L’Œil

Ce fut au moment où la coque basculait, que Simon comprit qu’il n’irait pas pêcher ce jour là, pas plus que les jours suivants.

Un œil.
Un œil flottait au centre de la flaque d’eau formée par la barque dégoulinante. Une petite balle bien ronde, d’où sortait un filament sanguinolent, le reste du nerf optique.
Il fixait Simon d’un regard méchant, presque pervers, malsain. Pris de terreur, Simon voulut bouger, tourner la tête, les yeux, mais il lui était impossible de les détacher de cette chose. Il était attiré, comme subjugué par cette pupille noire, par cet abîme de ténèbres où il lui semblait plonger vers d’inconnues abysses. Elle l’entraînait vers de sombres souvenirs, qu’il avait enfouis au plus profond de sa mémoire. Un ado qui lui parle...Allez, mon vieux... Arrête de stresser… Il n’y aura pas de problème... Puis encore cet œil… Non. Non, Simon ne se laisserait pas de nouveau entrainer. Il lui fallait reprendre ses esprits… Une senteur âcre le fit revenir dans le présent. De la flaque d’eau se détachait une odeur métallique, celle du sang qui colorait de rouge l’eau boueuse.

La pluie s’était remise à tomber, brouillant le reflet de Simon dans l’eau. Soudain, le petit teckel poussa un jappement angoissé et se mit à tirer frénétiquement sur sa laisse en direction de la rivière. Simon détacha les yeux de la chose immonde et se tourna vers son chien qui continuait de s’agiter. Le détachant de l’arbrisseau, les cheveux ruisselants de pluie, il le laissa se précipiter vers l’objet de son agitation. Le petit chien avait disparu en un éclair dans le sous-bois, entraînant Simon avec sa laisse. Simon dérapa dans la boue et faillit s’étaler de tout son long dans la terre humide, mais il se rattrapa contre un tronc et se mit à courir maladroitement, encore perturbé par cette réminiscence.

Fonçant à travers les ronces et les taillis, Simon peinait à suivre son chien qui se faufilait sous les branches à une vitesse folle, en direction de l’aval de la rivière, tirant sur sa laisse comme un petit diable. Ils dépassèrent le point où Simon mettait habituellement sa barque à l’eau, puis le sentier qui prenait fin, et continuèrent à longer la rivière. Simon pataugeait dans la rivière à certains moments, quand les ronces devenaient trop denses pour passer sur la rive. Trempé de la tête aux pieds, la cheville à moitié foulée par un caillou glissant et les bras écorchés par les ronces, il stoppa net.

Son minuscule teckel fixait de ses yeux exorbités une chose incongrue. Une poupée flottait près de la berge, juste aux pieds de Simon.
Il baissa les yeux et observa cette étrange apparition. Elle portait un trench blanc, d’où dépassaient deux petits pieds chaussés de minuscules chaussures violettes, prolongées d’une paire de collants striés de bandes multicolores d’un goût assez douteux. Son visage était rond, comme ceux des enfants âgés d’une dizaine d’années, et elle portait un petit bonnet, violet lui aussi, orné par un attendrissant pompon tout aussi violet. Elle aurait pu paraître réaliste, mais un détail dérangeant défigurait son visage. Les deux billes qui servaient d’yeux avaient été retirées et remplacées par deux petites croix brodées délicatement. La mort ornait son visage.
Simon se mit à trembler, ses deux poings crispés à l’extrême, ses ongles pénétrant sa paume et déchirant sa peau. Ses yeux écarquillés semblaient presque déments et il commençait à haleter.
Crise d’angoisse.
Panique.
Souvenir.
Simon avait plus de mal à maintenir la barrière le protégeant de sa mémoire, et le souvenir devint plus présent encore. La fête… La voiture… La petite fille… L’hôpital… Et encore cet œil… Simon commença à réellement avoir peur. Sa respiration se fit plus entrecoupée, et il se mit à hurler :
« QUI EST LÀ ? », et il se mit à tourner sur lui-même. « JE SAIS QUE VOUS ÊTES LÀ ! ». Il tournait de plus en plus vite, les yeux fous, fixant les buissons, essayant de les percer de son regard. « ARRÊTEZ DE VOUS CACHER ! » Un craquement retentit tout près, et son chien, jusque là occupé à renifler la poupée, leva le museau et hurla. « CE N’EST PAS MA FAUTE ! JE NE VOULAIS PAS… » Il s’était arrêté, fixant la poupée, et une larme dévalait sa joue mal rasée.
Il resta prostré, les épaules voutées, immobile, le temps se ralentissant, s’étirant, et sa larme vint se mêler à la pluie, effaçant cette seule trace de faiblesse. Simon était un homme fort, il n’était pas du genre à se laisser abattre, ni à ressasser le passé. Non. Non, il allait se reprendre en main, trouver l’idiot qui lui faisait cette plaisanterie stupide, et lui...
casser la figure.
Il regarda son chien, qui le fixait d’un air étonné, et leva la tête vers l’amas de ronces d’où avait semblé sortir le craquement. En tendant l’oreille, il pouvait percevoir comme le bruit de bouteilles qui s’entrechoquent. Non, ce n’est pas possible, pas en pleine forêt. Il ne fallait pas qu’il replonge. Il s’était juré de ne plus y penser. Mais ce son… Il paraissait si réel… Non. C’était encore sa foutue addiction qui se jouait de lui. Mais si… Simon ne put résister, il lui fallait en avoir le coeur net. Et il s’enfonça dans le buisson.

Au pied d’un arbre se trouvait un tas de canettes de bières, formant un tumulus. Elles semblaient avoir été consommées très récemment, et elles jonchaient le sol tel un petit tas de détritus. Sur le côté, une flaque boueuse et mousseuse dégageait une forte odeur d’alcool, mêlée de terre. Une odeur rance, lourde, qui flottait et semblait immobiliser la scène.
Et l’arbre. Sur l’écorce étaient gravés quatre mots, quatre mots insignifiants qui dégageaient une odeur encore plus terrible,
celle de la vengeance.
Simon était maintenant livide. Il ressemblait à un cadavre. Son visage semblait vidé de son sang, et il exprimait une horreur sans nom. Ses mains convulsaient, et ses yeux paraissaient fous, roulant dans leurs orbites, s’écarquillant, se plissant, s’arrêtant et fixant avec terreur le tronc. Même le petit chien semblait avoir compris que quelque chose de malsain allait arriver.
La digue de la mémoire de Simon ne pouvait plus résister, et céda en libérant un tsunami de souvenirs.

Un soirée. Des corps qui ondulent. La musique. Des éclats de lumières. Des basses puissantes, qui résonnent au rythme des corps.
Des verres. Des dizaines de punchs aux couleurs étranges. Une odeur d’herbe. Partage de joints.
La voiture. La nuit d’hiver. L’obscurité. Le passage piéton. La petite fille.
Et le noir.

Ce souvenir que cachait Simon, au plus profond de sa mémoire, finit par le rattraper. Depuis le jour où il s’est réveillé à l’hôpital, un œil en moins, Simon fuit l’horrible vérité. Il est parti, a refait sa vie ailleurs, a effacé son histoire, et a oublié son crime.
Mais maintenant, il ne peut plus se cacher. Et les quatre mots sur le tronc le lui rappellent :
« C’ÉTAIT MA FILLE »

Alors Simon se met à courir. Il se retourne, glisse, se redresse, attrape son chien par le cou, et fuit ce lieu maudit. Il court à perdre haleine, parce qu’il a l’intime conviction que sa vie en dépend. Il dépasse la rivière caillouteuse, la poupée abandonnée au gré de l’eau, retrouve le sentier boueux, sa barque, les dizaines de troncs de sapin empilés et marqués à la peinture rouge, et arrive enfin devant son antique Chevrolet. Des auréoles de sueur s’étendent largement sous ses bras, il ne parvient même plus à distinguer si ce sont des larmes qu’il sent couler sur son visage rouge, ou si c’est simplement la pluie qui tente vainement de laver sa peur. Pourtant, c’est sans hésitation, sans se retourner, qu’il ouvre la portière, jette violemment son chien sur la banquette arrière, s’engouffre dans la voiture qui s’affaisse en grinçant sous son poids, claque la portière, et démarre le moteur. Ce bruit sourd, familier, aurait dû rassurer Simon. Mais ce sentiment d’urgence qui lui oppresse la poitrine est toujours là, tapi, faisant battre sourdement son coeur, se propageant dans son ventre, le nouant, le tordant. Alors, comme pour se persuader qu’il maîtrise encore quelque chose, il appuie avec force sur la pédale, produisant une gerbe de boue, provoquant les aboiements de son chien. Simon accélère encore dans l’étroite route de montagne, poussant le moteur à son extrême limite pour échapper à ce cauchemar. La route est tortueuse. Il la connaît si bien, cette route qu’il emprunte inlassablement chaque samedi. Mais dans un virage, observant la cime des sapins en contrebas, une question l’assaille, remonte sa colonne vertébrale, fait trembler ses mains crispées sur le volant écaillé.

Pourquoi n’a-t-il vu personne ? Pourquoi l’auteur de cette atroce mise en scène ne s’est pas manifesté ?
Et dans le tournant en épingle-à-cheveux, alors que ses freins lâchent, il jette un ultime regard en arrière.
Un homme est debout au milieu de la route, campé sur ses pieds, les bras le long du corps, les points serrés. Et tandis que la voiture de Simon fait une embardée, percute la barrière, projetant son corps en avant, et entame une chute inexorable vers le vide, Simon croise son regard le temps d’une seconde.

Le regard d’un ange funeste, qui a accompli sa vengeance.