L’azur des mers

Il se met à courir. Mais il s’arrête bientôt car la mélodie qu’il entend alors est si envoûtante, si attirante que nul ne pourrait y résister. Junid, comme hypnotisé, ne pense plus au vent, aux oiseaux ou à la mer, il ne veut plus qu’une chose : découvrir la provenance de cette magnifique musique. Il voit pour la première fois la mer sans eau. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, il n’y a pas que du sable. Il y a certes du sable, mais aussi des rochers, des algues séchées, des petits galets, des coquillages... Il n’y a surtout plus âme qui vive sur cette grande étendue dénuée d’eau. Junid aurait sans doute été attristé par cette dévastation si seulement il y prêtait attention, mais il est toujours absorbé par l’étrange chanson. Cette dernière l’a mené loin de chez lui près d’une profonde fosse. Junid s’apprête à y sauter pour rejoindre la voix quand une petite main griffue lui agrippe la chemise et le tire en arrière. Cependant la musique est toujours là. Junid l’entend. Il est bien décidé à atteindre l’ensorcelante mélopée, lorsqu’une minuscule chose saute sur son dos et lui hurle un « Hiiiiiiiiiiiiiii ! » strident dans les oreilles. La tête lui tourne, sa vue se trouble et il trébuche.
Remis de ses émotions, Junid s’apprête à s’expliquer avec la personne qui lui a crié dans les oreilles. Il se retourne vivement vers la petite créature qui est maintenant descendue de ses épaules. Avant qu’il ne puisse prononcer quoi que ce soit, elle dit d’une voix aiguë et fluette : « Tu n’entends plus la musique ? »
Junid entend à peine la question, il est plongé dans l’examen de l’étrange être parlant qui se trouve devant lui : un visage parfaitement triangulaire avec des cheveux noirs et rêches se dressant sur sa tête, des petites cornes et des oreilles pointues, des yeux comme deux fentes horizontales et un nez (si c’en est bien un) réduit à deux trous au milieu du visage. Junid a soudain froid dans le dos, lorsqu’il note la longue rangée de dents pointues et acérées que la chose a dans la bouche. Néanmoins, son effroi se dissipe bien vite quand il se rend compte qu’elle arrive à peine à son genou. Le reste de son corps est tout aussi étrange que sa tête : elle est vêtue d’une tunique faite de mousses et de feuilles, tout son corps est recouvert de poils à l’exception de ses pieds, ses derniers sont imberbes et ont, tout comme ses mains, seulement trois doigts. Comme c’est drôle ! Le cours des pensées de Junid est soudain interrompu par la petite chose qui crie : « Hé-ho ! Es-tu toujours ensorcelé ? » Voyant qu’il a de nouveau l’attention de Junid, le petit bonhomme reprend : « Je suppose que tu n’as rien écouté à ce que j’ai dit ?

  • Non, je suis désolé, répond Junid, légèrement gêné.
    Dans un gloussement de rire, la créature lui dit, visiblement amusée :
  • Ne le sois pas, ce n’est pas tous les jours qu’un humain rencontre un Terraline. Je suis un gobelin de la terre et le guérisseur de ma tribu. Enchanté, dit-il tout sourire, les deux mains fièrement plantées sur les hanches. Malheureusement, nous ne sommes plus très nombreux car, jadis, les humains nous ont chassés : ils ont eu peur de nous, ou plutôt de notre physique… Nous nous sommes cachés et le résultat est que l’on nous a oubliés. Mais c’est très bien comme ça ! Au fait, mon nom est Casimir, tu peux m’appeler Casim. Et toi, tu es Junid, je crois. »
    Junid est stupéfait par ce qu’il vient d’entendre et aussi parce que ce gobelin a prononcé tout cela sans reprendre son souffle une seule fois. Un millier de questions taraudent le jeune garçon :
    « Mais que faites-vous ici ? Au milieu de rien ? Comment m’avez-vous trouvé ? Pourquoi m’avez-vous empêché de tomber ? Comment connaissez-vous mon nom ?... »
    Les yeux pétillants de malice, Casimir l’interrompt :
    « Très bonnes questions, jeune homme, très bonnes questions. Et bien, j’ai été envoyé en mission spéciale par ma tribu pour délivrer la mer de la terrible emprise du tyran des terres du sud. Vois-tu, nous les Terralines, avons besoin de beaucoup plus d’eau que vous pour hydrater notre corps et, depuis la disparition de la mer et des rivières, les membres de ma tribu se meurent. Et puis, je me sens un peu responsable de toute cette catastrophe », murmure-t-il en baissant les yeux vers ses pointes de pieds.
    Junid écoute, assimile ces informations et finalement questionne encore, interloqué :
    « Je vois bien que la mer a disparu et j’en suis, d’ailleurs, le premier effaré, mais comment une personne pourrait retenir la mer ? On ne peut pas lui mettre un bouchon ! Et pourquoi serait-ce de votre faute ? »
    Dès qu’il a fini de parler, Junid regrette ses paroles car les yeux si pétillants de Casimir se voilent de tristesse : on voit, à son visage, que les paroles de Junid ont ranimé un souvenir douloureux. Le petit Terraline se met à regarder au loin, vers le soleil, comme dans l’espoir d’apercevoir quelque chose ou quelqu’un. Il plisse le nez, sautille sur ses pieds et reprend :
    « Tu veux vraiment savoir toute l’histoire ? » Junid opine. « Très bien ! »
    Une immense rage semble s’être soudainement emparée du gobelin, Junid a un peu peur mais il a très envie de découvrir l’histoire, apparemment tragique, de Casimir.
    « Il y a très longtemps, lorsque j’étais petit, j’avais un ami, un meilleur ami. Il s’appelait Solaire. Nous étions comme les trois doigts de la main, jamais l’un sans l’autre. » Casimir est comme plongé dans ses souvenirs, un triste sourire aux lèvres. Mais il reprend bientôt avec une férocité renouvelée :« Un jour où une partie de jeu s’était un peu trop enflammée, nous déboulions dans le temple du village, j’étais toujours enclin à jouer, et je me retournais vers mon compagnon qui, lui, s’était arrêté. Dans l’obscurité du temple, je ne le distinguais pas très bien, mais je voyais qu’il fixait quelque chose devant lui. Alors je me tournais pour comprendre ce qu’il regardait, je fus happé par la vue d’une chose splendide : c’était une pierre de couleur azur, légèrement transparente, avec des reflets plus foncés. C’est comme cela que Solaire et moi apprîmes l’existence de l’Azur des mers. C’est une pierre magique et précieuse, la fierté de notre tribu, son pouvoir est d’attirer toute l’eau des environs autour d’elle et, si on le veut et si le sorcier est puissant, même toute l’eau de la terre ! Malheureusement, un des plus gros défauts de Solaire est qu’il aime les belles choses. Trop, beaucoup trop. Autant te le dire, la pierre l’a tout de suite fait rêver : avoir une si belle chose, et puis avoir beaucoup de pouvoir aussi, oui, ça lui plaisait… Plus le temps passait et plus il devenait bizarre : toujours fourré au temple, de plus en plus distant avec moi, et puis silencieux et secret… Peu à peu, je perdais mon ami. Il n’existait plus, ce n’était plus lui. Un jour où il paraissait particulièrement louche, j’ai craint qu’il ne prépare un mauvais coup. J’ai décidé de le suivre lorsque je l’ai vu entrer dans le temple. J’ai compris quand je vis comment il regardait la pierre : ce traître voulait la voler ! Au moment où il saisit l’Azur, je l’ai supplié : ‘’Stop ! Arrête Solaire, je t’en prie ! Pense à la tribu, elle a besoin de la pierre !’’ Et jamais je n’oublierai la façon donc il m’a cruellement répondu : ‘’Au diable la tribu, je prends la pierre !’’ Sur ces mots, il sortit et s’enveloppa des couleurs de la nuit. »
    Junid est horrifié : comment une personne peut-elle être si égoïste ? C’est tout de même triste qu’une quête de pouvoir sépare deux amis. Toujours regardant au loin, Casimir reprend :
    « Il y a maintenant un gros problème car Solaire, où qu’il soit, s’est mis à jouer avec l’Azur. Voilà pourquoi il n’y a plus d’eau nulle part. C’est lui, le Tyran des mers du Sud. Maintenant c’est à moi de sauver la tribu, de sauver le monde... Et à toi aussi si tu acceptes de m’accompagner. »
    Les pensées tourbillonnent dans la tête de Junid : serait-il à la hauteur ? Oui mais s’il lui arrivait quelque chose... Et ses parents, seraient-ils d’accord ? Il faudrait leur demander… « Ne t’inquiète pas pour tes parents, nous leur enverrons un message. » Junid sursaute, dévisage Casimir et finit par lui demander :
    « Mais comment fais-tu pour deviner ce que je pense ? C’est comme pour mon prénom tout à l’heure, on ne se connaissait même pas !
  • Je suis guérisseur mon ami, réplique le gobelin, en retrouvant son air énigmatique, et les guérisseurs ont certains pouvoirs, dont celui de lire dans les pensées. Mais assez perdu de temps ! Nous devons partir sinon nous ne serons jamais à temps à Nuage, la capitale du Nord. C’est là que Solaire a établi son pouvoir. »
    Retrouvons nos héros après cinq jours de marche. Deux jours plus tôt, Junid a pu envoyer un message à ses parents grâce à Blanche, la colombe apprivoisée de Casimir. Ne sachant pas vraiment quoi leur dire, il invente qu’il est parti à Île-Vague, la capitale du Sud, avec sa classe, pour un voyage scolaire inopiné. Junid n’a pas eu longtemps à penser à la crédibilité de cette excuse, Casim et lui ont, comme on dit, « d’autres chats à fouetter » : ils sont bien arrivés à Nuage mais n’ont pas un sou vaillant et personne ne veut héberger un couple de vagabonds si étranges.
    « Et oui, disent-ils tous, les temps sont durs. Il faut bien gagner sa vie. Allez voir plus loin et faites attention au couvre-feu ! » Couvre-feu, il y a un couvre-feu ? Là, c’est la panique : il faut vite trouver un endroit où dormir. Junid et Casim courent maintenant, ils demandent l’hospitalité à tous les gens qu’ils croisent, ils frappent aux portes. Soudain, ils entendent un long bruit sourd et régulier qui leur glace le sang : claquement de bottes. Il est trop tard : les soldats de la cité Nuage vont bientôt arriver et ils seront pris au piège. Non, ils ne se feront pas attraper ! Junid attrape Casimir par la taille et l’emporte dans une ruelle qu’il prend au hasard. Leur vie ne tient plus qu’à un fil, celui de la chance. Pendant un moment, ils enfilent les rues et arrière-cours au hasard. De la sueur perle sur le visage de Junid : une impasse ! Ils sont perdus, les soldats se rapprochent, Junid se tourne en direction du bruit, résolu à se faire arrêter en homme fier. Lorsqu’une faible voix l’interpelle :
    « Hé ! Entre vite, dépêche-toi, ils vont vous attraper ! »
    Junid n’hésite pas une seconde, Casimir non plus. Ils entrent rapidement par une porte entrouverte, juste à temps : les soldats passent devant l’impasse. Casim se tourne vers leur sauveur : « Comment te remercier, sans toi, nous étions cuits ! » C’est une fillette rousse d’à peu près six ans, avec de jolis yeux bleus, qui lui répond : « Vous n’avez pas à me remercier, mère dit toujours qu’il faut aider les pauvres gens. Bienvenue chez moi ! »
    Ils suivent la petite fille qui monte un étroit escalier et une dame, plutôt forte et très belle, les accueille en haut des marches : « Je m’appelle Dalia et voici ma fille Iris. Vous pouvez rester ici cette nuit.
  • Merci Madame, nous sommes ravis d’avoir échappé aux gardes mais, pardon Madame, avez-vous toujours coutume d’accueillir les inconnus ?, demande Casimir circonspect. Les temps ne sont pourtant pas très sûrs.
  • C’est que ma chère fille a un don : elle lit le cœur des gens et n’invite à entrer que ceux qui ont besoin d’assistance et de réconfort, glisse la prénommée Dalia avec un clin d’œil amusé. Quant à moi, je ne me laisse pas facilement berner ! »
    Ils passent une soirée chaleureuse avec Iris et Dalia. Ils leur racontent leur histoire et apprennent que Dalia travaille au palais, où Solaire règne maintenant en maître. Ils mettent au point un plan pour entrer dans le château dès le lendemain.
    Devant le palais, Junid et Casimir restent bouches bées : tours, cheminées, balcons et statues magnifiquement décorés de couleurs et dorures. Pas de doute : Solaire aime les belles choses. Un garde surveille l’entrée. Dalia prend la parole :
    « Bonjour Gustave. Comment va ta mère ? Voici de nouvelles recrues pour les fantassins du maître. »
    Le garde bredouille quelques paroles dans sa moustache et les laisse passer, en les suivant vaguement du regard. Plus personne ne parle entre nos amis, le moindre mot pourrait leur être fatal. Ils arrivent bientôt dans une étrange pièce, un cellier ?, remplie de chariots repas. Dalia leur fait alors un signe discret indiquant l’intérieur d’un chariot. Junid ne comprend pas mais Casimir lui tire la chemise et l’entraîne dans le chariot, cachés derrière un voilage. Dalia se met en route. Ils ont compris qu’arrivée à la chambre de Solaire, Dalia devrait partir. Junid a très peur, mais la présence à ses côtés de son si petit mais si brave ami le réconforte. Le chariot tourne brusquement. Junid sait que c’est la chambre de Solaire. Dalia avance dans la pièce et fait rouler le chariot sur deux mètres environ. Puis Junid entend les pas de leur complice s’éloigner. Plus le temps passe, plus Junid est tendu. Il transpire. Ne pouvant plus résister à la tentation, il écarte le petit rideau qui les sépare de Solaire. Il voit une scène presque cocasse : un petit gobelin est assis sur un énorme fauteuil. On le devine gobelin par sa taille, ses yeux à l’horizontale et ses petites cornes. Sinon un faux-nez cache les deux trous au milieu de son visage. Il porte un costume noir, un petit chapeau noir est posé entre ses cornes, il fume un cigare. Et, sans mentir, il est vraiment gros. Ce qui est peut-être le plus curieux et vraiment insupportable, c’est qu’il n’arrête pas de parler. De parler seul et à tue-tête. De parler argent, puissance et pouvoir. Il ne peut pas faire deux phrases sans ces mots, et il parle si vite ! Pour représenter l’image d’une personne avide de pouvoir, on ne peut faire mieux. Junid n’en peut plus de tout ce bavardage, sa tête va exploser. Voilà pourquoi, sans pouvoir se retenir, sous le regard horrifié de Casim, il hurle pour le faire taire : « Stooooooooooop ! Mais qu’il se taise ! »
    Il y a un long silence pendant lequel Junid prend conscience de la bêtise qu’il a faite. L’instant suivant, Junid et Casimir entendent la voix grave de Solaire ordonner : « Gardes ! Attrapez les intrus ! » Ils se sentent alors soulevés de terre, emmenés de force et déposés devant Solaire qui ricane :
    « - Tiens, Casim ! Ça fait longtemps ! Qui est la jeune personne qui t’accompagne ? Elle est décidée à mourir avec toi ?
  • C’est Junid, mon compagnon, mon ami, une personne de confiance. Pas comme toi !, crache Casim. Je t’en supplie, Solaire, libère la mer tout de suite ! Le monde se meurt !
  • Non, elle me rapporte beaucoup trop d’argent. Venez voir par vous-même ! »
    Solaire fait signe aux quatre gardes massifs de conduire ses prisonniers au balcon. Devant eux s’ouvre un paysage époustouflant : il y a quelques habitations, une forêt dense et enfin, loin au-delà, une gigantesque montagne. Tout en haut de cette dernière trône une sphère d’eau, immense, démesurée, scintillante. Tout le monde est absorbé par cette vision extraordinaire. Solaire le premier.
    Junid remarque une petite table basse, à l’entrée du balcon. Au centre, un récipient de cristal contient quelque chose aux reflets bleus. C’est brillant, c’est palpitant, c’est… l’Azur des mers ! Alors, sans réfléchir, Junid se débat, se libère de l’étreinte du garde qui l’enserre, se jette sur la table et s’empare de la pierre. Le petit caillou qu’il tient maintenant au creux de sa main est la clef de tout ! Il faut juste la casser ! Tout va alors très vite, il brandit son poing haut et dit :
    « C’est bien cela votre trésor ? Regardez ce que j’en fais ! » Junid jette la pierre par terre avec rage. Elle se brise en mille morceaux. L’instant d’après, on entend un bourdonnement sourd et toute la ville est prise de tremblement. Profitant de la surprise générale, Casimir attrape Junid par le bras et ils s’échappent en courant de la chambre, se précipitent dans le couloir, s’engouffrent dans une porte, traversent une cour, bousculent des gardes et finalement sortent du château. Juste à temps car ce dernier s’effondre dans un fracas assourdissant. La mer, libérée, dévale bientôt les rues de la ville, formant ruisselets puis rivières puis torrents. Que faire ? Comment s’échapper ?
    Une barque s’avance dans les rues inondées, avec Dalia à la manœuvre et Iris devant, leur faisant de grands signes ! Junid monte à bord, Casim juché sur ses épaules. Tous les quatre se laissent dériver pour enfin arriver à la mer reconstituée. Quel bonheur de voir l’étendue bleue et brillante, sentir le sel picoter le nez, se laisser ballotter au gré des vagues, entendre leur clapotis et le cri strident des mouettes. On arrive à un moment en vue de la maison de Junid. Les amis se disent au revoir mais chacun sait que ce n’est pas pour toujours : d’autres aventures les réuniront bientôt. Junid et Casimir ont sauvé la mer mais l’Azur, brisée, repose au fond de l’eau. Il faudra bien aider les Terralines.
    Voilà comment finit l’histoire de Junid, Casimir, Solaire et la pierre d’Azur.