Jeune combattant

Il se met à courir.
« Par ici Junid »
La voix était douce presque chantante. Junid crut déceler de la fragilité dans cette voix d’enfant. Il fit volte-face, fort étonné et, de parts et d’autres, rien qu’une étendue de sable. La chaleur donnait l’impression que la ligne d’horizon était ondulée par des vaguelettes transparentes. La fatigue provoqua des points sombres sur la vision du garçon. Et puis, au fur et à mesure qu’il marchait, la soif eut raison de lui : ses jambes vacillèrent et cédèrent. Junid s’écroula et sombra dans les abysses d’un sommeil, celui d’un humain mourant.
Les paupières de l’adolescent s’ouvrirent sur un monde entièrement plongé dans la pénombre. Il prit du temps à comprendre qu’un morceau de tissu humide lui recouvrait le front et les yeux. Il voulait le retirer curieux de voir où en était-il arrivé. Mais son bras de bougeait plus. Son membre s’était changé en une entité vidée d’énergie et de force. Le corps de Junid ne semblait être dorénavant plus que de chair et d’os. Alors, il songea : peut-être était-il mort ? C’était fort probable après tout ce qui lui était arrivé. Était-ce le paradis ? Ah ça non, peut-être était-ce l’Enfer !
Alors, quelqu’un lui retira son linge : il faisait nuit et les dunes étaient endormies au clair de lune.
« Par-là Junid »
Le garçon se redressa et se retrouva face à un petit bonhomme d’une dizaine d’années qui le fixait. Ses cheveux désordonnés étaient blonds et retombaient sur son visage d’ange. Il était vêtu d’une chemise verte aux boutons dorés. Il murmura :
« Quel âge as-tu ? »
Junid eut l’air hébété. Il eut beau chercher profondément dans son esprit, il était incapable de se le rappeler. Sa propre existence lui paraissait bien trop lointaine dans son esprit. Le souvenir d’une autre époque, d’une autre ère. Constatant son désarroi, le petit bonhomme dit :
« Vous les humains, je ne vous comprendrai jamais ! »
Un vieillard retiré dans la pénombre, que Junid n’avait pas remarqué, préparait le thé sur des braises incandescentes.
Junid se souvenait maintenant comment il avait atterri autour de ce feu, en plein désert. Il posa la question qui lui brûlait les lèvres :
« -Comment tout ce sable est-il arrivé là ? Comment a-t-il pu recouvrir mon village ? Pourquoi tout le monde m’a-t-il ainsi abandonné ?
L’homme au coin du feu répondit :

  • La nuit dernière, une tempête de sable a surgi et a englouti ton village. Je crains que la nature abandonne l’homme, maintes catastrophes se produisent : humains et animaux ont fui vers le nord… Je suis désolé petit, il ne reste plus rien…
  • Mais pourquoi la nature fait-elle cela, pourquoi les mers disparaissent-elle ? »
    Le vieillard se racla la gorge pour débuter son histoire :
    « Il était une fois, dans une contrée lointaine, au-delà des montagnes infranchissables, au-delà de la forêt aux arbres d’ébène et de la mer aux monstres macabres, une île. Une île dominée par une cité qui avait émergé comme une rose qui pousse sur une terre brûlée. Une merveille urbaine qui rayonnait sur tous les continents, où les marchands s’entretuaient pour y vendre leurs meilleures étoffes et leurs épices les plus parfumées. À cette époque, le malheur ne semblait point y avoir sa place, homme et femme riaient à gorge déployée dans les échoppes. Les étrangers venus des quatre coins de la planète, foulaient le pavé de la cité, ébahis d’assister à un tel déploiement de richesse et de prospérité. Les enfants, quant à eux, admiraient la famille royale, car celle-ci aimait son peuple comme une mère aime son enfant. Le roi de la cité s’appelait Junayd. C’était un homme fort et respecté dans tout le royaume. Jamais il ne quittait son manteau d’hermine et asseyait son autorité sur les cinq continents. Il avait cependant une faille : la folie des grandeurs. La recherche absolue du profit fait parfois mauvais ensemble avec la prospérité. Malheureusement, cela coûtera beaucoup au roi.
    La mère du roi était nommée Inaya. C’était une femme assez modeste, elle vivait pour peu dans une cabane de bois, mais jamais elle ne s’en plaignait. Elle demeurait seule dans une immense vallée. Car la femme aimait la solitude plus que tout. Et puis, son élevage de moutons lui suffisait amplement. Par la suite, la femme donna naissance à un petit garçon déjà très fort dont elle ne savait comment nommer. Lorsque le nourrisson atteignit l’âge de ses six mois, sa mère le trouva dans la grange en train de se battre farouchement avec un mouton. Alors, Inaya s’agenouilla au niveau de l’enfant et caressa sa joue grassouillette. Elle savait désormais comment le nommer, « jeune combattant » en arabe : Junayd.
    Devenu grand, le garçon s’interrogea :
    « Mère, pourquoi ne côtoies-tu personne et pourquoi parles-tu à la nature ? »
    Blessée de la question, la femme répliqua sèchement :
    « Que crois-tu ? Que je vais aller m’abrutir avec toutes ces femmes inintéressantes ? »
    Junayd se bagarrait fréquemment à l’école, car ses camarades traitaient sa mère de dégénérée. Mais le soir, il rentrait en pleurant de honte et un doute se construisait en lui lorsqu’il voyait sa mère parler au ruisseau et aux arbres.
    Un jour, la rage qu’il contenait au fond de ses entrailles ressortit si brutalement que la vallée entière en trembla :
    « -Mère, cesse de parler aux choses sans vie qui ne peuvent pas t’entendre ! Tu es stupide et tu me fais honte ! 
    À cela elle répondit :
  • Est-ce une honte d’écouter la nature alors qu’elle seule nous a engendrés ?
    Est-ce une fierté de renier les éléments et de se prétendre supérieur à eux ?
    Est-ce une honte de préférer l’authenticité des végétaux à la superficialité de l’Homme ?
    Est-ce une fierté de dominer la faune et de bafouer la flore ? 
    Apprends à l’écouter, Junayd, sois patient, elle finira par te répondre… »
    Mais, l’adolescent, fou de rage, s’enfuit de son foyer et ne revint jamais, il ne revit plus sa mère.
    Durant de longues années, Junayd erra de ville en ville. Il grandit au milieu des marchés à subtiliser discrètement des boules de pain en jour de famine. Il survivait de l’affection que les passants lui apportaient. La vieille du coin de la rue lui tricotait des écharpes et le curé de la paroisse assurait son éducation religieuse. Et puis un jour, la main qui lui changerait la vie se tendit. Un homme vint à sa rencontre un jour où le garçon mangeait sur le parvis de l’église. Il se présenta comme le serviteur d’un prince. D’un prince qui n’avait jamais obtenu ce qu’il lui revenait de droit. Le serviteur parcourait la région de fond en comble à la recherche de jeunes soldats qui permettraient au prince de conquérir de nouveau son royaume perdu. Car le jour de ses huit ans, le prince héritier fut chassé de son île lors d’une invasion. Et un désir de revanche en était né.
    Junayd connaissait cette île car elle nourrissait de nombreux mythes et légendes. Le garçon doutait de son existence. Elle était réputée car celle-ci était presque inaccessible à cause de trois obstacles qui gardaient son entrée : les montagnes infranchissables, la forêt aux arbres d’ébène et la mer aux monstres macabres. Il accepta sans la moindre hésitation, alors débuta sa formation d’écuyer, comme beaucoup d’autres jeunes.
    La reconquête de l’île débuta : la longue procession traversa le monde en brandissant l’emblème de royaume disparu. Après de longues années de durs combats et de précarité, la file de chevaliers se retrouva au pied des montagnes infranchissables. Elles étaient nommées ainsi, car leurs sommets chatouillaient la voûte du ciel et la surface des cols était plus glissante que du marbre. Des éclaireurs partirent en expédition, mais ne revinrent jamais. Ils glissaient et tombaient dans le ravin bestial des montagnes. Lorsque le prince s’apprêtait à renoncer, Junayd proposa une idée originale qui lui venait de sa mère. Il suggéra de recouvrir généreusement de sève les souliers des soldats et les sabots des chevaux. Ces derniers pourraient alors parcourir les cols aussi facilement que sur de la terre ferme. L’idée fut adoptée et le prince réussit à vaincre le premier obstacle. Enfin ils parvinrent à la porte de la forêt aux arbres d’ébène, infranchissable, car trop sombre et trop épaisse, même en plein jour. Une nouvelle fois le prince faillit abandonner, mais une fois de plus, Junayd soumit une idée : celle de partir de nuit. Le prince crut que le jeune homme était fou. Mais Junayd s’expliqua alors : il avait remarqué qu’une nuée de lucioles traversait chaque nuit la forêt, il suffirait de s’en servir comme des lanternes jusqu’à leur sortie. Alors ils firent, et cela se solda de nouveau par une réussite.
    Mais sitôt satisfaits, les chevaliers se retrouvèrent confrontés au dernier obstacle : la mer aux monstres macabres. De suite, certains hommes décidèrent de construire un radeau en bois d’ébène solide et épais. Mais à peine le mirent-ils à l’eau, qu’il fut dévoré sans précédent par des monstres aux dents acérées. Dans ses légendes, Inaya avait parlé de ces montres à son fils : « Ils sont aveugles, affirmait-elle, seules les ondulations à la surface de l’eau les attirent ». Junayd suggéra au prince de passer par les profondeurs de la mer. Ce dernier le regarda avec sidération, car à moindre d’être un sorcier, aucun homme ne pourrait retenir sa respiration pendant les trente kilomètres jusqu’à l’île. Une nouvelle fois, l’écuyer se justifia :
    « Il y a de longs bambous au bord du lac, il nous suffit d’en laisser un bout dépasser à la surface et nous pourrons respirer sous l’eau sans le moindre souci. »
    L’idée fut adoptée et ils y parvinrent sans difficulté.
    Une fois arrivés sur l’autre rive, un combat face aux envahisseurs débuta. Les coups d’épée, le fracas des lances et le grincement des boucliers faisaient trembler la région. Les deux camps s’affrontèrent sans relâche jusqu’à la victoire du prince. Malheureusement celui fut pris d’une maladie incurable. Et, faute d’héritiers, il fit venir Junayd sur son lit de mort :
    « Écoute-moi bien, petit écuyer dont je ne connais le nom. Tu m’as toujours été fidèle et je t’en remercie infiniment. Je veux te récompenser de ton panache et de ton ingéniosité, c’est pour cela que je conviens de te léguer cette terre et de t’en faire roi. »
    C’est ainsi que débuta l’immense ouvrage de Junayd, celui de bâtir une cité. Des champs naquirent et la terre se révélait chaque jour plus généreuse. Les fruits sortaient de cette véritable corne d’abondance sans se soucier de la saison. Alors débuta le commerce avec les royaumes alentours. La cité ne cessait de croître grâce à ce miracle. Elle constituait pour beaucoup de marchands et d’éleveurs une ruée vers la richesse. Maisons et commerces s’étalaient à perte de vue. Et quand le royaume commençait à susciter des convoitises de la part de ses voisins, Junayd dressa des murailles qui concurrençaient le sommet des montagnes infranchissables. Les mines d’or et d’argent des alentours venaient accentuer la prospérité de la cité perpétuellement baignée dans de grandes foires commerciales. Le roi venait de donner naissance à un fils et il était au comble de sa joie.
    Mais toute apogée dit déclin, et il fut causé par Junayd lui-même. Son insatisfaction éternelle le conduisit à sa perte. Le roi voulait accroître le contact avec le monde extérieur. Mais cela était impossible en raison des trois obstacles qui réduisaient beaucoup l’accès à la cité. Junayd voulait construire un chemin de fer et pour cela, il engagea les cents meilleurs mineurs au monde afin qu’ils confectionnent un tunnel à travers les montagnes infranchissables. Par la suite, il recruta les cent meilleurs bûcherons de sorte à ce qu’ils défrichent chaque arbre d’ébène de la sombre forêt. Puis enfin, il entreprit de recruter les cent meilleurs chevaliers du monde. Pour qu’ils aillent ainsi transpercer de leurs épées, les mâchoires des monstres macabres, pour qu’il n’en reste aucun.
    Junayd était jusqu’alors fort satisfait de son œuvre, mais rapidement il constata l’effet pervers de son action. La nature ayant toujours été généreuse avec lui s’était faite poignardée par celui dont elle avait causé le succès. Mécontente, elle le délaissa brusquement. Du jour au lendemain, les plantes moururent et l’or n’était plus que pierre. L’air devint brûlant et fouettait les joues des enfants. Le niveau de la mer baissa tant que l’île fut désormais entourée d’une terre brûlée. Ni richesse ni paix n’émanaient plus de la cité. Les habitants commencèrent à réclamer le pain tandis que les commerçants firent faillite et partirent. Junayd eut beau supplier le pardon de la nature, rien n’y fit… Le roi n’avait plus rien.

Un jour, une vieillarde vint se présenter aux portes de la cité. Ce qui était étonnant puisque plus personne n’y pénétrait depuis plusieurs mois déjà. Junayd attendait sur son trône, comme il le faisait toute la journée désormais.
La vieille femme échinée s’approcha de lui et avant qu’elle ne puisse prendre la parole, le roi hurla : « Dégagez, je n’ai pas besoin de vous, je vous ordonne de partir ! »
La femme s’approcha encore, une larme perla sur son visage froissé. Elle posa sa paume sur la joue du roi et murmura :
« Mais qu’es-tu devenu Junayd ? »
De quoi parlait-elle ? L’éclair se produisit dans sa tête. Inaya ! Sa mère ! La femme qui se tenait devant lui était sa mère ! Elle était venue jusqu’à lui malgré son vieil âge et il l’avait rejeté plein de condescendance et de dédain. Alors il se jeta à ses pieds, il la supplia de lui pardonner tout ce qu’il s’était produit depuis sa fuite. Il avait oublié à quel point il l’aimait, à quel point la cicatrice provoquée par ce manque était vive. Il leva les yeux, la femme ne bougeait plus. Elle était comme foudroyée. Elle s’effondra, ses jambes s’étaient dérobées sous le poids de la fatigue et du chagrin. Elle était morte.
La tristesse de cet épisode et la décadence de la cité avaient conduit le roi sur son lit de mort. Sa femme, agenouillée à son chevet le regardait s’éteindre lentement. Alors il souffla avec difficulté en guise de derniers mots :
« Je me suis enfui de chez moi, car je refusais d’entendre les paroles de ma mère. Mais elle avait compris le détournement de l’homme vis-à-vis de son environnement et que cela le conduirait à sa perte. Voilà ce qui est arrivé à la cité, j’ai été incapable de me satisfaire de tout ce que j’avais. Je possédais tout, et mon insatisfaction m’a perdu. Je regrette ces monstres aux dents acérées. Je regrette ces arbres au bois d’ébène. Je regrette ces montagnes de marbre…
Je souhaite que notre fils soit emporté loin, au deçà du lac aux montres tués, au deçà de la forêt aux arbres rasés et des montagnes trouées. Plus tard, quelqu’un lui contera d’où il vient et j’espère que lui, pourra sauver l’humanité de la dérive où je l’ai entrainé… »
Junid était très ému, mais il ne comprenait pourquoi l’homme lui avait raconté tout cela, que pouvait-il faire ? Le vieillard ajouta :
« Junayd n’avait pas compris une chose. Son action aurait des conséquences planétaires. La terre, l’air, le feu et l’eau ont à ce moment-là perdu foi en l’humanité, et lui ont tourné le dos. Ils n’avaient plus le désir de coexister. La fierté humaine peut bien les mépriser, sans eux l’humain n’est rien. Junid tu es le fils de Junayd, tu portes son nom, tu dois nous sauver et renouer la connexion passée… »

« -Coupé ! Ah super ! La dernière scène est super bien. On sera dans les temps avant la sortie. »
Le producteur fait un clin d’œil au scénariste :
« -Ces écolos à deux balles ne pourront plus dire que Disney se fout de l’environnement ! »