Voix sur ton chemin

Il se met à courir. Sans savoir où il va, sans savoir où ses pas fou le mènent, sans réfléchir, il court. Dans son esprit embué, perdu dans ce nouveau monde, Junid veut tout voir. Ses yeux passent d’arbre en arbre, de grain de sable en grain de sable. Mais la surface bleutée qui bordait habituellement son regard partout où il se posait, Junid ne la voit plus. La reine bleue a disparue, laissant derrière elle une chaleur suffocante. Alors l’enfant suit son instinct, pensant agir à la manière de tous ceux qui ont fui avant lui, les animaux.

Le jeune homme a le souffle court, ses pieds le brûlent, il n’en peut plus. Son esprit reste en éveil, mais son corps lâche, et il tombe. Junid serre le sable blanc entre ses mains d’enfant, et frappe violemment ses poings contre le sol. La chaleur habituellement réconfortante du soleil le maltraite, et semble consumer sa peau.
Mais Junid ne se relève pas. Il veut montrer sa colère, il veut consumer sa peine.
Mais lorsqu’il ouvre les yeux, il ne voit que les trous béants laissés par des coups sur la plage. Le vent, la houle maritime n’est plus là pour le consoler, l’entourer, lui prouver son amour. Junid pourtant, dans sa mémoire, retrouve les vestiges de cet amour. Et ces traces de poings au sol semblent encore l’accuser, et le sable lui chuchoter :
« Ta violence est destructrice Junid. Est-ce là ce que je t’ai appris ? ».

Alors, comme un enfant honteux d’avoir blessé un être aimé, Junid veut aimer, prouver son amour à ce sable qui l’a vu grandir. Il veut montrer à cette Terre l’étendue de son coeur, et ce qu’il est prêt à faire pour elle. Allongé, il étreint sa mère, celle qui l’a toujours soutenu, cette Terre dont il ressent chaque battement, chaque soupir.
Et l’enfant crie. Il crie silencieusement. Il crie sa douleur, son incompréhension. Mais le silence latent ne répond pas, et ignore cruellement ses appels. Seul un vent chaud et moite lui répond.Solitude totale, peur panique, Junid se sent à la fois vide et insignifiant.
Un enfant peut-il changer le monde ?
Une nouvelle fois, les images de l’étendue bleue familière lui reviennent. « La mer repousse toujours ses limites, disait sa mère, pourquoi pas toi ? ».
Junid ferme ses yeux humides de larmes, et prend quelques secondes, hors du temps, pour se souvenir. Entendre de nouveau le chant irrégulier des vagues, leur fracas contre les rochers les soirs d’orage, leur violence contenue, et leur douceur trop inconnue. Dans ses pensées, tout se mélange, et Junid se dit qu’il doit en parler. Parler de la mer, rappeler son souvenir, réveiller les esprits, trouver un soutien dans des yeux amis.

Alors, il lui faut avancer. Mettre un pied devant l’autre, encore et encore, continuer, d’une progression infime, mais gagner à chaque fois quelques précieux mètres.Combien de temps a t-il marché ? Quelques heures ? Des jours ? Des semaines ? Qu’importe, Junid oublie tout quand il les voit. Ces cabanes au loin, petites pointes à l’horizon fumant, synonymes de vie. Pour la première fois depuis des jours, Junid a envie de crier sa joie. Son espérance retrouvée. Jusqu’à la prochaine déception.

Arrivé au village en effet, tout semble mort. Non pas parce que les rues sont vides. Au contraire, elles sont bondées, les couleurs chatoyantes des différents vêtements se mélangent, mais aucun son, sauf celui des pas. Chacun s’ignore. Aucun sourire, aucune parole, gardées précieusement pour les extrêmes nécessités. L’enfant marche, désorienté, parmi ces hommes qui n’en sont quasiment plus. Dans son esprit, les réflexions se mêlent, pour ne former plus qu’une : « Si la parole nous confère le titre d’être humain, que sommes nous sans elle ? ».
Soudain, Junid entend des pleurs. Retentissants, de plus en plus perçants, ils traversent son coeur de part et d’autre. Cherchant d’où ils viennent, le jeune garçon voit un bébé abandonné, livré à lui même. Ému, Junid ne peut rien pour lui.
Un regard, simplement voir le malheur, c’est tout ce qu’il peut lui donner.

Marchant sans but dans la ville devenue fantôme, Junid arrive à une maison colorée. Elle fait contraste avec les autres bâtisses, décrépies et grisâtres. De là, une voix sort. Une voix usée, polie par les années, comme les pierres par la mer. Une voix qui fait trembler Junid jusqu’au plus profond de son être, qui aurait fait trembler d’émotion même un coeur en pierre.
Comme hypnotisé, l’enfant s’approche, et la fraîcheur du chant lui fait du bien, simplement, dans la chaleur suffocante. Il voit une vieille femme, mystérieuse qui se balance au rythme de ses mots. Dans un dialecte inconnu, elle fait monter et descendre ses mots, et joue pareillement avec les émotions de Junid. Ses yeux sont vides, inexpressifs, ses pupilles se promènent, et l’enfant comprend qu’elle ne voit plus.
Pourtant, elle a senti sa présence. Et sans un mot elle lui dit d’une voix étrangement jeune : « Ferme tes yeux, voyageur, et écoute ton coeur. Il bat si fort, je l’entends d’ici.
Seul le tien bat ainsi désormais. »

Surpris, l’enfant ne sait quoi répondre. Obéissant à la voix charmeuse et sage, il met sa main sur la poitrine pour sentir le rythme familier et vital, le souffle qui l’anime.
Lorsque la vieille femme lui demande son nom, il lui répond dans un souffle, comme une confidence : « Junid ». Comme pour s’imprégner de ce destin, de cette existence nouvelle, l’inconnue répète plusieurs fois son nom.

Puis soudain : « Junid, tu penses avec ton coeur ».
L’enfant sursaute. Cette phrase, il la connai bien. Celle de sa mère. Il attend la suite avec impatience, et curiosité. Il sent ce moment particulier, à part, comme il n’en a jamais vécu aucun.

« Ton âme est pure, celle d’un enfant sensible. Toi seul peut tous nous sauver. Tu as des yeux, je n’en ai plus. J’ai trop pleuré Junid. J’ai trop regardé. » Candide, l’enfant ne comprend pas ces paroles.

« Pourquoi penses-tu que la mer s’est tue ? Pourquoi nous a-t-elle quittés Junid ? » continue l’inconnue.Une telle question aurait semblé incongrue à n’importe qui. Le jeune garçon, pourtant, lui répond simplement :
« Peut-être la mer s’est-elle tue à cause de notre silence ? L’île est muette, les mots sont morts, disparus. La mer les a suivis. »

Souriant dans sa nuit infinie, la vieille femme fait un signe de tête. C’est alors qu’elle explique tout à Junid. L’enfant, les yeux humides d’avoir enfin trouvé une alliée, une oreille bienveillante, à qui se confier, l’écoute, dans un silence presque religieux.

« Pleure Junid, et ne retiens pas tes larmes. Celle qui nous faisait tous vivre, celle qui nous entourait de ses bras bienveillants, est partie. Crois-tu qu’une mère aimante abandonne ainsi ses enfants sans hésitation ? ».

Junid secoue la tête.
« La mer que nous connaissons est formée de larmes. Tes larmes, les miennes, celles de tous les humains. Nos larmes de compassion, nos larmes de sensibilité. Tu as vu le monde Junid, comme je le vis à ton âge. Tu as vu ces regards qui regardent mais ne voient pas. Tu les as vus s’ignorer, avancer sans se remarquer. L’indifférence.Les hommes ne pleurent plus Junid. La mer est sèche. La mer ne peut plus vivre, ses enfants ne se connaissent plus. »Junid laisse tomber une larme innocente, qui coule le long de sa joue. Une goutte salée, infime dans l’univers, et pourtant…

Un souffle marin se fait soudain sentir. Une humidité retrouvée, un vent reconnaissable entre milles, une perception indescriptible mais bel et bien présente. Junid sourit à travers ses larmes, qui s’estompent, et part en courant. Sans entendre les derniers mots de la vieille inconnue :
« Attention... ».

Junid court encore, mais plus de la même façon. Junid court sur la plage, sûr de lui, sûr de sa réussite. Junid court après le temps, court après la vie, Junid n’est plus l’enfant simple et candide qu’il était. Junid a grandi.

Il ne voit plus le même enfant pleurer, il ne voit plus la mer, qu’il a ramenée, ni ne voit qu’elle monte et s’étend de plus en plus.

Soudain, il s’arrête, comme frappé. Une voix devenue familière lui parle, semblant venir des profondeurs de l’abîme :
« Les larmes coulent désormais en abondance Junid, trop nombreuses. Sur la Terre, les hommes créent trop de violence, trop de malheur. Voir, dénoncer ne suffit pas, il faut agir. C’est trop tard, Junid. Je t’avais prévenu... ».

Si fier, si distant, il ne voit pas non plus la vague géante arriver. Ou plutôt si, lorsqu’elle le submerge.

Emporté dans les flots géants, les poumons remplis de cette eau qui lui a tant manqué, Junid ne sait plus quoi penser. Dans un dernier cri étouffé par les eaux puissantes, il gémit : « Je t’ai sauvée, libérée ! Pourquoi te venger de moi ? Pourquoi… ? ».