Une Bulle silencieuse

Il se met à courir. Le plus loin possible, sans réfléchir. C’est la peur qui le pousse à courir. La peur. Junid n’avait jamais rencontré ce mot : la peur. L’impression d’avoir le monde à ses trousses. Junid se met à courir de plus belle. Le paysage défilait sous ses yeux mouillés. Il s’enfonçait au coeur de l’île et le doux sable chaud se transformait en fine herbe froide. Les plages natales de son île devenaient des étendues de pins et de buissons couverts d’épines. Et ce silence. Toujours là pesant et lourd. Un silence trop parfait, presque alarmant. Un silence que Junid n’avait jamais connu. Un silence que même les animaux avaient fui. Un silence ... effroyable.
Le garçon s’arrête. Il est essoufflé et son coeur bondit à l’intérieur de lui. Les mains sur les genoux Junid essaye de réfléchir : pourquoi le murmure du vent, l’écho des vagues et même sa propre voix avaient disparu ? Etait-ce une catastrophe naturelle, ou peut-être artificielle ? Impossible de le savoir... Le garçon observe tout autour de lui. Rien qu’une étendue sauvage d’herbes folles. Aucune habitation dans ce paysage tout vert. Un reflet argenté brille au loin, la curiosité le pousse à y aller...
Le reflet s’élargissait et grandissait devant lui. En s’approchant plus près cela ressemblait à une paroi de bulle géante. Junid regarde le ciel. Il est bleu. Mais il l’aperçoit comme flou. Il continue son chemin vers la frontière mais il n’en voit même plus les contours.
Junid lève la tête. Il est au pied de la façade de verre. Ou d’eau. Comme une vraie bulle. Qu’était-ce donc que cette étendue haute, haute comme le ciel et si vaste qu’on ne percevait même plus ses extrémités ? Le garçon s’avance de plusieurs pas mais il heurte la bulle et s’écroule sur le sol. Il se relève et tente à nouveau de la traverser mais échoue une fois de plus et reste étendu sur la terre sèche. Il est donc piégé. Junid pense à tout ce qui pourrait lui arriver car il se retrouve seul. De grosses larmes commencent à couler sur ses joues sans qu’aucun son n’arrive à sortir de sa bouche. Alors Junid s’affaisse sur le sol et ferme ses yeux plein de larmes. Le soir tombe, Junid est toujours là, endormi, couché sur le sol, sa tête calée sur une motte de terre. Pendant ce temps là les étoiles le surveillaient.

Junid ouvre un oeil. Il a la désagréable impression d’être reniflé et chatouillé. Il se redresse et il aperçoit une ombre se sauver dans l’herbe. Vu son agilité cela ne pouvait-être qu’un aye-aye. Que faisait ce petit rongeur nocturne un matin sur lui ? Junid observe attentivement le rongeur grimper en haut d’un cocotier. Cherche-t-il comme Junid à s’échapper de là ? Soudain le petit animal se propulse sur ses pattes arrières et s’élance vers la bulle. Au contact de la sphère la tête du aye-aye heurte violemment la bulle et il s’écrase au sol. Il était mort, pris au piège. Junid en frémit de peur.
Plusieurs jours passèrent, Junid errait au milieu des animaux qui comme lui, cherchaient une issue à ce piège. Il n’avait rien mangé et bu depuis trop de jours. Dans ses rêves le garçon repensait au petit aye-aye mort. Lui arriverait-il la même chose ?
Il se faisait tard. Junid était appuyé, épuisé sur le tronc d’un palmier. Serait-ce sa dernière nuit ? C’est alors qu’il aperçoit une ombre se hisser sur le haut d’un rocher non loin de là, à la lumière de la lune. Un fossa. Un animal sacré pour Junid. Le félin s’approche de la frontière de la bulle et se met à creuser le sol. Il avait un plan pour s’évader. Junid se précipite à la suite de l’animal. Il s’enfonce à genoux dans le trou cerné de bestioles telles des mille-pattes, blattes, termites, vers de terre. Il tousse et avale de la poussière. L’air libre, enfin !

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Junid débouche dans un lieu étrange. L’herbe est remplacée par du béton, les buissons sauvages par des barrières métalliques, les arbres par des panneaux indicateurs. Mais où était-il ? Inquiet le garçon se relève et se faufile à travers la clôture. Un tumulte assourdissant entoure Junid. Lui qui s’habituait au silence, ce vacarme agresse ses oreilles. Mais d’où provenait ce son inhumain ? Junid observe le lieu où il se trouve et aperçoit une usine en face de lui. Mais que fait-elle ici, sur son île autrefois si sereine ? L’industrie est énorme. Quatre titanesques cheminées rutilantes rugissent, tels de puissants fauves crachant d’impressionnantes quantité de fumée et de vapeur d’eau souillée. En posant son regard au sol, Junid voit d’innombrables conduits entrelacés serpentant au loin. Le garçon reconnaît le bruit de la mer déchaînée, avalée par l’usine, puis recrachée vers le ciel, formant d’immenses nuages de pollution. Combien d’animaux marins sont morts ainsi aspirés par ces tuyaux ? Des bruits de clameurs, d’alarmes, de moteurs, de métaux frappés retentissent, faisant fuir insectes, oiseaux et animaux. Les yeux du garçon sont attirés par un immense hangar, rempli de troncs d’arbre empilés. Ce bois a sûrement été défriché pour faire construire l’usine. Une catastrophe pour son île qui a pourtant accepté son installation.

Junid se retourne. Et il est là. Le fossa semblait l’attendre. Robuste et musclé, le félin le fixe de ses yeux en amande. L’animal est serein et n’a pas l’air de craindre le garçon. Celui-ci s’avance prudemment vers le fossa sans que l’autre ne le quitte des yeux. Il incite même Junid à venir vers lui. Et c’est ce qu’il fait. La main posée sur le doux pelage du félin, Junid est fier et en même temps intimidé. Fier d’avoir la main posée sur le dos d’un fossa et intimidé par la puissance dégagée de cet animal. Celui-ci regarde le garçon et se met en marche vers l’industrie dévastatrice. Le fossa, d’une fluidité incroyable, guide Junid entre les obstacles. L’air devient irrespirable au fur et à mesure que Junid et l’animal progressent, à cause des quatre cheminées principales. Le garçon les observe. La fumée qui s’en échappe se dirige vers l’immense bulle. C’est donc cette fumée polluée qui forme cette bulle de silence. Si l’usine continue de produire autant de pollution, la bulle s’agrandira et recouvrira toute l’île. Junid a peur. Mais le fossa a l’air sûr de lui.
Après avoir parcouru un dédale de couloirs, les deux compagnons débouchent dans une vaste salle. Le plafond est incroyablement haut, de titanesques machines émettent un son tellement puissant que l’on entend plus sa propre voix. Le fossa reste calme. Mais Junid scrute chaque recoin de l’immense hall, atrocement inquiet. Que voulait faire le fossa et dans quel but ? Il avait l’air de savoir où il allait.

La salle est grise. Aucune autre couleur ne ressort du décor. L’animal se tourne face à un appareil de grande taille doté d’un conduit relié à un autre appareil. Le fauve regarde Junid. Il semble attendre quelque chose de lui. Le garçon ne savait trop que faire. Il essaye d’arrêter la machine en appuyant sur des boutons, mais sans aucun résultat. Le jeune Junid palpe le dispositif de sa main libre et... Le garçon était tout tremblant car sa main chauffait. Un grésillement, puis la machine s’arrête complètement. Junid est émerveillé. Il observe la réaction du fossa. Rien de particulier sauf peut-être un hochement de tête, discret, puis il se précipite vers une autre mécanique. Junid la touche et ressent la même sensation de tremblement et de chaleur. Incroyable ! Junid et le fossa n’épargnent alors aucune machine. Le vacarme s’éteignait petit à petit. Le garçon ne s’est jamais senti si joyeux. Et fier. Junid se retourne, laissant derrière lui des centaines de mécanismes figés.

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Le fossa semble satisfait en regardant une dernière fois l’usine. En sortant de celle-ci, l’animal fait un signe de tête à Junid et part en trottant. Le garçon court sans relâche à travers les buissons et les ronces sans se soucier d’autre chose que de garder les yeux fixés sur l’animal.Le temps passe mais Junid ne s’arrête pas. Soudain le fossa disparaît dans les broussailles. Junid se tourne en arrière et se retrouve face à une jungle. L’usine et le béton ont disparu sous les les herbes folles, les arbres et les fleurs, comme si rien ne s’était produit. Junid a-t-il rêvé ? Ou avait-il vraiment eu un pouvoir grâce au fossa ? Le garçon ne le saurait peut-être jamais, mais le félin, lui, devait avoir les réponses à toutes ces questions. La bulle argentée s’évaporait à vue d’oeil. Junid observe l’étrange scène : la fumée s’élevant dans le ciel pour disparaître à jamais, laissant enfin les sons reprendre vie. Junid entend à nouveau le chant des oiseaux dans le ciel, le bruit des noix de coco tombant sur le sol et les animaux galopant autour de lui. Le fracas des vagues sur la plage et le vent secouant les palmiers réjouissent le garçon qui s’aperçoit qu’il a lui aussi retrouvé sa voix. Il hume avec délice le parfum des fleurs multicolores et le sel de l’océan. Les minutes passent, il savoure, immobile, tous ces plaisirs retrouvés. Junid se met alors à chanter, entouré de l’harmonie sauvage de son île.

Junid est sur le chemin du retour, avec en tête l’impression que tout n’était qu’un rêve. Le soleil brille et l’île est redevenue bruyante et colorée. Un simple mauvais songe qui se termine bien.... Un petit animal immobile sur le sol intrigue Junid : est-ce.... un aye-aye. Mort. Junid ne comprend qu’à cet instant là qu’il n’a pas rêvé. Il n’a pour outil que ses mains, mais qu’importe. La terre est humide et spongieuse, sans doute à cause le la vaporisation de la bulle, alors Junid se met à creuser. Quelques instants après le trou est suffisamment grand pour y glisser tristement le tout petit corps du aye-aye. Alors le bruissement des feuilles se tait et le vent cesse son sifflement, les oiseux arrêtent leurs gazouillis et la Terre entière semble se recueillir devant la mort du rongeur. Junid recouvre alors la petite tombe d’herbes et de fleurs. Il fait beau et chaud et les oiseaux entonnent maintenant un chant d’adieu pour le pauvre aye-aye, témoin désormais muet de cette terrible aventure. Il reprend alors son chemin, conscient de la réalité de l’usine et de tout ce qu’il a vécu.
Junid lève la tête. Une forme athlétique le fixe, au loin. Une forme qu’il connaît bien. Une forme sacrée pour lui. Un fossa, son fossa.