L’Oiseau

George invite machinalement le vieillard à entrer, et c’est précisément au moment où il referme la porte derrière lui qu’il remarque qu’aucune trace de pas n’imprime la neige.

— « Mais qui êtes-vous ? » demande Georges au vieillard assis devant lui.

Depuis qu’il a vu l’absence de traces de pas dehors, les pires scénarios défilent dans sa tête. Le vieil homme est un fantôme du passé venu pour se venger, un serial killer qui va le tuer dans d’atroces souffrances…

Georges avait fait assoir l’étrange visiteur dans son salon et lui avait servi un café. Faisait-il preuve de sympathie avec son futur bourreau ? Peut-être… mais Georges est pour le moment trop stupéfait pour s’inquiéter de quoi que ce soit.

— « Tu ne me reconnais vraiment pas ? C’est fou ! » répond le vieillard quand Georges s’installe dans un fauteuil en face de lui.

Georges est persuadé de n’avoir jamais croisé ce visage. Visiblement il passe à côté de quelque chose. Il en a bien conscience, mais ne sait pas de quoi il s’agit. Comme Georges ne répond pas, le vieillard sort un objet rond de sa poche de manteau et le lui tend. Sans comprendre, Georges le saisit et le regarde de plus près. Il réalise que c’est un œuf. Un petit œuf blanc moucheté de bleu. Comme si quelqu’un l’avait éclaboussé avec un pinceau. Georges ressent cette désagréable impression de déjà-vu. Cette scène a déjà eu lieu, cette réflexion, il l’a déjà eue. Soudain, l’œuf dans la main de Georges se liquéfie et se change en oisillon. Georges écarquille les yeux en comprenant petit à petit ce qui se passe. Il regarde tour à tour le vieillard et le petit oiseau. Il se rend compte que ce dernier grandit miraculeusement en quelques secondes. Ce n’est plus un frêle petit oiseau qui se tient dans le creux de sa main, mais bien une colombe de taille adulte. Une colombe mouchetée de bleu. Elle s’envole pour se poser sur la main du vieil homme qui prend la parole.

— « Léonard, c’est mon nom. Celui que tu m’as donné. Ça y est ? La mémoire te revient ?
— Je ne comprends pas… Comment est-ce possible ? » demande Georges en jetant un regard nerveux en direction de son cahier ouvert sur son bureau.

Effectivement, la mémoire lui revient. L’homme assis en face de lui, l’homme qui boit son café en le regardant par-dessus sa tasse sort tout droit de son imagination. Cet homme est le personnage principal de son roman. Le magicien Léonard Calix. Léonard pose sa tasse de café et sourit en silence.

— « Comment êtes-vous sorti de… de mon livre ? Comment est-ce possible ? Je ne comprends pas ! Comment avez-vous pu arriver ici ? » s’exclame Georges.

Le vieillard sourit de plus belle et sans répondre se dirige vers le bureau de Georges où le cahier est toujours grand ouvert. Le magicien lit rapidement la page que Georges avait eu tant de mal à écrire la veille.

— « C’est bien ce que je me disais. Tu as du mal, n’est-ce pas ? » dit Léonard toujours le nez dans le cahier.

Le magicien se dirige alors vers la fenêtre au-dessus du bureau de Georges. L’ouvre, et laisse la colombe s’envoler vers le ciel cotonneux qui n’allait pas tarder à déverser ses flocons. Le magicien referme la fenêtre devant les yeux surpris et de Georges.

—  « Tu prendras soin d’elle ? »

Georges acquiesce en silence.

Léonard reprend place sur le canapé, ouvre son sac de voyage et en sort un grand sablier. Ce sablier, Georges le connait — évidement, c’est lui qui l’a inventé —. Dans ce sablier, le sable noir ne coule pas du haut vers le bas, mais est aspiré vers le haut.

—  « Je n’ai pas beaucoup de temps, mais je vais essayer de t’aider. » dit le vieillard en regardant le sablier.

Georges commence sérieusement à trouver ce personnage désagréable. Il regrette à présent de lui avoir donné un tel caractère. Cependant, comment pouvait-il savoir qu’il lui rendrait visite ?

—  « Et vous allez m’aider pour quoi exactement ? » demande Georges.
—  « Pour continuer ton livre pardi !! » répond le magicien comme si c’était évident.
—  « Et comment comptez-vous vous y prendre ? Par des tours de magie avec des oiseaux ? Je tiens à préciser que je vous ai créé, je connais donc tous vos secrets ! »

Léonard éclate de rire et sort de son sac un livre. Contrairement au sablier, Georges n’a jamais mentionné ce livre dans son roman. C’est un livre relié, avec une épaisse couverture rouge incrusté d’or. Georges ne parvient pas à en déchiffrer le titre. Le magicien ouvre son livre en plein milieu. À la grande surprise de Georges, il s’aperçoit que les pages sont blanches.

—  « Détrompe toi l’écrivain, tu ne connais pas tous mes secrets… Maintenant, tais-toi et écoute ! »

Georges, renfrogné, s’enfonce dans son fauteuil et écoute. Il entend un bruit auquel il n’a pas fait attention auparavant. Une sorte de murmure, de souffle.
—  « Ferme tes yeux l’écrivain, et écoute. »

Georges hésite une seconde, il lève le regard vers le magicien et il décide de lui faire confiance. Georges finit par fermer les yeux. Il se laisse envelopper par les murmures. D’ailleurs, d’où viennent-ils ? Du livre ?

—  « Si tu veux que je t’aide, fais ce que je te dis ! Tu réfléchis trop l’écrivain ! Arrête de réfléchir et écoute ! »

Georges cesse de penser et se met à écouter. Les murmures se changent en bruit de vague et de vent. Une voix chuchote à son oreille :

—  « Maintenant, ouvre les yeux l’écrivain. »

Lentement, Georges ouvre les yeux. La lumière l’aveugle momentanément. Quand ses yeux sont enfin habitués à la lumière, Georges se rend compte qu’il est sur une plage. Sur une plage de sable noir. Que fait-il sur cette plage ? Où est-ce que Léonard l’a emmené ? Soudain, une petite fille dans un manteau rouge passe en courant à côté de lui. Il reconnait ses cheveux blonds. C’est Hanna, un autre des personnages de son roman. Georges reconnait un des décors de son livre, l’Islande.

La petite fille a déjà disparu de son champ de vision. Il la cherche du regard, il s’avance lentement vers les hautes vagues qui déferlent sur la plage. Georges finit par retrouver Hanna. Elle a les yeux tournés vers le ciel, elle regarde les oiseaux voler au-dessus de la mer agitée. Georges avait donné sept ans à cette enfant, mais, pourtant, devant l’immensité de l’océan, elle parait minuscule. Regardant autour de lui, il voit d’autres personnes dispersées sur la plage. Des personnes ? Pas vraiment, plutôt des taches floues de couleurs. Hanna est donc le personnage à suivre pour l’instant. Elle se trouve à plusieurs dizaines de mètres de lui. En marchant dans sa direction, il passe à côté de deux personnes. Une tache bleue et une tache jaune. Georges essaye d’écouter leur conversation, mais ne réussit pas à comprendre la langue dans laquelle ils discutent. Les taches s’éloignent et Georges poursuit son chemin vers Hanna.

Elle suit naïvement les oiseaux dans le ciel, s’approchant dangereusement de la mer. Georges n’est plus qu’à une dizaine de mètres d’elle, quand brusquement, une vague immense fond sur la petite fille. Georges crie pour la prévenir, pour qu’elle s’éloigne en courant, pour qu’elle échappe à la vague. Mais le vent couvre sa voix. Hanna bascule sous la force de la vague et disparait soudainement. Sur cette plage, les vagues sont mortelles. Elles sont glacées, entrainent vers le fond et le courant empêche de nager vers la surface. Autour de Georges, les taches ne réagissent pas. Désespérément, Georges court vers les vagues qui emportent la petite fille. Il crie, espérant qu’une des taches l’entende, espérant qu’Hanna réussisse à sortir de l’eau. Mais les taches restent indifférentes et Hanna n’apparait pas. Georges est tout près de la mer. Il continue à avancer vers l’eau. Soudain, une voix résonne.

—  « Hé, ho ! L’écrivain ! Tu n’es pas dans la réalité, ressaisis-toi !! »

Qu’est-ce que Léonard avait fait ? Venait-il de tuer un de ses personnages ? Il n’a pas le droit de faire ça, il n’a pas le droit de prendre de pareilles décisions ! Georges pleure de rage et de frustration. Il n’a rien pu faire pour sauver Hanna. La pauvre petite est morte, noyée dans les vagues islandaises.

—  « Ferme tes yeux et concentre-toi, je vais te ramener, l’écrivain. »
Mais Georges ne le veut pas. Il ne peut pas laisser Hanna.
—  « Qu’as-tu fait Léonard ? Pourquoi tu l’as laissée se noyer comme ça ?
—  Je n’ai rien fait moi. C’est ton esprit qui a fait ça. Tu as décidé des évènements. C’est toi l’écrivain après tout, je ne suis qu’un personnage. »

Peut être que Léonard dit vrai, mais Georges n’est pas en mesure d’écouter.

—  « Pourquoi s’est-elle approchée comme cela ? Pourquoi ?
—  Elle a suivi les oiseaux. Juste suivi les oiseaux… » répondit pour une fois le magicien d’une voix douce.

Georges recule pour éviter de se faire prendre par une vague à son tour. Assis sur le sable, la tête dans les mains, il réfléchit. Si Léonard dit vrai, il avait lui-même décidé du sort de son personnage. Qu’est-ce que sa mort pouvait bien signifier ?

—  « Ferme tes yeux et arrête de réfléchir. »

Georges obéit au magicien. Au bout de quelques minutes, il n’entend plus le bruit des vagues, ni le souffle du vent. Quand il se décide enfin à ouvrir les yeux, il est rassuré de se retrouver dans son fauteuil, chez lui, à l’abri des vagues. Il regarde autour de lui, et cherche le magicien mais ce dernier semble s’être volatilisé.

—  « Léonard ? » tente d’appeler Georges. « Léonard ? »

Mais, seul le silence lui répond. Le sablier, le livre et le sac ont bel et bien disparu. Il n’y a plus aucune trace de son passage. Ah si, une tache ronde sur la table basse. Vestige d’une tasse qui serait restée trop longtemps. Était-elle là auparavant ? Non. Ou peut-être que si. Georges ne sait plu. Il se lève. Il ouvre la porte d’entrée, pour vérifier la présence d’un quelconque vieillard qui attendrait, mais rien. Il n’y a toujours pas d’empreintes dans la neige. Georges referme la porte et se tourne vers son bureau. La page raturée de la veille est toujours là. Est-ce que Georges a rêvé l’ensemble des évènements ? Est-ce que le personnage de son roman lui a vraiment rendu visite ? Il regarde par la fenêtre espérant voir une silhouette noire dans le lointain mais rien. Si ! Dans le ciel, là, un oiseau ! Est-ce la colombe du magicien ? Georges l’espère. Georges n’est plus sûr de rien. Enfin si… il est certain d’une chose, il a enfin une idée pour continuer son roman…