Eau trouble

Ce fut au moment où la coque basculait que Simon comprit qu’il n’irait pas pêcher ce jour-là, pas plus que les jours suivants.

Car ce qu’il avait vu en retournant la barque dépassait de loin tout ce qu’il avait l’habitude d’observer dans cette petite forêt tranquille. Ne pouvant supporter cette vision plus longtemps, Simon rabattit précipitamment la barque avant de s’enfuir à toutes jambes jusque dans son refuge, une grotte spatieuse sous la montagne où il avait l’habitude de s’abriter les jours où la vie chez lui devenait vraiment insupportable.
Elle avait fini par ressembler à une douillette petite maison, avec espace feu de bois, lit, et même une vieille télévision. Alors qu’il se roulait sous ses couvertures, encore tremblant, Simon constata qu’il avait laissé son chien, ainsi que la voiture, à l’endroit désormais interdit. Il ne s’en faisait pas trop. C’était un bon chien, intelligent. Il saurait détacher sa laisse de l’arbrisseau et retrouver sa trace. Quant à la voiture, elle était à sa belle-mère, qu’il détestait. La ramener intacte constituait le dernier de ses soucis. Pour l’instant, ce qui préoccupait Simon était surtout ce qu’il avait découvert. Il n’y comprenait rien, ce n’était pas possible. Juste avant de s’endormir, il eut le temps de songer aux conséquences de ce qu’il s’apprêtait à faire.
A l’aube, Simon découvrit sans surprise son chien couché à ses pieds, sûrement rentré pendant la nuit. Il le caressa pensivement, cherchant dans sa mémoire pourquoi il avait dormi ici. Lorsque cela lui revint il s’enfouit la tête sous l’oreiller, cherchant à effacer cette image de son esprit. Mais il se devait de faire quelque chose. Simon détestait ne pas comprendre. Lorsque sa mère l’avait quitté, à 5 ans, le laissant seul avec un père violent, il n’avait pas compris. Et c’est pour cela qu’il devait la retrouver aujourd’hui. Elle seule pourrait lui apporter des réponses sur ce jour-là, tout comme, il en était sûr, sur ce qu’il avait trouvé sous la barque.

Encore fallait-il savoir où la chercher. Sa dernière lettre, pour son anniversaire précédent, provenait du Sahara, celle d’avant d’Irlande. Elle se déplaçait sans arrêt. Dieu sait ce qu’elle faisait, elle n’en disait rien. Pas plus qu’elle ne répondait aux questions de Simon. Mais elle l’aimait toujours, sinon elle n’aurait pas pris la peine de lui écrire. Il devait donc y avoir un moyen implicite de la contacter, peut-être un moyen que seul lui, Simon, pouvait découvrir. La meilleure façon de commencer ses recherches était d’aller inspecter ses lettres.
Simon se mit en route vers sa maison. Si on pouvait encore appeler ça comme ça. Depuis bien longtemps, plus personne ne s’en occupait, et cela commençait à se voir. Simon trouva son père endormi sur le vieux canapé, une bouteille vide coincé sous le bras. Charmant. Il monta dans sa chambre sans faire de bruit, ferma la porte et prit sous son lit la vieille boîte à chaussure qui renfermait les cartes de sa mère. Douze en tout. Une tous les ans depuis leur séparation, pour l’anniversaire de Simon. Il les éparpilla sur le lit, avant de s’assoir au milieu d’elles pour mieux les observer. Java, Pékin, Amsterdam… Il aurait tant voulu connaître ces endroits. Il commença les recherches, les plia, les lut à l’envers, scruta par transparence. Rien.
Alors qu’il commençait à désespérer, ses yeux tombèrent sur son poster du groupe de musique ACDC punaisé au mur. Il avait toujours beaucoup aimé leurs titres, et trouvait leur acronyme très réussi. En un éclair jaillit soudain une idée. Simon se hâta de vérifier si cela marchait puis se laissa tomber la tête sur le lit en riant. C’était si évident. Pékin. Amsterdam. Rio. Chacune des villes représentait une lettre d’une phrase plus grande, une phrase qui disait : JE SUIS A PARIS. Simon aurait dû y penser plus tôt. Paris. Bien sûr. L’un des seuls souvenirs qu’il gardait de sa mère, c’était son obsession pour la capitale. C’était sûr, sa mère l’attendait là- bas. Du côté du Pont Bir-Hakeim, sa vue préférée sur la Tour Eiffel.
Pour s’y rendre, il devait reprendre la voiture, heureusement garée plutôt loin de L’Endroit, qui n’était accessible qu’à pied. Simon réussit à la récupérer sans trop trembler. Le trajet se déroula sans incident, et Simon arriva à Paris sous une fine pluie, vers 22 heures. C’était l’hiver, et il faisait noir tôt. Simon n’y voyait pas grand-chose.

Heureusement qu’il avait réservé un petit hôtel, il n’avait aucune envie de dormir dans la voiture par ce climat. Le temps de se garer, il lui restait quelques mètres à parcourir avant d’arriver lorsqu’une ombre se jeta sur lui, le faisant tomber.

  • Mais qui êtes-vous ?? hurla-t-il, se relevant précipitamment.
  • Enfin Simon, tu ne reconnais pas ta vieille mère ? cria une voix entrecoupée d’un rire hystérique. A ton âge, la mémoire est pourtant entière !
  • Maman ? Mais… Que fais-tu là ?
  • Tu as enfin compris le sens de mes cartes, râla-t-elle, s’avançant à la lueur d’un réverbère.
    Comme elle avait changé… Plus maigre, plus ridée, ses cheveux trempés dégoulinaient sur son visage, et ses yeux le fixaient avec un air fou. Elle portait les mêmes habits que le dernier jour où Simon l’avait vu, jusqu’au petit foulard violet, maintenant noir de crasse et troué, qu’elle attachait autour de ses cheveux.
  • Maman que t’est-il arrivé ? Tu as l’air si différente, entre, je t’emmène à l’hôtel avec moi.
  • Pas question ! Dis-moi d’abord ce qui tu fais là. Je me doute bien que ce n’est pas la perspective de me revoir qui t’a motivé.
  • Pourquoi nous-as-tu abandonnés, papa et moi ?
  • Oh, fit-elle en agitant la main, le visage soudain las et vidé, ce n’était pas contre toi. Gérard était invivable, et j’avais besoin de changer d’air. J’ai tout de suite regretté de ne pas t’avoir emmené avec moi, d’où les cartes. Je suis vraiment désolée mon chéri.
  • Maman, serait-il possible que j’ai un frère ? Un frère jumeau, je veux dire ?
    Le vent souffla brutalement, gonflant son vieil imperméable, la faisant tanguer sur ses jambes si frêles. Elle éclata d’un rire sarcastique.
  • Ah ! Je pense que je serais au courant si tu avais un frère ! Peut-être as-tu simplement abusé du miroir ?
    Et elle rit de plus belle, comme emportée dans un tourbillon
  • Non, j’ai découvert un cadavre. Un cadavre qui me ressemblait. Trait pour trait.