujours rien dit, et des étoiles noires ont moucheté ma vue. Quel enfer, je pense. Je n’aurai rien dû dire. J’attrappe le crouton de la baguette abandonnée sur la table, et j’enfonce mon pouce dans la mie fraîche d’un mouvement compulsif. Mon coeur s’emballe avec douleur. On dirait une rose, mais dont il ne reste plus que les épines. Elles s’enfoncent à l’intérieur de moi, me déchirent, m’ôtent mes souvenirs. J’ai envie qu’il parle, qu’il parle et qu’il me mente. Je brise le morceau de pain en deux entre mes mains. J’aimerais que cela soit plutôt ma douleur qui se démantibule. Je ris nerveusement.

“Qu’est ce qu’il se passe dans ta tête de felis catus ?”, il dit.

Mes yeux me brûlent. Je pense vaguement que les pompiers devraient bientôt arriver, c’était une expression de mon frère, et les larmes s’échappent, se mêlent à ma peau. J’aime quand il m’appelle avec ce surnom, cela me conforte dans mon envie de vivre. Je lâche le bout de pain. Je ne trouve plus les mots. Ils sont coincés quelque part au fond de moi, pourtant, ils sont imprimés dans ma tête, je les ai répétés tant de fois en cachette, les joues humides de mes maux. Je hausse les épaules, j’enlève mes chaussures avec mes pieds.

“Je ne sais pas”, je murmure.

Il a une petite moue. La moue des gens qui sont désolés, qui ne comprennent pas. Avec les commissures des lèvres qui descendent, et le milieu de la bouche qui remonte. Cela lui donne un air de psychrolutes marcidus. Je souris un peu.

“Je ne suis pas née sur la bonne planète.”, je dis.

Il attrappe le torchon de cuisine, celui avec les imprimés tête de tardigrades, et s’essuie les mains. Je les trouve très belles ses mains, j’aurai aimé avoir les mêmes que lui. J’aurai aimé avoir le même sang que lui. Sa main chaude prend la mienne, je sens son coeur pulser contre sa peau.

“L’autre était bien pire, ma chérie.”, il chuchote.

Sa voix me semble à des années lumières, tandis que mes yeux survolent l’évier, le réfrigérateur, les placards, ils fouillent ce fouillis, s’arrêtent sur la baie vitrée. Il fait sombre, mais je devine la montagne Olympus Mons au loin, sa couleur orange comme une clémentine me rend triste.
Mes larmes se sont arrêté de couler, plus de larmes dans le corps, plus de larmes dans la machine. Je les imagine comme des dagues givrées qui me transpercent les joues. J’imagine mes amis, en train de s’amuser au cratère Korolev, couvert de glace. Et moi je suis là, plus de larmes dans le coeur.

“Christa ?”, il me dit. Je réponds, “Oui”.

Je me lève, il est loin, très loin, il me dévore l’intérieur, le trou noir au fond de moi. D’un pas lent je vais à la fenêtre, le carrelage me gèle la plante des pieds, qui de toute façon a arrêté de pousser. Je colle mon front à la vitre, un nuage de buée se forme devant moi, je le chasse de mes doigts. Je plonge dans les étoiles, qui me brouillent les yeux. Au loin, une forme fantomatique bleue. Je la devine parfaitement, j’ai passé mes journées à la chercher dans ce vide infini. Lumière stellaire. Elle est là, immense, et si petite. Je pourrais la prendre dans mes bras, la serrer contre moi. La bercer comme le faisait ma mère avec moi, et lui murmurer quelques paroles. Comme je le ferais avec moi.
Sa main douce se pose sur mon épaule, il regarde.

“Elle est belle, hein ?”, il sourit.

Je l’imagine en train de courir dans ces grandes plaines bleues, bleues, bleues. Je hoche la tête, et le regarde.
Ses fines lunettes sont de travers, comme d’habitude. Sa mèche de cheveux chatains est plaquée sur le côté, il a son habituel grand sourire, qui dévoile ses grandes et jolies dents. Il m’a dit que sur l’autre planète, il était toujours dans un fauteuil, plongé la tête dans les trous noirs. Ses yeux brillent comme deux étoiles mourantes et sa voix un peu grésillante me dit :

“Mon message, ici et maintenant, c’est que les trous noirs ne sont pas aussi noirs qu’on les dépeint. Ce ne sont pas les prisons éternelles qu’on a décrites. Des choses peuvent sortir d’un trou noir, dans notre Univers et peut-être dans d’autres. Donc, si tu sens que tu es dans un trou noir, ne perds pas espoir : il y a un moyen d’en sortir !”

Le jour se lève, les plaines de Mars s’embrasent sous la langue brûlante des rayons du Soleil.