Les Larmes de sincérité

Il se met à courir.

Là, où avant, se dressait cette immense étendue d’eau, cette mer qui donne la vie, l’essence même de cette bien-aimée planète bleue, là, où avant, se trouvait la mer ; tout cela n’est plus qu’une simple plage unie, nue et monotone. Ce paysage est comme incomplet. Junid est horrifié, comme si cela était impossible à regarder, trop douloureux.
Avec la mer, le vent a également disparu : ce souffle gai et froid qui donne un nouvel air à chaque bouffée d’oxygène ; ce souffle qui peut parfois devenir une gigantesque tempête chaude ; ce souffle empreint de détermination et de révolte ; ce souffle destructeur et réparateur ; ce souffle qui virevolte et tourbillonne comme un signe d’espoir et de liberté. Junid croirait presque sentir la caresse du vent disparu. Mais le vent n’est plus, il s’est retiré aux côtés de sa compagne la mer.
Oui, tous deux ont bien disparus, et tout prouve qu’ils ne sont pas décidés à revenir.
Junid a tenté de crier mais aucun son ne daigne sortir de sa bouche, comme pour ne pas briser cet interminable silence. Une partie de son être a disparu avec la mer, le son de sa voix est parti avec le son de l’eau.
Le jeune garçon commence à pleurer en silence. Les larmes glissent lentement le long de son visage. Elles ont un léger goût salé. Ces larmes sont comme des cris d’alarme.
Il renifle doucement et une autre chose le frappe avec effarement : l’air iodé est lui aussi manquant. Ce parfum parfois entêtant, cet air propre aux littoraux, cette odeur âcre et douce à la fois, a fuit.
C’est comme si tous ses sens avaient soudainement disparus. Il croit être aveugle : ses yeux semblent le trahir en lui disant que la mer a disparue. Il pense ne plus pouvoir sentir les choses sur sa peau car il ne sent plus la douce caresse du vent. Il suppose qu’à présent il ne peut plus sentir de parfum car l’air iodé ne parvient plus jusqu’à ses narines. Et puis, Junid croit être devenu sourd avec le silence de la mer. Tout, chez lui, lui semble alors défectueux et cela l’effraie. Sans ses sens, il ne se sent plus la force de vivre. La mer représente tant de choses pour lui… Et si la mer était sa raison de vivre ?
La respiration de Junid se fait haletante : cela fait maintenant un petit moment qu’il court. Le jeune homme se penche, appuie ses paumes de mains contre ses genoux, essaie de respirer tranquillement et relève sa tête pour regarder devant lui. Ce n’est plus le paysage qu’il a connu. Il ne se sent plus chez lui. Il a l’impression d’être sur une autre planète. Il a décidé de mettre les voiles. Mais pour quoi faire finalement ? Il prend soudain conscience qu’il a besoin de réfléchir car courir comme ça ne sert à rien tant qu’il n’a pas un objectif précis.
Il veut faire quelque chose : comprendre ce qui s’est passé et peut-être, retrouver la mer. Junid répugne à s’en tenir là. Cette disparition lui a fait l’effet d’une douche froide. Un autre garçon serait retourné chez lui et aurait attendu que quelqu’un, peu importe qui, un scientifique, un membre du gouvernement, d’une association pour la planète, un journaliste, trouve une explication ; quelqu’un qui ne semblerait pas dépassé par la situation, qu’on pouvait voir à la télévision, parfaitement serein. Mais Junid n’est pas comme tous ces gens passifs, toujours dans l’attente que quelqu’un fasse quelque chose à leur place. La curiosité et le désir de retrouver la mer le tenaillent. Alors malgré ses appréhensions et même s’il ignore vers quoi il part, il décide d’élucider ce mystère.
Les rouages de son cerveau se mettent en marche. Il a le cœur battant comme des coquillages qui s’entrechoquent quand arrive une grande vague. Au fond, sans oser se l’avouer, Junid rêve de vivre des aventures. Ce matin, il se sent d’attaque. Certes, il n’est pas le plus fort ni le plus intelligent. Mais il va faire de son mieux sans se décourager car il est déterminé.
Ses pas le portent de plus en plus loin. Désormais, pour ne pas trop se fatiguer mais avancer d’un bon pas, il trottine. Il a choisi de suivre la trace la plus humide sur le sol, peu importe où ça le mène. Il agit sous l’impulsion du moment mais il commence à douter. Et s’il finit par mourir de soif, ou de faim, sans jamais trouver ce qu’il cherche ?
Junid sait ce qu’il veut : il a à cœur de trouver des réponses, coûte que coûte. Alors, il foule le sol de ses pas, suivant des yeux le mince filet d’eau, pas plus grand que son pouce qui serpente sur le sable. Il sait que c’est de l’eau de mer. Il l’a bue et il reste sur sa langue ce goût iodé. Les larmes défilent sur ses joues, s’écrasant brutalement sur le sol. Curieusement, le petit filet d’eau semble s’élargir au fur et à mesure que Junid avance. Sur le sol, il voit aussi les innombrables traces des animaux qui ont fui. Ils ont suivi leur instinct de survie et Junid allait faire de même. Ce qui l’intrigue le plus est de ne pas retrouver sur le sol toutes sortes d’animaux morts. Mais après tout, si la mer a disparu, pourquoi pas les animaux marins ?
Il s’arrête un moment, le temps de jeter un regard aux alentours. Son instinct lui crie de ne pas se retourner mais c’est pourtant ce qu’il fait. Il a tellement avancé qu’il ne voit même plus sa maison. Il distingue à peine au loin son petit toit, joliment coiffé avec des tuiles noirs et délimité par ses murs en pierres blanches. D’où il est, il peut presque ressentir toute l’inquiétude de ses parents et de sa petite sœur de dix ans, à se demander où il peut être, accentuée par cette soudaine disparition de la mer. Mais désormais il est trop tard, il n’est plus question de faire machine arrière. Son plan pour retrouver la mer ne devait pas tomber à l’eau.
Il continue sa route. Il vire de bord, changeant de chemin autant de fois que le fait le petit ruissellement. Droit devant lui, se dresse maintenant une immense forêt. Le jeune homme commence à avoir faim. Ce matin, il n’a rien mangé. A présent, le soleil commence à décliner : c’est la fin de la journée. Il atteint finalement l’orée de la forêt avant que le soleil ne se couche. Il s’affaisse lourdement le long d’un arbre. Sa tête commence à dodeliner. Il est exténué par sa longue et étrange journée. Mais pourtant, il ne peut pas s’endormir.
Il commence à appréhender la suite de son aventure. A-t-il fait les bons choix ? C’est de la folie de partir comme ça, sans rien prévoir. Junid recommence à pleurer, les larmes défilant sur sa peau bronzée. Sans s’en rendre compte, ses mains essuyant rapidement ses larmes commencent à trembler. Il veut soudain s’enfuir loin de là, loin de ce lieu en proie à des phénomènes incompréhensibles et affolants. Le jeune homme se sent extrêmement oppressé dans cette forêt terrifiante ! Sa respiration devient hachée et haletante, peut-être à cause de sa longue marche épuisante mais peut-être aussi à cause de sa peur grandissante. Il n’arrive plus à réagir et à réfléchir. Des gouttes de sueur coulent le long de son dos. Il distingue brusquement un bruit sourd... Est-ce son cœur qu’il entend battre dans sa poitrine ? Ou est-ce dans sa tête affolée ?
Il devient anxieux car au bout d’une journée entière il n’a toujours rien trouvé. Il est déçu, reste le bec dans l’eau, après avoir espéré faire avancer les choses en suivant le filet d’eau.
Il prend sa tête dans le creux de ses mains. Il tente de se calmer. Il a choisi de venir jusqu’ici alors maintenant, il doit assumer ses décisions. Ce n’est pas le moment de flancher. Il doit rester à la surface et garder le cap.
Junid se met à rêver qu’une ombre surgit devant lui et l’enveloppe d’un nuage de fumée ténébreuse. Soudain, le garçon comprend que ce n’est pas un rêve mais la réalité ! Il est pétrifié, n’arrive pas à bouger. C’en est trop pour lui, c’est la goutte d’eau qui fait déborder le vase : il se met soudainement à tressaillir comme une des feuilles de la forêt et défaille sous le choc…

Quand il reprend ses esprits, Junid est toujours allongé contre l’arbre qu’il a choisi dans la forêt. Il n’est pas blessé et il se porte plutôt bien.
Pourtant, une voix obscure le rappelle à la réalité :
« - Alors c’est donc toi, le seul à se soucier de l’environnement de ta planète. »
Un frisson parcourt l’échine de Junid. D’où vient cette voix ? De quoi parle-t-elle ? Il bégaye d’une voix rauque :
« Qui...qui êtes-vous ? »
Sa question fait écho au milieu des arbres. Junid ne distingue aucun autre bruit. Les animaux ont fui beaucoup plus loin. Le doux bruissement des feuilles et le sifflement formés par le vent ne sont plus là. La forêt semble avoir perdu son âme… Un long silence se fait entendre.
Un épais brouillard commence à se former devant lui. Junid semble presque distinguer une ombre… L’étrange voix terrifiante reprend :
« Tu cherches la mer, n’est-ce pas ? »
Le jeune homme acquiesce. Il ne sait pas si quelqu’un peut le voir dans ce noir, où même si quelqu’un est réellement là. Mais c’est son seul moyen pour répondre car le son de sa voix reste coincé au fond de sa gorge.
« - Je t’ai observé toute la journée. Tu es résistant à courir toute une journée sans manger, pour un garçon de ton âge. »
Junid encaisse le compliment sans dire un mot. Le brouillard se dissipe légèrement et au milieu, un magnifique visage de femme se dessine : les cheveux bruns attachés en un élégant chignon, des pommettes hautes, une bouche bien dessinée, les yeux bleus et un léger regard mélancolique. « C’est un esprit ! Cela ne peut pas être autrement », pense Junid. Il se demande qui est réellement cette personne, par quels moyens a-t-elle pu l’observer, comment sait-elle qu’il cherche la mer et que lui veut-elle. Alors, comme si elle avait lu dans ses pensées, elle explique avec plus de douceur :
« - Ne t’inquiètes pas, je ne te veux aucun mal. Ce que je vais t’expliquer va te sembler impossible. Mais tu ferais mieux de ne jamais préjuger de ce qui est possible ou pas car tu vas être amené à discuter avec moi. »
Junid acquiesce de nouveau. Il ne comprend pas vraiment où cette femme, cet...cet esprit, veut en venir mais il n’a pas vraiment le choix.
« - Bon alors, par où commencer ? Tout d’abord, je suis la déesse de la tristesse. Il y a des milliers d’années mes enfants furent tués et mes larmes coulèrent pendant cent ans formant les océans. C’était de la tristesse sincère, je me préoccupais beaucoup de mes enfants. De nombreuses années ont passé mais je pense à eux chaque jour. Nous, les Dieux avons traversé les temps, nous sommes et serons toujours là pour veiller sur la planète. Nous vous observons et depuis quelques temps vous détruisez malheureusement votre planète. Vous courrez à votre perte. Ton île par exemple, ce point minuscule dans l’océan, va disparaître d’ici peu. Nous voulions vous faire réagir, d’une façon ou d’une autre. La façon de le faire a été, la nuit dernière, de vous retirer vos océans. »
Junid était bouche bée. Il n’en revenait pas. Les dieux grecs existaient donc réellement ? Le voyant dans cet état d’hébétude, elle continue :
« Je sais bien que tout cela te semble invraisemblable. Je te dis la vérité. Pourquoi te mentirai-je ? Cela ne mènerait à rien et ne me donnerait aucun avantage. Pour prendre vos océans, j’ai eu besoin de l’aide du dieu de la mer. Vous auriez alors pleuré la disparition de la mer. Vos larmes se seraient transformées en cours d’eau, puis en mer et en océans. Vous auriez compris que, si vous recommenciez à ne pas prendre soin de la Terre, les océans auraient à nouveau disparus. Mais ça ne s’est pas passé comme je l’avait prévu…
Junid était de plus en plus intéressé par ce que lui racontait cette déesse.
La déesse poursuit :

  • Lorsque nous avons retiré la mer tu a été un des seuls à avoir été sincèrement touché et à t’être préoccupé de la Terre. Tu as pu remonter jusqu’à nous grâce au petit filet d’eau. Ce filet d’eau, c’est toi qui l’avait créé, grâce à tes larmes de sincérité. Sur Terre, tout le monde fait mine de s’inquiéter, tout le monde ne parle que de ça mais rien n’avance. Personne ne s’en préoccupe réellement. C’est donc toi que nous avons choisi pour transmettre le message.
  • Quel message exactement ?, questionne le jeune homme, se limitant à des phrases courtes.
  • Vous avez deux solutions. Soit vous changez de comportement envers votre bien-aimée planète Terre et dans ce cas là nous vous rendons vos océans. Soit vous décidez de laisser les choses comme elles sont et nous gardons ce qui vous permet de vivre.
    Junid ne s’attendait pas à cela. Dans quelle situation s’étaient-ils mis ? A vrai dire, le choix est assez facile. Mais comment pourraient-ils revenir en arrière ?
  • Je sais que vous le pourrez, reprit-t-elle, mais pour l’instant, vous ne le désirez pas car votre mode de vie vous convient et vous ne pensez pas aux générations futures.
    Junid ne pouvait désapprouver ce qu’elle disait. Tout cela était vrai. Qu’allait-il donc se passer ?
  • Junid ? Junid, tu m’entends ?
    Il reconnaît la voix de sa sœur, Moanna, qui l’appelle doucement. Il ouvre ses yeux... Junid balbutie :
  • Qu’est-ce que... Pourquoi es-tu là ? Que se passe t il ?
    Il regarde autour de lui... Il se trouve dans son lit. Pourquoi n’est-il plus avec la déesse de la tristesse ? Tout à coup, tous les événements lui reviennent en mémoire... Une pensée soudaine le submerge : et si tout cela n’était qu’un rêve ? Ce ne serait alors que le fruit de son imagination débordante. 
    Sa sœur lui jette un regard incompréhensif. Elle grommelle :
  • Je suis là parce qu’il est dix heures et que tu ne t’es toujours pas levé. Tu avais promis à papa de réparer les filets de pêche, de nourrir les poules et de récolter les noix du cocotier. Pour l’instant, tu n’as strictement rien fait !
  • J’arrive. Laisse-moi cinq minutes, répond Junid.
    Moanna sort de sa chambre.

Le jeune homme a à peine le temps de reprendre ses esprits. Le bruit des vagues est présent. L’air iodé lui chatouille les narines. Le vent fait bouger ses rideaux, s’engouffre par la fenêtre ouverte et caresse gentiment son visage. Junid se lève et regarde par la fenêtre. La mer est là, devant ses yeux, magnifique, imposante et superbe, avec ses bruits obstinés.
Junid se met à pleurer. C’est un tel soulagement de voir la mer. Il s’était fait une telle frayeur dans son rêve. Un sourire se dessine sur son visage.
Mais ce sourire ne reste pas bien longtemps. Les paroles de la déesse de la tristesse lui résonnent encore dans sa tête. Il prend conscience que la Terre a besoin d’être sauvée. Alors même si tout cela n’était qu’un rêve, il est désormais investi d’une mission, celle d’alerter le monde pour la préservation de la planète bleue : chacun devra redoubler d’efforts et modifier ses habitudes afin de vivre différemment. Il passera beaucoup d’eau sous les ponts avant que le comportement des habitants de la Terre devienne exemplaire. Le jeune homme sait maintenant conscience que ce sont les petits ruisseaux qui forment les grandes rivières.
Ce que fera Junid ne sera qu’une goutte d’eau dans l’océan, mais cette goutte est indispensable… C’est l’espoir d’une vie en harmonie avec la nature…