Adieu Peter

(...) alors j’ai sorti mon téléphone de ma poche et j’ai enfin osé composer le numéro que je connaissais par cœur, depuis un an exactement.
La douce voix à l’autre bout de la ligne me fit l’effet d’un coup au cœur :

  • « Allô ? »
    Sans m’en rendre compte, les larmes s’étaient de nouveau mises à dévaler mes joues.
    La joie et le soulagement m’envahirent bientôt suivis d’une angoisse suffocante, était-ce trop tard ?
  • « Est-ce que... Peter est là ? »
    Ma question brève suffit à laisser transparaître le flot d’émotions me submergeant à l’idée de lui parler de nouveau. Allait-il reconnaître ma voix ? N’étais-je plus qu’un souvenir lointain à ces yeux ?
  • « Emma ? »
    La voix de la mère de mon ami trembla et je sentis mon cœur se contracter en résonance, elle semblait tout à coup beaucoup plus fébrile.
  • « Il… Il n’est plus là. »
    Peter ? Parti ? Jamais il n’aurait quitté le pays…
  • « Avez-vous son numéro ? Il ne répond plus sur l’ancien, je voulais... »
    Je n’eus pas le temps de finir ma phrase, la femme me coupa, les sanglots lui étranglant la voix.
  • « Il est mort. Il sortait d’un mariage avec des amis, ils avaient bu. La voiture est tombée dans un ravin. »
    Je restais pantoise face à la nouvelle, trop choquée pour réagir. Je n’entendis même pas sa mère me raccrocher au nez. Tel un automate qu’on aurait remonté, je repris vie et m’avançais vers un banc en attendant mon prochain vol, comme si de rien n’était. Je regardais mes mains longuement. Qu’allais-je faire ? La raison de mon départ venait de s’envoler… Brusquement, la réalité me frappa, comme si le choc avait été trop grand de prime abord pour que je puisse l’encaisser. Il était mort. Peter ne viendrait plus jamais me chercher. Je ne pus empêcher un sanglot de franchir la barrière de mes lèvres que je m’étais pourtant jurée de garder scellées, j’aurai tant voulu le lui annoncer de vive voix.
  • « Je rentre à la maison... »
    **
  • « Emma ! Allez ma chérie, il faut te lever ! C’est aujourd’hui qu’on prend l’avion ! »
    L’esprit encore embrumé, je me redressais doucement dans mon lit, zieutant l’extérieur alors que ma mère ouvrait les volets avec ardeur avant d’aller dans la chambre adjacente à la mienne pour réveiller mon petit frère. Dehors, la nuit voilait encore la petite ville bretonne et le son lointain des vagues s’écrasant contre les falaises pouvait être entendu en un écho à peine audible. Mon regard changea du tout au tout quand je compris enfin quel jour nous étions. Je me jetais hors du lit en toute hâte, le cœur frétillant à l’idée de voler pour la première fois de ma vie, les nuages étaient-ils doux ? Peut-être pourrais-je en toucher ou même les goûter !? Je me laissais glisser sur la rambarde de l’escalier jusqu’au rez-de-chaussée ou une délicieuse odeur de croissant frais et de chocolat chaud m’accueillit chaleureusement. Dans ma hâte, je me pris les pieds dans un carton qui traînait au pied de l’escalier, de grosses lettres noires caractéristiques de l’écriture saccadée de mon père annonçait : « À destination de Nouméa, Nouvelle-Calédonie. ».
    **
  • « Quand est-ce qu’on décolle ? C’est long… Je veux voler tout de suite moi ! »
    Ma petite voix boudeuse exprimait son mécontentement tandis que je sautais sur mon siège, à bout de patience. Ma mère lâcha un petit soupir alors qu’elle attachait mon frère avant de se retourner vers moi en regardant sa montre :
  • « On part bientôt. »
    C’est alors que, comme si l’appareil obéissait à sa voix, l’avion se mit à ronfler bruyamment tandis que la moquette sous mes pieds vibrait, me donnant des fourmis dans les jambes. Le personnel de l’avion se déplaçait hâtivement comme un essaim d’abeilles. Bientôt, il n’y eut plus personne dans les allées et seul le moteur de l’avion rugissait. Un mélange d’émotion me serra les tripes alors que, pour la première fois depuis ce matin, je me surpris à ne plus décrocher un mot, dans l’attente, l’excitation mais aussi l’angoisse de découvrir une nouvelle sensation. Puis, on se mit en marche, d’abord doucement puis nous prîmes de la vitesse. Collée au fond de mon siège par l’accélération, je regardais les autres passagers avec qui j’allais vivre ce décollage, avec qui j’allais partager cette expérience inédite. Soudain, je sentis tout mon être se ratatiner sur lui-même, comme si quelque chose voulait l’écraser au sol, comme si la Terre ne voulait pas voir ses enfants quitter son étreinte protectrice. Par le hublot, les voitures se transformèrent en petites coccinelles de toutes les couleurs, les étendues vertes pareilles à de la mousse. Ce qui m’était infiniment grand me parut alors de la taille de mon jardin, et l’idée que je puisse contempler le monde d’aussi haut me donna un vertige monstre. Paniquée, je détachais mes yeux du sol pour les fermer, essayant de me calmer en prenant la main de ma mère, mes oreilles bouchées par le décollage eurent du mal à comprendre ses mots qui m’intimaient de regarder par la petite fenêtre glacée tout en essayant de me rassurer. Hésitante, je me décidais à prendre mon courage à deux mains, avant de découvrir l’océan cotonneux qui me faisait face dans une scène presque génésiaque tant la lumière du soleil se reflétait sur cette étendue immaculée. Jamais je ne l’ai regretté.
    **
    Plus jamais je ne voulais monter de nouveau dans un avion. Quatorze heures de vol sans escales et trente-et-une heures de vol en tout et pour tout. Ce voyage était beaucoup trop pour une petite fille de neuf ans, passer le premier émerveillement, la bougeotte me prit d’assaut tandis que la nuit tombait et les passagers étaient endormis pour la plupart. J’avais trouvé pour seule occupation les films proposés par la compagnie aérienne qui n’étaient pas tous en français. Je les avais tous regardé, me trouvant dans l’impossibilité de fermer l’œil de tout le voyage, même un film sous-titré en une langue très drôle avec plein de dessins bizarres. Lassée, j’avais fini par m’initier au jeu du Mahjong pour ne plus faire que ça durant le reste du vol. C’est ainsi que, lors de notre atterrissage final, je ne tenais plus en place, je voulais voir cet endroit que ma mère m’avait tant vanté. Une eau d’un bleu irréel s’offrait à ma vue par le hublot et je jubilais d’avance de me baigner dans un lagon d’une telle couleur. Allais-je moi aussi prendre la couleur de cette eau ? Devenir bleue ne me déplaisait pas, aussi n’avais-je qu’une hâte, toucher terre. Lorsque les portes s’ouvrirent, une lumière aveuglante, plus encore que celle réfléchie par les nuages, m’accueillit. Elle était telle que je ne distinguais pas l’extérieur et les gens devant moi semblaient avaler par ce portail vers un autre monde. Ma gorge asséchée par la climatisation de l’avion accueillit avec joie la moiteur de l’air ambiant. Enfin, je vis ce qui m’entourait, un grand palmier fut la première chose qui s’offrit à mon regard curieux. C’était la première fois que je voyais un tel arbre et il me fit penser à un parapluie découpé. Je courais vers l’aéroport où une dame m’enfila un collier de grosses fleurs rouges autour du cou. Tout mon être tremblait d’excitation mais, au fond, l’humidité de l’air semblait m’empêcher de respirer correctement, ou bien étais-ce l’angoisse d’être en terre inconnue ?
    **
  • « Bien ! Comme je vous l’ai dit la semaine dernière, nous avons une nouvelle élève qui vient de la métropole, je vais vous demander de bien l’accueillir ! »
    La voix du professeur me paraissait désormais lointaine, la colère mêlée à la peur me saisissait l’estomac. Qu’est-ce que je faisais là ? À l’école dans ce pays ? Tous les visages me semblaient effacés, je me tournais vers mes « camarades » et, dès que je détournais le regard de leur visage, je l’oubliais aussitôt. On m’avait menti, je m’entêtais à me le répéter mais, en réalité, c’était moi qui avais tout compris de travers, ce que j’avais pris pour de simples vacances s’est en fait révélé être un déménagement.
  • « Emma ? Tu veux bien venir te présenter ? »
    Et mon corps se figea de terreur. Se présenter ? Que dois-je dire ? Je n’avais jamais fait ça ! Je n’avais jamais vu cette pratique avant non plus. Mon corps s’était mis en pilote automatique et, avant même que je m’en rende compte, j’étais déjà sur l’estrade, les mains moites et les yeux grand ouverts. Mon esprit semblait faire des allers-retours entre mon corps et un monde imaginaire.
  • « Bonjour, je m’appelle Emma. »
    Ces simples mots me firent sentir plus honteuse que je ne l’avais jamais été et tous ce que je pus faire fut de focaliser mon regard sur un petit oiseau vert à la fenêtre qui s’envola peu de temps après.
    J’aurais voulu qu’il me pousse des ailes pour rentrer chez moi. Je détestais déjà cet endroit.
    **
  • « Mais où que je sois, où que m’emmènent mes pas, mon cœur est en Calédonie ! »
    Tous les élèves semblaient absorbés par la chanson, sauf moi. Jamais je ne penserais un traître mot de cette chanson, pour moi la France est là où repose mon cœur, là où se trouve toute ma famille, mes meilleurs amis. Sur cette île, on est loin de tout et de tout le monde. J’ai beaucoup de mal à comprendre.
    Comprendre les traditions, le langage, les normes. Tous ce que je fais semble à contre courant de tous ce qui se fait et, pour cela, je ne me suis jamais sentie aussi seule. Une année entière seule, ou presque, car ma seule consolation était la présence de mon petit frère à mes côtés, ce qui n’allait pas durer puisque j’allais rentrer seule au collège cette fois-ci. Le spectacle de fin d’année était dédié au directeur de l’école primaire qui repartait en France pour prendre sa retraite, cette chanson lui était adressé.
    Les « amis » que je m’étais fait étaient complètement en opposition avec les personnes que j’avais l’habitude de côtoyer, ils juraient comme des charretiers des insultes méconnues en métropole que les « zoreilles » comme moi ne peuvent pas comprendre sauf s’ils les apprennent. J’ai toujours été une fille qui mettait un point d’honneur à suivre les règles, à vouloir tout faire pour être reconnue aux yeux des adultes, professeurs comme parents. Les premiers jours, mes « amis » me répétait que j’étais trop gentille, trop serviable. Je ne savais pas s’ils m’insultaient, alors je souriais. On me disait que je devais me détendre, j’avais le dos tout le temps droit quand je m’asseyais en tailleur et, lorsqu’on m’embêtait, je me laissais faire. Pourtant un jour, en cours de sport, un garçon à essayer de me faire tomber et, par peur, instinctivement, j’ai lâché mon premier gros juron en le lui hurlant à la figure.
    Mes « amis » ont alors accourus à mes côtés et se sont tous placés devant moi, me séparant du garçon qui était resté figé face à ma réaction inhabituelle. Ils avaient tous le sourire aux lèvres, me répétant qu’ils étaient fiers de moi, certains me décoiffant et même me portant comme un joueur ayant marqué un but. Trop choquée au début, je sentis un sourire prendre place sur mon visage. Je pensais que je me sentirais tellement mal après avoir balancé une insulte de cette envergure mais, au contraire, je ne me suis jamais sentie aussi légère. Mes pieds quittaient littéralement terre grâce à mes amis.
    **
  • « Aller saute ! Vas-y ! »
    Du pied de la petite butte, Peter m’appelait, sa tête occasionnellement engloutie par les vagues dont le bleu étaient désormais teinté de la couleur de la nuit. Les dernières couleurs du crépuscule disparaissaient alors que je me reculais, mes pas raidis par la pointe de peur qui me titillait.
    Je secouais la tête, je n’allais pas me dégonfler. Mes pieds s’enfoncèrent dans la terre humide, une odeur de pétrichor s’en dégagea, avant que je ne m’élance, poussée par l’adrénaline. Je ne fixais que l’horizon et les dauphins qu’on voyait sauter au large.
    Puis, je ne sentis plus rien sous mes pieds, je ne sentais plus mes cheveux sur mes épaules.
    Tout ce que je sentais, c’était mon cœur qui semblait vouloir imploser dans ma poitrine, la sensation était indescriptible mais loin d’être douloureuse, comme si on me chatouillait très fort avec le bout d’une plume. Les battements se firent plus intense, comme si mon organe vital avait acquis une volonté propre. Presque naturellement, mes bras s’étendirent de part et d’autre de mon corps et je crus être un oiseau. L’instant d’après, l’eau était la seule chose qui m’entourait. En remontant, Peter riait à gorge déployée et je ne tardais pas à le rejoindre. Au loin, le feu de camp sur la plage brillait alors que le reste de notre bande semblait ne pas nous avoir attendu pour manger.
  • « T’as essayé de voler ou j’ai rêvé ? »
    Peter était quelqu’un de moqueur et peu mature, mais il a été la source de mon changement radical de personnalité depuis la quatrième. Je lui devais beaucoup de choses.
  • « Il me manque encore les pensées heureuses, je suis trop pessimiste dans l’âme ! »
    Je commençais à nager vers la berge, mon ami sur les talons.
  • « Encore heureux ! La prochaine fois, on va te retrouver au pays imaginaire ! »
    Je m’apprêtais à lui lancer une petite pique malicieuse en retour mais fut coupée par un tout autre spectacle. Une étoile filante, puis deux, trois… Une dizaine s’ensuivirent, une pluie d’astres sans interruption. Ce fut le plus beau cadeau de Noël de ma vie.
    **
    La boucle est bouclée, me revoilà de nouveau au point de départ. Ce que j’avais voulu pendant plus d’un an se réalisait. Voilà le problème. Ce souhait datait d’il y a plus de quatre ans. Maintenant, je ne m’étais jamais sentie aussi déchirée entre deux mondes, celui où je suis née et celui où j’ai grandi. Celui que je n’ai pas voulu quitter est devenu celui où je ne voulais plus rentrer malgré tout les liens qui m’y unissait. Celui que j’avais haï m’a rendu plus heureuse que jamais, sans lui, je serais restée une petite enfant timide qui aurait subi toute sa vie. Je ne réalisais que maintenant ce que je perdais et, blessée, j’en étais venue à une décision radicale. Peter. Mon ami le plus proche. Les disputes n’étaient pas rares, ni fréquentes, juste des disputes éparses et, pour la plupart, futiles. Celle-ci fut la dernière. Ce n’était pas la plus violente, c’était encore moins pour une bonne raison. Dans mon égoïsme, je m’étais dit que si aucune réconciliation ne se faisait, il souffrirait moins de mon départ. Quelle idiote ! Égocentrique hypocrite qui cherche à moins souffrir en faisant passer cela pour de la pitié et de la bienveillance ! Qui se donne bonne conscience en se répétant que c’est la bonne chose à faire ! Un monstre insensible qui se complaît dans sa médiocrité. J’aurais dû le savoir quand il est venu me demander si c’était vrai, si je repartais d’où je venais. Tout ce que je lui ai répondu, c’est un joyeux « Oui ! » sonore avant de lui tourner le dos, comme si c’était la chose la plus normale au monde. Hypocrite, je voyais ce mot dans ses yeux. Je savais en arrivant que j’allais repartir de ce pays enchanté, que j’allais quitter la lagune bleue, les traditions. Tout ce que j’avais mis tant de temps à aimer, je devais le quitter. Je n’ai toujours pas compris mon erreur, même si elle était inévitable. Je me rendais compte, sur le chemin de l’aéroport, à quel point on voyait bien les étoiles dans l’hémisphère Sud, à quel point les ombres des palmiers éclipsant la lune était un spectacle unique que j’ai eu la chance de voir. Les larmes qui coulèrent le long de l’autoroute n’ont jamais été aussi amères alors que tous mes souvenirs, des plus tristes aux plus joyeux, de mes plus grands remords à mes plus grandes fiertés, jaillissaient tel un lahar, brûlant et visqueux. Les larmes étaient silencieuses, aucune crise de pleurs, juste un désarroi profond et le sentiment qu’on malmenait mon cœur, une déchirure qui sera suivie par la plus grande sensation de vide de mon existence. Ce retour était en réalité un départ pour un nouveau monde, cette fois-ci, j’allais devoir sauter d’une plus haute falaise et, si je ne m’envolais pas seule, l’atterrissage serait douloureux. C’est dans la lumière de la pleine lune qu’enfin je compris, peu importe où je m’envolais, je n’oublierais jamais la chaleur de mon nid :
  • « Mais où que je sois… Où que m’emmènent mes pas… Mon cœur est en Calédonie. »
    *
    Et les larmes s’arrêtèrent.
    Adieu, Peter.