En quête du son

Il se met à courir. Il court, suit les pas d’animaux, il reconnaît des pas de cerfs, de loups. Il est déboussolé, il arrive en des lieux qu’il n’a jamais explorés. Il n’a jamais eu autant confiance dans les animaux, il espère les voir sains et saufs. Plus il avance, moins il y a de pas, il ralentit, s’arrête. Il regarde autour de lui, la jungle interminable, ses différentes couleurs ; les différents tons de verts, la couleur des fleurs, des fruits. La chaleur est étouffante, le ciel est gris, il n’y a pas d’oiseaux, il continue sa marche derrière les feuilles épaisses des arbres fruitiers.
En se faufilant à travers les feuilles, il tombe sur une porte, comme si toute la maison s’était envolée et qu’il ne restait plus que cette porte. Une porte en bois, sombre, il regarde derrière celle-ci en passant sur les côtés, il n’y a rien. Il hésite à l’ouvrir, trouvant ça drôle, il ouvre la porte lentement, elle est lourde, il passe le pan de la porte et la referme derrière lui. Junid regarde autour de lui, essaye de distinguer des bruits signifiant que tout cela n’était qu’un rêve et qu’il pourra accomplir les nombreuses tâches de la journées, longues et ennuyeuses. Mais rien n’a changé, la même jungle, les mêmes feuilles, le même silence. Il continue sa marche dans la jungle éternelle.
Quand soudain, il est pris de panique, son souffle se coupe, tout son corps se tétanise. Il aperçoit un jeune homme, son corps et son visage sont une ombre brumeuse et sombre. Junid se cache derrière un arbre à l’écorce dure et craquelée pour observer cette ombre étonnante. Le jeune homme brumeux s’agenouille, se met à gémir, hurler de douleur, il se tire les cheveux. Junid discerne alors ses yeux en amande, son nez retroussé, sa bouche fine, il observe son visage, il se reconnaît, c’est lui. L’ombre s’allonge par terre, arrête de hurler, et pleure, toutes les larmes se déversent sur son visage. Junid décide de s’approcher doucement, il pose son pied sur une branche, elle craque sous son poids. L’ombre se lève, regarde Junid, ils ont peur. Les deux garçons se regardent dans les yeux. Junid veut crier, hurler de peur, l’ombre l’épouvante. Son double pousse un cri de terreur, sa mâchoire immense face au visage de Junid, il peut sentir son haleine ; sa rage, sa tristesse. L’ombre disparaît, elle n’est plus que poussière. La cendre noir devient ruban et se met à voler à travers les lianes, les arbres, jusqu’à disparaître dans le ciel gris et nuageux. Junid sent son cœur battre à toute vitesse.
Il continue sa marche et décide de suivre la direction des cendres de son double. En posant son deuxième pied sur le sol, il remarque une montre, la prend et l’observe curieusement. Enfin un indice, se dit-il intérieurement. La montre est cassée, il discerne que l’heure s’est arrêtée à 4h03. C’est une montre de qualité, le bracelet en cuir noir. Il la prend, et continue de marcher dans la boue humide et compacte. Junid est toujours aussi inquiet de ce silence lourd. Il regarde de nouveau la montre pour peut-être apercevoir un petit détail, il la sort, regarde l’heure machinalement. L’heure a changé, il est maintenant 6h53. Il ne comprend pas, il n’a pas mis deux heures pour se lever et faire cinq pas. Il range la montre, et essaie de trouver une raison rationnelle.
En levant la tête, il voit son père, un homme d’une cinquantaine d’années, les cheveux et la barbe grisonnant, la peau mate due aux longues heures sur son bateau. Junid court vers son père. Celui-ci le regarde courir, se tourne lentement, tout en légèreté puis se met à courir dans une autre direction, comme s’il cherchait à fuir son fils. Il disparait derrière un manguier. En voyant son père fuir, le fils ralentit jusqu’à s’arrêter devant le manguier. Il est perdu, dans sa tête et dans cette jungle. Il reste la bouche ouverte, stupéfait de l’action de son père.
Le silence est omniprésent, même sa petite voix intérieure a disparu. Elle a été absorbée par le silence comme les étoiles absorbées par le trou noir. Il décide de se poser, il s’assoit devant le manguier. Il respire, prend conscience de sa respiration, elle est saccadée, il reprend alors une respiration lente et apaisée. À chaque inspiration, son ventre gonfle, et dégonfle à chaque expiration. Il entend son souffle, la brise légère sur les branches d’arbre. On pourrait croire que les arbres respirent avec lui.
Il ouvre les yeux, se lève et voit une porte, elle est différente de la première, celle-ci est légère et claire. Plus il s’approche de cette porte, plus il entend les sons qu’il connait si bien ; la mer, le vent, les oiseaux, le bois des arbres qui craque. Il l’ouvre, il est aveuglé par la lumière. Ses yeux s’ouvrent, il ne distingue aucune couleur, il ne voit que du blanc ; le sol, le plafond, les murs sont blancs. Il voit alors une porte s’ouvrir, il recule et voit un vieil homme portant une longue barbe et une tunique en lin beige. L’homme à la longue barbe reste bloqué face au jeune homme. Sa bouche forme un « o » comme s’il s’était trompé d’endroit et qu’il ne devait pas être ici. Le vieil homme avance et ferme la porte derrière lui. Il vient vers Junid, les mains derrière son dos comme beaucoup de vieilles personnes font. Il s’approche jusqu’à Junid, met les mains sur les épaules du jeune et dit :

  • Bravo, jeune homme ! Je suis fier de toi !
    Junid reste perplexe face aux félicitations.
  • Cela fait très longtemps que nous avons vu quelqu’un ici.
    Junid ouvre la bouche pour parler et contrairement à auparavant, il n’y a pas de blocage, il peut de nouveau parler.
  • Mais… où suis-je ?
  • Tu es au passage de la révélation.
  • Comment ça ?
  • Je vais te donner la clef du son.
  • Mais…
    Junid se fait couper par le vieil homme.
  • Tu as pris conscience du monde, de la nature, des sons que l’univers, que la Terre a créés.
    L’homme lui tend la clef.
  • N’oublie pas de savourer le temps qui passe, profite.
    La clef est jaune, elle est légère, il approche la clef de ses yeux pour mieux l’observer, il distingue alors une sorte de petite bille avec, à l’intérieur, des galaxies, des étoiles ; il regarde l’univers. Il y a tout d’un coup, dans son corps, un souffle nouveau, une sorte de tempête, douce et pure. Ses yeux s’écarquillent, il prend conscience qu’il est l’œuvre de cette nature, de cet univers, qu’il est rempli de ces vagues, de ce sable, de ces étoiles. Il l’approche ensuite de son oreille, il entend les bruits qui lui ont tant manqué. Il lève les yeux, l’homme a disparu, mais la porte en bois sombre qu’il a ouverte dans la jungle est en face de lui. Il passe la clef dans la serrure, prend une grande inspiration, empoigne la clenche, les bruits accélèrent, il s’empresse d’ouvrir la porte.
    Il cligne des yeux, sent la brise légère lui caresser le visage, il ouvre les yeux, il est sur sa terrasse face à la mer, elle est revenue, elle est là. Ses pupilles se dilatent. Les vagues qui se fracassent sur les rochers, les sifflotements des oiseaux résonnent, les arbres dansent à nouveau orchestrés par le vent. Junid savoure ce moment, il court sur la plage comme si c’était la dernière fois.