Algue en bouteille

Il se met à courir. Courir pour ne plus penser à l’absence des vagues, courir pour laisser ses empreintes dans le sable et les mêler à celle des bêtes. L’adolescent halète, transpire et a le cœur tambourinant dans sa poitrine mais ce n’est rien face à l’angoisse qui le saisit.
Il regarde devant lui à la recherche de son océan. Il ne voit rien, pas une goutte d’eau. Alors Junid s’arrête et s’écroule sur le sable blanc chauffé par l’ardeur des rayons du soleil. Il essaye de se calmer, de se persuader qu’à l’instant où il rouvrira ses paupières, les vagues seront là, à recracher sempiternellement la même écume.
Etendu sur la plage, il apaise ses pensées et calme sa respiration saccadée. Le jeune garçon peine à reprendre un souffle régulier. Le son de l’eau, s’échouant contre le sable n’est plus présent pour guider ses expirations ; il se sent comme abandonné par une mère protectrice. Les grains de sable picotent ses jambes nues. Son corps en alerte, tendu ressent chaque bruit, chaque sensation.
Junid voit Mam en esprit, Mam chargeant l’âne de nombreux sacs, Mam avec son chapeau vert des jours de marché, Mam l’attend. Il se sent soudain coupable, il se demande pourquoi il reste sur la plage alors qu’il doit nourrir sa famille. L’adolescent ramène ses jambes contre sa poitrine. Il ne peut se lever d’un coup, le réveil risquerait d’être trop brutal. Junid continue son exercice et roule son corps sur le côté, son flanc gauche touche maintenant le sable.
Il finit par se lever et rebrousse chemin.

-Qu’est-ce que tu faisais ? Où tu étais ? Mais réponds-moi nom d’un chien !
Mam ne cesse de s’égosiller et gesticuler. Elle jette sa colère contre lui. Junid baisse les yeux, les larmes naissantes lui forment déjà un voile opaque sur les paupières.
Il se sent seul, incompris et plein de regrets. L’adolescent regrette son absence de ce matin, il regrette de ne pas avoir vu l’heure passer et d’être arrivé trop tard : sa mère était déjà partie au marché. Surtout, il regrette la mer. Au milieu de ces étals aux couleurs chaudes et gaies, de ces noix de coco ou de ces piments rouges que tous les marchands essayent de vendre au meilleur prix, Junid ne se sent guère à sa place.

  • Les vagues… Que s’est-il passé ?
    Sa mère s’apprêtait à lui asséner une gifle mais en entendant sa question, elle baisse le bras aussitôt. Mam semble bouleversée et elle n’est pas la seule. Autour d’eux, les sourires s’effacent des lèvres et les voix se taisent. Les villageois regardent Junid avec frayeur, dans un silence dissonant. Sans en avoir conscience, il a provoqué un malaise, lancé un sujet sensible. Personne ne semble vouloir briser l’omerta : l’absence de la mer est devenue un tabou. Malgré leurs peaux mates, les habitants sont livides.
    Mam finit par donner une tape sur l’arrière de la tête de son fils.
  • Arrête de dire des sottises et viens m’aider, marmonne-t-elle.
    Il se remet donc au travail, aide sa mère à sortir les poissons séchés des sacs et ne pose plus de questions. Il faut trimer à présent, Junid ne doit plus laisser vagabonder ses pensées.

Huit heures plus tard, le soleil commence doucement à décliner. Il jette ses dernières lueurs sur le sable avant de disparaître derrière l’horizon. Junid est rompu par sa journée de marché, il hésite à s’écrouler sur la plage encore une fois. Résister à la fatigue est dur, presque douloureux.
C’est alors qu’un braiement retentit. L’âne, marchant à côté de Mam, vient d’apercevoir la maison de Junid. Le garçon partage la joie de l’animal. La vision de son foyer a quelque chose de rassurant et apaisant. Voilà enfin un lieu où il pourra être en sécurité.
Ayant un regain d’énergie, il court vers la porte d’entrée et toque avec insistance. Junid ne s’est pas sitôt exécuté que Maria, sa petite sœur, lui ouvre. Elle est si mignonne avec son petit visage malicieux, sa bouche en cœur et ses cheveux crépus qui se balancent dans la brise du soir. La fillette pétille de joie, dans ses yeux, on peut discerner une étincelle d’excitation. Sa bouche s’ouvre alors et déverse un flot de paroles, impossible à stopper.

  • Junid ! Tu sais, il y a des messieurs qui sont venus. Ils étaient blancs et leurs peaux étaient toutes rouges, ils ont dit que le soleil tapait fort ici. Ils avaient de trop belles combinaisons bleues et ils sont venus installer l’eau. Et devine quoi…
    La petite plisse malicieusement les yeux. Elle meurt d’envie de révéler la surprise de la journée à son frère.
  • Dis-moi, je donne ma langue au chat, répond Junid.
    Il accorde peu d’importance à ce que va lui dire Maria, la nouvelle de l’eau potable le rend suffisamment heureux. Plus besoin d’aller chercher l’eau au puit du village, plus besoin de porter le lourd seau d’étain ! Il songe déjà aux regards envieux et admirateurs que les autres vont leur lancer.
    Pourtant, lorsque sa petite sœur lui apprend que les blancs ont aussi installé la télévision, il s’étonne tout de même. Combien ses parents ont-ils payé pour cet achat ? Junid regarde son père avec un air soupçonneux mais celui-ci lui adresse un signe de main qui se veut rassurant.
  • Ce n’était pas très cher et je ne pouvais pas résister devant le sourire de ma petite princesse, rétorque l’homme en serrant Maria dans ses bras.
    Le jeune garçon hausse les épaules, quelque peu énervé des sacrifices inutiles que fait son père pour sa sœur.
    Il se détourne de la conversation et repense à la journée qui vient de se dérouler. Elle était si étrange et chargée en imprévus ! Ressentant soudain une soif harassante, Junid décide de profiter des bénéfices de l’eau courante. Il s’approche de l’évier clinquant qui contraste fortement avec la terre battue puis s’empare d’une bouteille en verre. Il ouvre le robinet, fasciné par ce nouvel objet.
    L’eau emplit rapidement le récipient. Junid arrête vite de la faire couler ; on lui a appris à considérer l’eau comme un don du ciel et ce n’est pas maintenant qu’il va en gaspiller.
    Il porte le goulot à ses lèvres avant de stopper brusquement son mouvement. Une petite algue verte se trouve au fond de la bouteille.