Terres rares

Il se met à courir. Il crie à tue-tête « Papa !!! Maman !!! ». Mais personne ne lui répond. L’île semble désertée. Il décide alors de marcher en suivant les empreintes qui se dirigent droit vers l’océan disparu, se déchirant les pieds contre les coraux asséchés. Avec cette chaleur étouffante qui alourdit l’atmosphère, Junid avance lentement. Il se concentre sur les formes au sol et perd la notion du temps. Peut-être s’est-il passé quelques minutes, peut-être quelques heures. L’île s’éloigne peu à peu. Terrassé par la chaleur, la soif et la faim, l’enfant ralentit encore sa cadence, à bout de forces. Son regard s’illumine soudain à la vue d’une flaque d’eau limpide qui scintille dans le soleil et l’invite à y poser ses lèvres. Il se précipite pour recueillir le précieux liquide et commence à le boire à grandes gorgées quand il est saisi d’un haut-le-cœur. Ce ne sont là que les dernières gouttes de la vaste étendue salée qui entourait son île chérie il y a encore quelques heures.
Il se relève et aperçoit alors d’autres trous d’eau plus profonds où nagent des dizaines de poissons retranchés, grouillant comme des vers dans un cadavre en décomposition. Tenaillé par la faim, il va devoir surmonter son dégoût et manger un des poissons. Il prend son courage à deux mains, se penche vers l’eau et d’un coup sec attrape un énorme mérou qui gigote entre ses doigts. Il lui prend la queue et lui frappe la tête contre une grosse pierre comme son papa lui a appris. Il amène le poisson à sa bouche. L’odeur pestilentielle lui retourne l’estomac. Il prend une grande inspiration, se pince le nez et mord dans la chaire sanguinolente. Les écailles lui écorchent le palais, les arêtes lui cisaillent l’œsophage, il manque de s’étouffer mais parvient finalement à déglutir.
Au loin un bruit sourd se fait entendre. Malgré sa fatigue, il court en direction de cette plainte lancinante qui l’interroge. Il aperçoit à l’horizon une forme étrange et sombre et ralentit le pas, éprouvant soudain un malaise lorsqu’il distingue une immense baleine à bosse. L’animal terrorisé agonise à terre en poussant une plainte lugubre qui lui glace le sang. Il se précipite sur le majestueux cétacé pour lui venir en aide, mais réalise son impuissance. L’œil noir, implorant, fixé sur le regard du garçon, se voile peu à peu. Les sanglots montent dans la gorge de Junid alors qu’il pose sa main sur la peau rugueuse de la baleine dans un dernier adieu. Il s’éloigne à petits pas et continue à suivre les traces d’animaux, qui se dirigent désormais vers une autre île dans le lointain.

Il reconnaît l’île minière dont son père lui a souvent parlé : cette île artificielle, entièrement constituée de roche extraite du fond des mers, avec dans son prolongement le plus grand barrage au monde. Un barrage censé retenir l’océan autour de la dernière mine de terres rares, devenues désormais indispensables pour les composants électroniques dont les êtres humains ne peuvent plus se passer. La société qui exploite cette mine a employé son père juste avant sa naissance. C’est un souvenir qu’il n’aime guère évoquer, car il lui rappelle des années de dur labeur. Chaque jour, les ouvriers doivent excaver plus de 100 000 tonnes de roche pour extraire quelques grammes de terres rares. La profondeur de la mine atteint plusieurs centaines de kilomètres, mordant la croûte terrestre et rejetant dans l’océan les milliards de litres de produits toxiques utilisés pour raffiner les précieux minéraux. Lorsque son père a vu les dégâts produits sur l’environnement, il a sonné l’alarme, et a subi les foudres de son employeur qui l’a renvoyé.
Junid a également beaucoup entendu parler du barrage, qui défiait toutes les lois de la physique. Tel le Titanic, il devait être à toute épreuve. Et pourtant, tout comme le célèbre paquebot, ses pouvoirs ont été surestimés. Les produits toxiques associés au sel de la mer ont lentement rongé l’alliage spécialement conçu et l’eau s’est infiltrée insidieusement, faisant peser une menace sur le barrage de jour en jour. Jusqu’à ce matin où le barrage a cédé d’un coup. L’eau s’est engouffrée dans les milliers de kilomètres de galeries, noyant hommes et machines sur son passage. Voilà pourquoi l’océan semble s’être retiré en une nuit. Une angoisse l’étreint : ses parents sont partis en mer la veille. Que leur est-il arrivé ? Sont-ils encore en vie ? Cette interrogation lui redonne du courage et il se met à courir vers le gouffre de la mine.
Il franchit aisément les zones de sécurité dont les murs ont été balayés par l’océan englouti, et se retrouve au bord du gigantesque précipice empli d’eau. Sidéré, il en examine la surface : les machines sont restées au fond de l’exploitation, mais les cadavres des malheureux qui travaillaient flottent inertes, gonflés comme des calebasses. Les caisses de TNT, les casques de chantier, les palettes de bois, et tout un mélange de plastique, d’huile et de polystyrène recouvrent la superficie de la mine. Soudain, un détail le paralyse : le bateau de son père, éventré, se trouve parmi les détritus. On y voit encore la planche où figure son nom : « Gaïa ». Pris de panique, il hurle le nom de ses parents mais seul le silence parvient à ses oreilles. Alors, comme les animaux l’ont fait avant lui, il suit son instinct et se met à courir
désespérément, sans s’apercevoir que ses traces recouvrent les leurs. Il prend la direction des terrils de l’île minière que l’entreprise a couverts de végétation pour vanter sa gloire dans les campagnes de publicité.
Il traverse d’abord une forêt touffue où il est surpris d’entendre enfin des chants d’oiseaux. La vie semble avoir repris son cours dans cet espace isolé. Il marche longtemps avant de parvenir à une clairière où poussent les mêmes baies sauvages que sa mère ramasse et ajoute à sa soupe tous les soirs. Les traces des animaux finissent ici : dans un immense brouhaha se trouvent toutes les espèces qui ont disparu et qui vagabondent librement. Il distingue quelques chiens, des singes, des sangliers, des tortues, des toucans, des ratons-laveurs, des tapirs, et même ses trois poules qui semblent bien fatiguées de tout ce chemin. Et au milieu de cette foire animalière, ses parents en chair et en os. Les larmes aux yeux, il court vers ces visages chéris.
La famille réunie regarde autour d’elle : dans un monde dévasté, cet endroit possède toutes les ressources nécessaires à leur survie. L’instinct des animaux ne les a pas trompés, cette île symbole du malheur est devenue leur arche de Noé. Il leur reste maintenant à tout reconstruire.
Après plusieurs mois de procès, le dirigeant de l’entreprise « Mining Co. » qui exploitait la plus grande mine sous-marine au monde fut condamné et emprisonné à vie pour dégradation massive d’un environnement naturel. L’architecte du barrage fut également condamné pour avoir négligé des éléments essentiels à la sécurité de l’ouvrage. Les dommages provoqués ne purent jamais être réparés.
« Lorsque le dernier arbre aura été abattu, le dernier fleuve pollué, le dernier poisson capturé, vous vous rendrez compte que l’argent ne se mange pas ».
Chief Seattle.