1990 - L’aventure est l’essence de la fiction

Ce texte est extrait d’un manifeste que j’ai publié en 1988 dans la revue Roman. Je l’ai préféré à un texte récent – pour la colère qui l’habite, qui témoigne de la situation du temps : un espace occupé par la péroraison des imbéciles, par la célébration de leur nombril, ou par le culte d’avant-gardes en état de coma dépassé.
Un « Ça suffit ! » en quelque sorte…

L’aventure est l’essence de la fiction. On peut privilégier autant que l’on voudra l’étude des caractères, creuser les psychologies de ses personnages, ou même tenter de s’immerger dans le flux d’une conscience : il n’en reste pas moins qu’il faudra, pour rendre cette expérience lisible, la mettre en forme – dans un récit. Quelque chose arrive à quelqu’un : voilà le point de départ obligé. Sans événements, pas de roman. Parce que seuls ceux-ci ont puissance, donnant forme au récit, d’y intégrer des contenus. Proclamer l’aventure impossible ou finie (au nom du Goulag, des camps nazis, des « avancées » des sciences humaines, que sais-je ?, les ruses sont infinies), revient à décréter, du même coup, le roman impossible ou fini. À preuve : la situation actuelle.

La mort du roman – après tout, pourquoi pas ? Chaque genre est mortel. Reste à apprécier ce qui mourrait du même coup avec lui – quelle idée de l’homme et de sa liberté. Un ami, philosophe fort connu, me disait récemment que, oui, c’était bien possible, après tout, cette « fin du roman » – tout du moins en France. Parce que la réalité ne se prêtait plus à son exercice. À la différence des pays latino-américains. Où la société avait encore des aspects « balzaciens ». Ce qui montre que l’on peut être philosophe, classé nouveau ou dissident, et en matière de littérature penser encore dans les catégories du camarade Lukács. Car la littérature latino-américaine ne s’est développée (à travers Octavio Paz, Julio Cortázar, Alejo Carpentier) qu’en s’arrachant au « réalisme balzacien » jusque-là dominant. Comme au roman « psychologique » défendu par Ortega y Gasset, d’ailleurs. Grâce aux écrits théoriques de Borges. Qui procédaient eux-mêmes des Essais sur l’art de la fiction de Stevenson. Où l’on retrouve l’aventure, de nouveau, à la (re)naissance du romanesque…

Le retour de la fiction – on ne cesse de l’espérer, on l’annonce chaque matin. Il tarde. Il se fait – se fera ? – comme d’habitude : par la bande. La bande dessinée. Le polar. La science-fiction. Le cinéma, moins. Bref, par les marges.

Après tout, voilà trente ans au moins que ça dure. Trente ans que l’appétit de fiction, le besoin d’aventure se sont déplacés, réfugiés dans les marges, pendant que les pions et idéologues occupaient le devant de la scène, en légiférant sur la littérature. On voit un olibrius, de temps en temps, sortir de sa zone, se risquer dans le monde : Charyn, Belletto, Herbert, Vautrin, Ballard. Surprise : en plus, ils savent écrire ? Aujourd’hui que les pions ont perdu un peu de leur superbe – rassurez-vous, ça ne durera pas, tout se digère –, c’est peut-être le moment ou jamais. Sortez des marges, envahissez les beaux quartiers ! N’y campent plus que des fantômes.

L’opposition vient de loin. À preuve, l’origine du mot. Roman : littérature de langue romane, vulgaire, par opposition aux genres nobles, écrits, eux, en latin, par les clercs. Avec tout ce que cela implique (déjà !) de mépris de la part de ces clercs, et de condamnation morale. L’histoire du roman, au fond, pourrait se raconter ainsi : l’histoire de la lutte sans merci livrée par les clercs pour en finir avec les raconteurs d’histoires. « Sermons joyeux » et « caquets » du Moyen Âge, « fantaisies » de Rabelais, « folies » d’Érasme, coq-à-l’âne de Marot, poèmes « satiriques » à l’époque d’Henri IV, « folastries » de Ronsard, « gaillardises » de Théophile de Viau, Saint-Amand, d’Assouci, « romans comiques » de Scarron et Sorel, « Fastnachtspiele » de Hans Sachs, « rabelaiseries » de Fischart, Commedia dell’arte, « mascarades » de Barclay, satires de Joseph Hall, romans picaresques de Mateo Aleman, Grimmelshausen, Cervantès, « épopées comiques en prose » de Fielding, et jusqu’au Tristram Shandy de Laurence Sterne, la littérature, en ce temps-là, avait une intelligence aiguë de ce conflit, portée qu’elle était encore par le grand rire de la place publique, le souvenir de ce rituel carnavalesque qui mettait cul par-dessus tête les prétentions des savants, brisait les volontés de puissance. Le moins que l’on puisse dire, c’est que les clercs se sont vengés depuis, d’avoir été si longtemps mis à nu.

(…) Et quel meilleur moyen d’imposer le silence à tous ces irréguliers, ces bandits littéraires, ces marginaux, après avoir pris le contrôle de tous les moyens de fabrication de l’opinion, que d’écrire des romans à leur place ? Cette rage exterminatrice a pu prendre, selon les époques, des formes très diverses : l’onction ecclésiastique (ou de la littérature comme moyen d’accès à une caste), le terrorisme structuraliste des années soixante (le primat du « texte » sur le « récit »), l’hyper-médiatisation aujourd’hui (où le spectacle de la vie littéraire tend à primer sur les livres eux-mêmes – dont le contenu tendrait plutôt à perturber ou à interrompre le flot d’images). Les tactiques, les stratégies ont pu changer, pas l’enjeu de la guerre. De la littérature engagée au Nouveau Roman, des intimations péremptoires des sémiologues au « tout se vaut-rien ne vaut » actuel, l’histoire littéraire de ce siècle peut s’écrire : « De la manière la plus efficace pour en finir avec le romanesque ».

Seule limite aux ravages : le public. Les raconteurs d’histoires, eux, se sont enfuis depuis longtemps vers d’autres cieux, se cachent, rusent, en tous les cas se taisent. Le public, donc, qui finit par avouer, malgré le doigt vengeur pointé vers lui des arbitres du goût qu’il n’en peut mais, que c’en est trop – et qui réclame encore qu’on lui raconte de belles, de fortes histoires. D’où l’intérêt, d’ailleurs, des littératures étrangères : elles sont une soupape de sûreté. Ou plutôt : le carburant minimum pour que la machine, cahin-caha, continue d’aller. Après tout, étrangers, ces raconteurs d’histoires ne guignent pas de place sur la scène parisienne, et sont donc sans danger ! Et puis, sans leur appoint, le triomphe des clercs se paierait d’une disparition pure et simple des lecteurs – et donc des clercs eux-mêmes, sans personne sur qui exercer leur pouvoir, désormais.

Car il n’y aura pas de « retour au roman » sans une grande idée d’abord de ses puissances, une perception exacte des enjeux. Ce qui implique aussi une déconstruction méthodique de nos fausses évidences, une critique sans complaisance de ce qu’ailleurs j’ai appelé « la Théorie du Signe » – de ce qui a conduit, ces dernières années, la littérature française à son point d’agonie. Un « retour au roman » sans idée ni principe ne serait qu’un feu de paille, vite éteint. Et se dégager de l’idolâtrie du Signe ne signifie pas le refus panique de la pensée – ce serait, pour le coup, le triomphe des clercs ! –, mais au contraire un recommencement. La rédaction par Stevenson d’un livre (apparemment) aussi miraculeusement « simple » que L’Île au trésor fut accompagnée par celle de cinq essais, d’une rare finesse, sur ce « simple mystère : raconter une histoire ». Pas de grand roman sans intelligence des enjeux.

Si renaissance il y a, elle se fera nécessairement par un retour à l’essence même du roman : l’aventure. Ce qui ne veut pas dire un retour au roman d’aventures ! Celui-là se revendique comme genre, avec ses règles, ses codes, ses images convenues, son histoire. Vivant, il a su, au fil des époques, se diversifier, inventer de nouvelles formes, un langage, des techniques. Mais s’il a pu servir, ces dernières décennies, de refuge aux raconteurs d’histoires, il peut aussi se refermer sur eux comme un ghetto.


« Si renaissance il y a, elle se fera nécessairement par un retour à l’essence même du roman : l’aventure. (…) Quelque chose arrive à quelqu’un : voilà le point de départ obligé. Sans événements, pas de roman. »


D’ailleurs, à y regarder d’un peu plus près, il diffère singulièrement selon les pays, ce roman d’aventures (entendu comme genre) ! Ainsi la littérature d’aventure anglo-saxonne est-elle infiniment plus riche, diverse, complexe, que la littérature française de même nom. En vain cherchera-t-on chez Dumas, Verne, Maurice Leblanc, les arrière-mondes qui hantent le Lorna Doone de Blackmore ou le Moonfleet de Falkner. Ce qui montre que le débat qui nous occupe traverse le genre lui-même : qu’est-ce donc qui manque au roman d’aventures français, qui le tient en retrait de son homologue anglo-saxon ? Probablement la compréhension de ce qu’implique l’idée même d’aventure chez un Stevenson ou un Conrad – qui fait que, lisant Nostromo ou The Beach of Falesa, nous avons le sentiment qu’y est en jeu le sens même de la vie.

« Ce que nous attendons, ce dont nous avons besoin, ce sont des romans de l’ampleur, de l’ambition de Nostromo, des Hauts de Hurlevent, du Bruit et la fureur, des romans qui nous brûlent comme des incendies, des romans qui soulèveraient, enfin, des mondes ! »

Aussi convient-il de distinguer le roman d’aventures, comme genre (aussi estimable soit-il), de la littérature aventureuse, qui, elle, transcende toute notion de « genre ». Que nous importe un remake des Trois Mousquetaires, ou un nouveau feuilleton à la manière d’Eugène Sue ! Ce que nous attendons, ce dont nous avons besoin, ce sont des romans de l’ampleur, de l’ambition de Nostromo, des Hauts de Hurlevent, du Bruit et la Fureur, des romans qui nous brûlent comme des incendies, des romans qui soulèveraient, enfin, des mondes !

Michel Le Bris
Extrait du « Manifeste pour une littérature aventureuse », Roman, no 22, mars 1988.