Boule à neige

[…] Il se met à courir. Il fonce droit sur les dunes, là où jadis s’étendait la vaste plaine d’eau saline, qu’on nommait l’océan. Il est sur le point d’y arriver, de toucher la poussière ocre afin d’y puiser la réponse qui ne s’y trouve pas. Mais soudain, il y a collision. Au moment où il atteint les embruns du désert, ceux-ci courent à sa rencontre et sa tête puis son buste se fracassent contre un mur. C’est donc aussi simple que cela : il y a collision.
Junid se retrouve projeté en arrière sous le choc. Son dos percute le sable brûlant et sa tête rebondit contre la dune. Le visage endolori, il plaque une main sur son nez : déjà, des flots écarlates déferlent sur les berges de ses lèvres et la douleur remonte des tréfonds de sa gorge. L’océan se répand sur ses joues et les torrents lacrymaux se mêlent à la tempête, imbibant son haut de pyjama de sang et de larmes.
Hébété, l’adolescent contemple l’étendue désertique. Qu’est-ce qui a bien pu causer cette collision ? Mais il ne distingue ni mur, arbre ou rocher qui puisse lui expliquer ce faux pas. Le sable est aussi lisse que du papier de verre et aucune aspérité à l’horizon.
Le garçon se relève, ahuri, et avance, les mains tendues de manière maladroite devant son visage endolori. Bien vite, sa main ensanglantée heurte une surface solide. Le garçon pousse un cri et retire vivement le bras. Son cœur manque un battement. Sous ses yeux horrifiés, la trace carmin de sa paume et de ses doigts écartés est restée figée en l’air, retenue uniquement par la brise et l’oxygène.
Cependant, le soleil qui se reflète sur ce fantôme de sang le fait ressembler à…
— Une vitre…, souffle Junid.
Il se remet à marcher, plus lentement, luttant contre la panique qui accapare ses sens et envahit son esprit. Il pose son autre paume, celle exempte de toute hémoglobine contre le verre doré par le soleil encore frais du matin et il se laisse guider par le contour de cette cage invisible.
Il lui faut deux heures pour se retrouver de nouveau à contempler son empreinte vermeille, imprimée dans les tissus aériens de l’espace. En suivant ce guide muet, il s’est retrouvé à son point de départ, il a tourné en rond. Il est enfermé.
Pourquoi ? Quelle forme et quelle étendue possède son geôlier ? Si, en suivant son pourtour, il a fait le tour de sa petite île, sa prison ne peut posséder qu’une architecture circulaire, n’est-ce pas ? Mais tout de même, il aurait dû sentir sur son visage le vent léger et parfumé de l’océan. Il aurait entendu des sons, or plus rien ne parvient désormais à ses oreilles : le vent ne bruit plus dans les feuilles, les oiseaux dans leurs cimes boisées ne chantent plus. Et surtout, un manque plus gros que les autres se fait désormais sentir : il a disparu, le fracas des rouleaux s’écrasant sur le rivage.
Une enclume s’enfonce dans sa poitrine tandis que la réalité de la situation le frappe de plein fouet : il est prisonnier, coupé du monde, et l’océan s’est évaporé. Un sentiment étrange s’empare de lui : il a l’impression de se trouver dans une boule à neige, une jolie décoration à contempler, un espace figé dans le temps. Telle une mise sous…
Ça y est, Junid a compris, il sait désormais ce qui l’étouffe. Il a été mis sous cloche. Cloche, cloche, cloche. Le mot rebondit contre son palais et se cogne à ses dents. Un dôme de verre est tombé sur son atoll, escamotant les sons, coupant les éléments de l’extérieur et faisant disparaître la mer. Le poids dans sa poitrine s’alourdit encore.
Quelque chose lui échappe, quelque chose d’important. Où mènent toutes les traces de pas qui convergent en pagaille vers un lieu lointain, au-delà des murs de sa prison ? Non, ce n’est pas cela.
C’est… Oh, bon sang ! Où sont les habitants ? Junid s’élance de nouveau, avec l’énergie de la peur. Il pénètre dans les huttes des pêcheurs, ouvre les portes, soulève les couchettes et regarde même dans les placards (comme si sa mère pouvait véritablement se dissimuler entre le pot de confiture et le sel de baleine). Au bout d’une heure, lorsqu’il a tout fouillé, tout regardé, le garçon est forcé de se rendre à l’évidence : ses semblables sont partis, une disparition de plus.
Accablé, désespéré, l’adolescent glisse lentement le long du mur du poulailler. Les pensées fusent dans sa tête, telles des fléchettes lancées par des joueurs en furie. Il a terriblement mal au crâne. Les animaux sont introuvables, l’océan s’est évaporé et toute la population de l’île s’est fait la malle, sans faire de bruit ni l’avertir. Pourtant, même la plus ardue des sécheresses ne pourrait étancher l’océan Indien en une seule nuit ; même la plus violente des épidémies ne pourrait tuer toute la faune d’un territoire en moins de vingt-quatre heures ; même la plus horrible des catastrophes ne pourrait faire fuir aussi vite toute la population d’une île et même les plus affreux des parents ne pourraient abandonner leur enfant dans une telle situation. Il ne peut plus pêcher, donc plus manger… ni boire. D’ici la fin de la semaine, il sera mort.
Junid ne bouge plus, ses membres sont devenus inertes. Seuls ses yeux s’agitent. Ils glissent, glissent jusqu’aux étendues sablonneuses et c’est à ce moment-là qu’il le voit. Le nuage. Avec ses milliards de grains de sable, il flotte paisiblement autour des pieds de la cloche et une partie de son aura s’est déposée sur le verre. Il n’est guère plus haut qu’un pédiluve pour l’instant, mais la nuée monte toujours et les yeux de l’adolescent, dernier organe encore mobile, s’écarquillent. Sur sa rétine se reflète cette poussière qui s’élève, comme montent les océans.
***
Le professeur entre et observe sa classe de CE2, déchaînée, dont la plupart des élèves ne sont même pas assis mais debout sur leur chaise, en train de gesticuler. Le local lui-même s’est transformé en basse-cour, les animaux y piaillant, tapant et hurlant. Le maître marche vers son bureau et beugle :
— SILENCE !
Les murs ont des oreilles mais pas de bouche, comme on dit. Seulement, un soudain accès de folie leur avait ici délié la langue. À présent, ils retombent dans leur état de toujours : mutisme oppressant et curiosité maladive. À leur image, les élèves, paires d’yeux écarquillées, épient les moindres faits et gestes de leur instituteur. Ce dernier s’éclaircit la gorge :
— Asseyez-vous et sortez vos manuels de géographie page soixante. Nous allons travailler sur l’effet de serre.
Les enfants s’asseyent et, comme s’ils n’avaient attendu que cette instruction, ils sortent leurs livres.
—  Marco, lis-nous les deux premiers paragraphes.
« LE RÉCHAUFFEMENT CLIMATIQUE, SES CAUSES ET SES EFFETS : Définition : La terre se réchauffe d’année en année, et cela crée des catastrophes climatiques qui mettent en péril la faune et la flore de notre planète. L’effet de serre est une des causes de ce réchauffement. Les humains polluent la terre en émettant des particules fines, du CO2 et autres polluants. Or ceux-ci forment un couvert de nuages qui vient draper l’atmosphère. L’effet de serre se produit donc lorsque la chaleur du soleil rentre à flot pendant la journée, mais que la nuit, ces nuages l’empêchent de s’échapper, ce qui fait augmenter la température de la terre.
Dangers causés par le réchauffement climatique, l’exemple des atolls : Un atoll est un îlot ou un ensemble d’îlots coralliens qu’on trouve dans les océans tropicaux et qui ont pour caractéristique de n’être pas très élevés au-dessus du niveau de la mer. Ces derniers temps, leurs populations doivent faire face à des risques d’inondations catastrophiques ainsi qu’à la montée des océans. Normalement, les coraux en bonne santé sont capables de compenser cette élévation, mais avec le réchauffement climatique global et la pollution des eaux, cette capacité a beaucoup diminué. »
Dans la salle de classe, on n’entend plus un bruit. Cette fois, c’est Léa qui est désignée pour poursuivre la lecture.
« Il y a onze ans, soit en 2020, cette situation a beaucoup inquiété les scientifiques qui ont craint de les voir disparaître. Ayant remarqué une accélération drastique dans la montée des flots, ils ont calculé que si rien n’était fait pour sauver les atolls, ceux-ci seraient submergés à très court terme. Cinq îles étaient plus particulièrement en danger et les chercheurs ont alors eu une idée expérimentale. Ils ont décidé de poser un dôme transparent sur chacun de ces îlots. On a évacué les populations et les atolls ont été mis sous cloche. Malheureusement, les scientifiques se sont aperçus bien vite de leur erreur. »
—  Sofia, à toi de lire.
« Interview de Mathieu Laplace, climatologue, qui nous explique le déroulement des évènements : Vous êtes-vous déjà tenus dans une véranda, tandis que le soleil tape dessus ? Eh bien, c’est simple en vérité. En enfermant les îles sous leurs dômes de verre, tel un beau décor de boule à neige, les chercheurs de l’époque ont réussi à produire un effet de serre en modèle réduit. Les particules fines, qui avaient été retenues prisonnières sous la cloche, ne pouvaient plus sortir, aucun gaz ne s’échappait plus la nuit. La température a augmenté si vite que tout ce qui se trouvait sous les dômes a commencé à se dessécher et à cuire littéralement. Les choses en sont arrivées à un point où les scientifiques ont été forcés de se rendre à l’évidence : l’île elle-même était en train de mourir.
Quant aux conditions d’évacuation, elles ont été, d’après les dires des réfugiés, extrêmement brutales : les groupes qui refusaient de partir étaient séparés, traînés et violentés. Un témoignage particulièrement choquant a fait le tour des médias, celui d’une famille qui a été séparée de son fils aîné. Le garçon en question aurait été assommé et, dans la cohue, oublié. Le pauvre a été fait prisonnier d’un dôme. Enfin… Ses parents ont porté plainte évidemment et son histoire a fait le tour des médias. »
Sofia se tait. La page s’arrête là. Déjà, la première question fuse :
— Monsieur, qu’est-ce qu’ils ont fait, les scientifiques, en se rendant compte de leur erreur ?
— Ils ont enlevé les cloches, répond le maître avec un curieux sourire. Mais les conséquences dramatiques…

***
Junid est assis contre un palmier. Voilà deux jours que dure sa captivité, il est fatigué et désespéré. Il songe à ce que lui avait dit sa mère, une fois où il était tombé d’un arbre en grimpant trop haut :
— Mon chéri, tu verras plus tard qu’on ne peut pas toujours s’amuser. Parfois, il faut se regarder dans la glace et se dire que c’est le moment d’arrêter de jouer.
L’adolescent sourit à l’évocation de cette morale légèrement niaise. Car ne se retrouve-t-il pas, au fond, dans une espèce de mauvais film ? L’histoire de la terre n’est-elle pas elle-même celle d’un feuilleton de basse qualité ? Avec ses méchants et ses… Non, pas de gentils dans l’histoire de notre planète, ou du moins pas assez pour réussir à se dépêtrer des mauvais draps dans lesquels d’autres les ont fourrés ; pas assez pour parvenir à la sauver. Mais là encore, Junid n’est-il pas en train de répéter un cycle de pensées banales ?
C’est fatiguant. L’adolescent se décide enfin à se relever. Depuis plusieurs heures qu’il est là, il a pu observer le nuage qui progressivement s’agrandit, s’élève et s’envole. La nuée recouvre désormais tout l’horizon, au-delà du mur de sa prison. D’ici la fin de la journée, le brouillard aura atteint la hauteur de la canopée. En viendra-t-il, à ce moment-là, à remercier le ciel d’avoir déposé ce dôme sur son atoll, d’avoir fait de lui – il sourit – une princesse comme on en voit dans les films sexistes, enfermée sous prétexte d’être mise en sécurité, mais qui n’en est devient que plus vulnérable ? Une princesse sous cloche…
L’adolescent se dirige vers le désert.
Il est résigné à l’idée qu’il n’aura jamais de réponses, qu’il ne saura jamais pourquoi ses parents sont partis sans lui.
Il marche sur le sable.
Il se rend bien compte que la situation, n’est pas aussi rose qu’il l’avait toujours cru. Comment la planète peut-elle être en bonne santé lorsque l’un de ses océans s’est fait la malle et une partie de sa faune s’est éteinte ?
Junid est maintenant face au dôme et il meurt de chaud. La terre n’est pas la seule à cuire.
Ne devrait-il pas être plus affecté ? Doit-il essayer de briser les murs de sa cellule, tenter de lancer des signaux de détresse ou de contacter de l’aide ? Pourquoi ne cherche-t-il pas plus d’explications, plus de réponses à toutes ces disparitions : un peuple, une faune, un océan, des sons, des éléments…
Soudain, il sent quelque chose lui effleurer la plante des pieds. Il baisse la tête et voit de l’eau qui coule lentement sur le sable poussiéreux. Il se baisse, la frôle et y porte ses lèvres.
— C’est de l’eau salée, murmure l’adolescent, de l’eau de mer… »
Soudain, au moment où il se relève, le ciel lui tombe sur la tête. Une paroi aqueuse s’effondre, le fracasse contre le rivage et l’emporte. Les flots le submergent, l’écrasent. Des litres et des litres de liquide se déversent sur lui. Il est balloté, traîné, tiré, tandis que sous lui défile son île, qui semble si petite… arbres, plages, huttes… et le vieux puits. Puis il est emporté loin au-delà.
Junid construit ses dernières pensées tandis que, submergé, il sent l’air lui manquer.
L’eau n’a jamais disparu, elle était juste derrière la paroi. Le nuage était sa vapeur, voletant et s’élevant à mesure de la montée des eaux… L’océan ne s’évapore jamais. La seule chose qui change vraiment, c’est sa composition, plus boue que liquide. Je n’ai jamais voyagé, voilà donc mon souhait réalisé. Maintenant est venu le temps d’arrêter de jouer.