Une fleur de frangipanier pour tout renouveler

Je lui ai pris la main et je l’ai suivi. Si j’avais su… Mais pour eux, on était juste des adolescents un peu dérangés : pas un groupe de jeunes juste indignés par les grands de ce monde qui ne pensent qu’aux leurs et qui, par leur faute, détruisent la Terre…
Mais comprenaient-ils seulement qu’on avait simplement peur de se réveiller le lendemain sur les cendres de notre planète ? Et que nos enfants et petits-enfants vivent dans une nature devenue quasi-inexistante, entourés de buildings rivalisant de hauteur avec les centaines d’autres massés autour ? On craignait uniquement pour la suite, NOTRE futur, et on était aussi enragés par, je ne sais pas, juste être incapables de faire quelque chose pour secouer les gens, leur faire ouvrir les yeux sur le monde dévasté par leur faute…
Et c’était pas comme si on n’avait rien fait pour ! Mais même avec quantités de slogans choquants (On n’a pas deux cœurs, l’un pour les hommes, l’autre pour les animaux, on a du cœur ou on n’en a pas. / La planète, tu la veux bleue ou bien cuite ? / Papa, Maman, je sèche comme la planète. / Hé, les adultes ! Vous mourrez de vieillesse ; moi, j’aurais pas cette chance... / Nique pas ta mère la Terre, stp. / Quand vous jetez vos déchets par terre, vous creusez la tombe de vos enfants. / La fonte des glaçons, je la veux que dans mon Coca ! / Phoque le climat !), manifestations et tentatives de sensibilisation, rien n’avait avancé pour personne… Pire : ça avait empiré ! Maintenant, Papa et Maman m’interdisaient toute sortie ayant un quelconque rapport avec, ce qu’ils appelaient, « une lubie vaine qui te passera »…

Alors, au final, c’était sans doute bien d’avoir fugué ce soir brûlant d’août et d’avoir rejoint le groupe, avec Jo, Beverley, Charlie, Nolwenn, Jacob, Kalia, Emil, Madison, Bill, Tiffany et Kerry… De toute façon, Jo nous houspillait tellement à « cogner un grand coup », comme il disait !... Mais je sentais bien qu’on était quand même un peu fous pour faire ce qu’on a fait, on était peut-être allés trop loin… Saboter le jet privé du président pour l’obliger à effectuer son voyage aux États-Unis dans un autre moyen moins polluant (on avait pris exemple sur Greta THUNBERG), si là, c’était pas un sacré coup d’éclat !...
Mais je ne regretterai jamais rien, car pour une fois, j’ai existé aussi fort que dans mes rêves, j’ai enfin vraiment compté pour quelqu’un… J’ai été primordiale dans ce plan, altérant le système de démarrage de l’avion avec Kerry pendant que les autres faisaient le guet. La plus utile, oui, mais aussi la moins exposée au danger…
Jo en a fait l’expérience ; par une simple balle reçue au cou par inadvertance par l’un des vigiles, son temps, son futur, sa vie qui l’ont quitté au même moment… Au début, je n’y ai pas cru : impossible que Jo, notre Jo, le leader du groupe, celui qui portait tout le monde à bout de bras, qui nous refaisait reprendre espoir quand on baissait les bras, nous ait quitté là, maintenant…
Malgré sa disparition, nous ne l’avons bien sûr pas oublié, surtout moi ; c’était moi qu’il avait embrassé et qui ai découvert la première la finesse hors pair de ses lèvres grenat, ses yeux vert fougère empreints d’attention et sa peau couleur du sable des dunes… C’était de moi dont il s’était entiché, en contrepartie de tout son autre fan-club (dont je faisais d’ailleurs partie), comme Kalia l’adorable cultivée ou encore Tiffany la timide aux longs cheveux d’ange… C’était à moi et à moi seule qu’il a dit ces mots presque surnaturels, et j’ai enfin ressenti le moment maintes et maintes fois décrit quand l’Amour jusque-là connu de personne d’autre que vous-même apparaît au grand jour et devient réciproque, se sublimant de plus en plus…
Bref ! Ces mots rêvés de tous, et qui deviennent personnels par la simple présence de votre nom derrière : « Je t’aime… ». C’était dans mes bras qu’il a respiré pour la dernière fois, emportant un peu de moi-même en même temps…
Mourir pour sa cause, en lançant le dernier aphorisme qu’on avait trouvé, le « Life’s too short too waste everything » (La vie est trop courte pour tout gaspiller), devenu à cet instant un summum d’ironie, c’était bien propre à lui ! Il m’avait fait penser à ce moment-là à Gavroche, le garçonnet révolutionnaire de Victor HUGO, toujours à sembler plus vivant que les autres, en étant déjà un homme tout en gardant son cœur d’enfant… Lui aussi défendait une noble cause et a succombé à une arme à feu, une dernière exhortation mourant sur ses lèvres en tombant sur le pavé de pierre… Mon Gavroche à moi m’avait presque ensorcelée et poussée à commettre des choses que je n’aurais jamais faites auparavant… Peut-être qu’à chaque coup d’œil que je lui jetais, un peu de son tempérament de feu que j’admirais tant, transitait de son esprit au mien…

Eh oui, malgré son absence, on avait continué notre lutte silencieuse – enfin, presque discrète, vu que les discours enflammés de Madison qui ressortait sans cesse des devises ancestrales de milliers de féministes ne passaient pas vraiment inaperçus…– ; en sa mémoire, et parce qu’il aurait toujours voulu qu’on continue même sans lui… On a pris un symbole singulier, très personnel, qui nous reflétait bien par son éclat, son exotisme et sa signification : c’était un emblème de renouveau, d’un nouveau départ, d’une vie toute neuve : une fleur délicate de frangipanier plumeria aux corolles jaune safran des îles paradisiaques hawaïennes. On a persévéré à être une ribambelle de couleurs, un arc-en-ciel de teintes toutes différentes mais soudées ; après ça, je me suis élancée dans la lumière, j’ai ressenti pour une fois autre chose que rien ; je me suis enfuie de ma cage de morosité ; je me suis jetée à l’eau, et je n’ai pas fait que y tremper le bout du pied ; j’ai enfin pu éprouver autour de moi quelque chose, là, qui séjournait depuis trop longtemps au fond de mon cœur et qui courait maintenant sur ma peau en frissons légers, qui batifolait presque tout le temps telle une rivière sous le soleil estival autour de moi-même : quelque chose de pratiquement indescriptible mais qu’on cite comme désir, amour ou encore exaltation ; des choses d’apparence complètement opposées mais qui se rejoignaient pour moi à chaque réunion de notre groupe. Grâce à eux, à Jo et tous les autres, ils m’ont fait devenir autre chose que le grossier bouton d’or craintif qui n’osait pas se montrer au monde que j’étais… : alors je leur devais bien ça !
Alors pour lui, pour son nom qui scintillait éternellement dans le ciel utopique d’un monde sans pollueurs, on a poursuivi, oui, on a répété notre bataille, alimentés par un désir presque déraisonnable d’avoir un jour une planète, non plus appelée « bleue », mais plutôt connue comme « verte ». Et parce qu’on avait tout simplement envie de vivre.